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Héloise

J’adore regarder de vieilles photographies de gens qui me sont inconnus et imaginer leur vie. J’invente de merveilleuses histoires basées sur ce que mes parents m’ont raconté de leur famille respective et les vivre comme un petit garçon, en discutant avec ces aïeuls imaginaires.

 

Un jour, je suis tombé amoureux d’une de ces icônes du passé. Je n’avais jamais trouvé cette photo dans le grand coffre au trésor du grenier ; je n’ai pas trouvé d’autres photos de cette inconnue qui a volé mon cœur d’un seul regard lointain.

Alors je me suis lancé dans une autre de mes passions, la généalogie.

J’ai peins en blanc le plus long pan de mur de ma chambre et j’ai collé dessus mes parents, juste au-dessus de mon propre portrait. Puis les grands-parents que je n’ai jamais connus ; trop loin, trop fâchés. Les deux-trois tantes que j’ai aperçues au détour d’un café, raccrochées dans notre vie par un enterrement.

 

J’ai retourné la malle du grenier que j’avais passé seize ans à feuilleter, effeuillage de l’album-photo pour garnir l’arbre sur mon mur.

J’ai comparé les photos de dizaines d’inconnus pour les relier entre eux. Je suis passé à Internet, magique Internet ! J’y ai retrouvé un cousin perdu.

Puis je me suis calmé et je me suis posé la question de savoir pourquoi j’avais commencé quête aussi fastidieuse. Et j’ai retrouvé la fameuse jeune fille qui me regardait de dessous mon clavier.

 

Héloïse. Elle s’appelle Héloïse. Elle est née il y a quatre-vingt-dix ans avant moi et je l’aime. Je l’aime éperdument.

Tel Pygmalion sculptant sa Galactée, je perds mon temps à sonder son image, à me perdre dans ces yeux perdus. Je connais chacun des plis de sa robe, le nombre de baleines qui soutiennent son ombrelle, le détail de ses cils qui ajourent une délicate ombre sur ses pommettes, la finesse de sa taille…

En pensée, je remets en place d’un doigt la mèche de cheveux bouclée qui s’est échappée de sa lourde coiffure.

Elle est belle.

 

J’ai perdu tout espoir de trouver l’amour. Une armoire a couvert mon arbre de vie et de morts qu’Héloïse n’a pas tardé à rejoindre. Mes pas sont mécaniques alors que je rentre chez moi ; mon cœur ne s’enflamme pas pour cette vie sans Héloïse. Puis brutalement, ils s’arrêtent et me font signe que quelque chose ne va pas. Je baisse les yeux vers eux puis regarde dans la direction qu’ils pointent ; l’espace-temps s’emmêle dans mes pieds et mon cerveau.

Héloïse est là.

« Salut. Je viens d’emménager dans le coin. Moi c’est Claire, et toi ? »

Désespoir, noirceur, douleur ; le sculpteur détruit sa statue ratée.

Ce n’est pas Héloïse. Je passe mon chemin sans mot dire. L’apparence est trompeuse et je punis mes pieds qui se sont laissé abuser en prolongeant la route du retour.

Je m’insulte en silence : Héloïse est un fantôme qui, nourrit par mon imagination, s’est échappé de son cadre.

 

Claire est à ma droite en cours, la seule place libre dans la classe. Sa ressemblance avec mon Héloïse me dévore, notre promiscuité n’arrange rien. Et je ne sais pas ce qu’il m’a pris, je l’ai invité chez moi après deux heures de philo.

Claire tourne dans ma chambre, remarque un coin de photo qui dépasse, me demande de tirer l’armoire. Je fais ce qu’elle me dit et la retrouve en admiration devant l’arbre que j’ai construit.

Hésitante, elle me montre la branche morte.

« C’est moi ? »

Non, Claire, la photo est d’origine. Elle, c’est Héloïse.

« C’est drôle. Ma grand-mère a le même prénom. »

Une angoisse nouvelle étreint mon être.

 

J’ai du mal à respirer. Claire séquestre ma précieuse image et en profite pour me balader tel un chien en laisse. On passe la porte d’un appartement, tout en haut d’un immense immeuble.

Je suis au bord des larmes. De l’entrée, Claire gueule un « C’est moi, mamie ! » bien assourdissant.

Je traverse le hall bondé de bibelots et j’entre dans le salon.

 

Mon cœur meurt ; dans le fauteuil, l’image de mon Héloïse se superpose à un déchet de l’humanité. Elle est magnifique. Son regard perdu dans le vague s’allume brutalement, me dévoilant le vert pétillant de ses yeux.

« André ! Enfin ! »

Puis elle s’affaisse dans son fauteuil et je me précipite pour la retenir, l’empêcher de partir sitôt après m’avoir reconnu… Je suis à genoux, en train de tenir sa main qui refroidit.

Je suis à genoux et je ne peux pas me lever, tétanisé.

Je suis à genoux, les yeux dans les yeux avec mon double jauni qui me regarde tristement depuis son cadre en médaillon.

Je l’entends presque me dire « Trop tard. ».

 

~Bezuth

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