L'ombre d'une flamme

Dans les légendes de la nuit des temps, il est dit que les éfrits naissent du sang d'un meurtre, et que seul tremper un clou dans ce sang en empêcherait la naissance. Il est dit que de telles créatures pourraient prendre la forme d'une tempête de sable, de la victime d'un meurtre, ou même du Diable. Beaucoup d'histoires parlent de leurs méfaits. Mais très peu de leurs amours.

 

Je me souviens d'à peine quelques fragments de mon enfance, mais si je devais proposer une émotion dominante dans ce temps béni, ce serait l'insouciance ; jusqu'à ce jour où l'univers a choisi de briser une vie et d'en effacer des dizaines d'autres.

Était-ce de mon fait ? Lorsque ma flamme avait éclot, j'en avais été si fier que je n'avais pu la contenir. Je n'avais de cesse d'en faire démonstration à mes camarades de jeux, tour à tour effrayés et fascinés. D'aussi loin que remonte l'humanité, le feu, du ciel comme de la terre, était plus attractif qu'une bête sauvage. Et, par maladresse – ou bien fatalité – les étincelles qui, sur mes doigts agiles, étaient aussi douces qu'un simple courant d'air, mordirent la chair, les meubles, les murs. Et j'avais été banni, alors que plusieurs des miens trouvaient la mort dans l'irresponsabilité de mes actes.

J'erre depuis maintenant quatre siècles, isolé de la fragilité de la vie. Je n'ai jamais croisé d'autre éfrit. Mais j'ai rencontré Dorothée.

 

J'ai rencontré Dorothée par mégarde, comme on oublie d'écraser un mégot jeté par terre à la va-vite. C'était la faute d'un mégot, d'ailleurs ; une cigarette que j'avais eu la bêtise d'allumer du bout de mes doigts. Sans que j'y prête attention, ses yeux, deux braseros ouverts sur son âme, s'étaient posés sur moi avec la légèreté d'un éphémère et la ténacité d'un pit-bull. J'étais foutu.

En moins de temps qu'il n'en fallait pour claquer un briquet – temps que j'aurais dû prendre – elle avait serré ses griffes sur moi et je me retrouvai dans un magnifique appartement aux hautes fenêtres lumineuses et à la tapisserie merveilleusement défraîchie.

Elle s'était tournée vers une immense bibliothèque en bois bien fournie, me tournant ostensiblement son meilleur profil sous le nez. Après une éternité à gigoter à la recherche d'une pépite – remuant plus via ce stratagème ses glutéaux que la poussière – elle revint vers moi, ses yeux plus brillants encore que la dorure de la couverture qu'elle serrait entre ses doigts. J'eus à peine le temps d'en lire le titre avant qu'elle en arrache une page pour me la tendre d'une main tremblante. Le magicien d'Oz.

— Vas-y. Fous le feu.

Elle me regardait avec une intensité dérangeante.

— Fais-le !

Elle frissonnait, une lueur malsaine dans ce regard où se reflétait la flamme dévorant le papier. Puis elle m'en a donné une autre. J'ai protesté. Je me souviens encore de la violence de son coup.

— Continue !

— Mais pourquoi on fait ça ?

Son ronronnement avait fait naître en moi une étrange émotion.

— Ça m'excite.

Nous avons brûlé trois livres ce soir là.

 

Nos rendez-vous devinrent réguliers sans que je ne m'en rende compte. Ce que je remarquai surtout, c'est que la bibliothèque, loin de se déplumer, semblait de plus en plus rebondie à chaque fois que je franchissais le seuil du foyer de Dorothée. À force d'autodafés, ce fut naturellement que nous en vînmes à boire des cafés, puis à parler de nous. Ou plutôt, à parler de Dorothée et de ses amours fantasques envers les flammes et tout ce qui pouvait brûler. Amours insatiables qu'elle embrasait sans jamais être satisfaite ; Dorothée se consumait d'amour. Après un livre particulièrement chaud, elle m'embrassa.

Je la repoussai avec gentillesse et, je l'espérais, fermeté.

— Je... je suis navré. Je ne ressens...

Dorothée se cambra avec toute l'indécence dont elle était capable, ses griffes plantées dans mes épaules.

— Ne me fais pas croire que tu ne me désires pas !

Conscient de mon erreur, je laissai courir mes doigts sur sa croupe, louvoyant au creux de ses reins, espérant que cette flatterie la calmerait.

— Bien sûr que oui ! Mais... je ne t'aime pas.

Son sourire se fit démon.

— Tu n'as pas besoin de m'aimer pour ce que nous allons faire.

 

Je me levai aux premiers feux de l'aurore, ayant toujours apprécié ce spectacle. Un gloussement étonné surgit des couvertures alors que je faisais face à une de ces grandes fenêtres qui noyaient de lumière l'appartement. Je me tournai vers le lit, quêtant la cause de ce bruit impromptu. Dorothée câlinait un oreiller, les yeux rivés au sol.

— Je n'avais jamais remarqué...

— Quoi ?

— Tu n'as pas d'ombre.

Je n'ai su retenir un ricanement. Pour la première fois, elle s'empourpra et l'oreiller servit de refuge à son visage.

— Ne te moques pas de moi ! C'est... étrange.

— Comment pourrais-je avoir une ombre ? Les flammes n'en ont pas !

Elle resta silencieuse un instant, avant d'acquiescer avec un sérieux inhabituel.

— C'est vrai. Les flammes n'ont pas d'ombre.

Je la taquinais.

— Pour quelqu'un dont le plaisir pervers est de contempler des bougies toute la nuit, tu n'es pas attentive à ce genre de détail !

L'oreiller traversa la pièce pour aller ébranler la bibliothèque, la vidant de quelques livres qui ne sauraient échapper à la faim cuisante de Dorothée.

 

Un peu coupable d'en avoir brûlé plus que les pompiers de Bradbury, je me suis penché sur ce tout premier livre que ma flamme a dévoré. Le magicien d'Oz... Je me sens souvent comme le fameux bûcheron de fer blanc. Celui qui cherche à tout prix à avoir un cœur... Mais peut-être suis-je le lion sans courage ? Et Dorothée, est-elle une petite fille perdue, loin de son Kansas natal ? Et où mène-t-elle, notre route de briques jaunes ?

Ce sont les pensées qui traversent mon esprit lorsque je la contemple, alors qu'elle dort quand moi je ne le peux plus. Mais qui est le magicien, dans ce cas ? Dorothée se retourna, souleva une paupière, me sourit. Elle s'étira, usant de sa grâce féline pour réveiller mes sens, avant de se jeter sur moi avec plus de férocité qu'un tigre affamé.

Comment ai-je pu la voir comme une innocente fillette aux souliers d'argent ?

 

J'aurais dû savoir que ça allait chauffer lorsque je l'ai surprise avec ce vieux grimoire. Ses yeux embrasés se sont posés sur moi à peine mes chaussures enlevées. Elle eut la patience d'attendre que j'enlève mon manteau imprégné de pluie, le sèche du plat de la main et enfin m'asseye à ses côtés dans le canapé faisant face à la bibliothèque pour attaquer.

— Tu peux transformer quelqu'un d'autre en éfrit ?

Je soulevai la couverture du vieux bouquin avant de lui répondre avec une grimace mi-figue, mi-raisin.

— Il paraît, oui.

Elle me sauta dessus, son visage illuminé par un nouveau souhait.

— Transforme-moi !

— Je ne suis pas fou : pyromane comme tu l'es, je trouverais le pays en cendres au réveil !

Boudeuse, elle me libéra et fit la moue.

— Tu ne m'aimes pas vraiment, alors.

Je soupirai, lassé par cette énième conversation.

— Bien sûr que non, Dorothée.

 

Persuadée de me faire céder ainsi, elle devint de plus en plus exigeante ; sa passion ne se contentait plus de papier, il me fallait brûler des poubelles, des arbres, et même une voiture ! Je décidai de doucher cette folie une bonne fois pour toute.

— Écoute, Dorothée...

Effondrée dans les cendres de nos ébats, elle leva ses yeux enamourés vers moi.

— Ça ne peut plus durer. Je... je ne veux plus foutre le feu n'importe où juste pour te satisfaire.

Son petit nez mutin se fronça de déplaisir.

— Et pourquoi pas ?

— Parce que ce n'est pas correct !

— Si tu m'aimais, tu le ferais sans poser de questions !

— Justement Dorothée, je ne t'aime pas !

Les larmes dans ses yeux félins me firent comprendre que j'étais allé trop loin. Le regret aussi, qui me mordit dès que les mots dépassèrent ma pensée.

— Et qu'est-ce que t'en sais ? T'as dit que t'y connaissais rien en amour.

Sa petite voix était plus assourdissante que le tonnerre de ses colères. Elle se redressa pour insister.

— Comment tu saurais que tu m'aimes ?

Devant mon silence, elle se lève, ramasse sa robe, se rhabille. Je lui tends son manteau mais elle ne le prend pas. Ses derniers mots avant de franchir la porte de son appartement sont aussi tranchants qu'habituellement.

— Moi, au moins, je sais de quoi je parle quand je dis que je t'aime.

Et elle disparaît de ma vie, du moins le temps d'une étincelle.

 

Le feu s'est déclenché au cœur de son foyer, devant cette bibliothèque que nous apprécions tant. J'observe les flammes, la peur au ventre. Je sais qu'elle se tient au centre de ce feu, comme elle trônait au creux du brasier qu'elle tisonnait dans mon âme. Je pourrais la laisser mourir. La laisser être consumée par cette passion avec laquelle elle me dominait. Mais, après tout, je n'y connais rien en amour.

Elle est là, reine, au cœur des flammes qui lèchent sa peau. Elle les caresse comme on flatte un chien, sans prêter attention à l'odeur de chair brûlée qui s'échappe de ces embrassades. Ses yeux de braise se posent sur moi et je ne vois plus son corps noirci par l'incendie ; je ne sens plus ses cheveux cramés ; je ne ressens qu'un désir infini, celui de me consumer dans ses bras et de finir en cendres entre ses lèvres. Non Dorothée, tu n'étais pas la petite fille, ni l'épouvantail, encore moins le magicien. Tu es la route, celle de briques jaunes, qui nous mène vers un fabuleux pays.

Les flammes se ravivent à mon approche et tu succombes, vaincue par cette paraphilie si peu commune. Je t'attrape, arrachant les cendres de tes vêtements.

Tu es si chaude dans mes bras, Dorothée ! Chaude comme jamais tu ne l'as été.

Mes lèvres retrouvent naturellement la place où se tenaient les tiennes sur ce visage aux os craquants et, dans une ultime pulsion, je t'offre le souffle de la vie.

 

Ils ne nous retrouverons pas, dans les ruines de ton appartement. Pourtant, les passants harcèleront les pompiers, au sujet de cette femme, dignement assise à sa très-haute fenêtre, et de cet homme qui avait hésité avant de s'élancer au cœur des flammes.

Mais aucun corps ne sera extrait des ruines. Puisque, tels des phénix de l'ancien temps, nous aurons repris une nouvelle vie dans un autre lieu – dépourvu de matières inflammables.

 

~Bezuth

Ajouter un commentaire

Anti-spam