Les yeux d'Éros

Comme à son habitude, Anne éteignit son réveil avant même qu'il ne sonne, les yeux fixés sur le plafond mal peint depuis une éternité. Elle se leva en réprimant un bâillement et s'étira sans prendre garde aux oiseaux qui voletaient autour d'elle en silence. Sa main en heurta un de plein fouet, qui s'éloigna rapidement en couinant de fureur. Sans déjeuner, elle attrapa ses affaires et quitta son appartement. Encore une journée semblable à toutes les autres en préparation.

La rue. Un lieu si vide et pourtant en permanence emprunté par tous ces pieds traînant vers leur destination. Anne ne faisait pas exception ; le regard flou, elle errait sans but précis, si ce n'était son salut. Les premiers mois, elle n'avait eu de cesse de consulter sa montre toutes les dix minutes, affolée de ne jamais parvenir à remplir sa tache. Mais plus l'échéance avançait, plus elle se sentait emplie de résignation. Perdue dans ses ruminations, elle bouscula le passant qui lui faisait face.

— Je vous prie de m'excuser...

Elle leva la tête dans l'intention de jeter un regard morgue sur l'humain qui osait interrompre le flux de ses noires pensées ; les battements de son cœur devinrent anarchiques alors qu'elle plongeait dans des yeux aux richesses de l'ocre. À bout de souffle, elle porta sa main à la nuque, tentant de calmer les picotements qui parcouraient son cou.

— C'est moi. Je... je ne faisais pas attention.

Anna tendit sa main en un geste qu'elle souhaitait de toute son âme être amical.

— Je m'appelle Anna.

L'autre hésita, puis attrapa sa main et la serra avec douceur, ponctuant sa présentation d'un sourire plus lumineux que les doigts de l'Aurore.

— Moi c'est Marie. Enchantée de faire votre connaissance !

La nausée au bord des lèvres, Anna se lança, retenant la main de Marie entre ses doigts.

— Ça va vous paraître fou mais... il faut qu'on sorte ensemble.

Le sourire de Marie se crispa alors qu'elle tentait de se libérer de l'emprise d'Anne. Celle-ci s'agrippa de plus belle.

— Je vous en prie ! Vous êtes ma seule chance !

Marie parvint enfin à se dégager et dépassa Anne.

— Il faut vous faire soigner !

Au bord des larmes, Anne se laissa tomber à genoux. Si proche du but... Il lui semblait que l'univers venait de lui tomber sur les épaules. Chaque respiration était pareille à un coup de poignard en plein cœur et toute la vanité de sa vie la frappa de plein fouet. Pourquoi lutter ? Une main étonnamment douce vint se poser sur son épaule.

— Je crois que vous avez besoin d'un café.

— J'ai déjà vu ce regard.

Anna n'osa pas lever les yeux vers Marie, honteuse de sa réaction.

— Quel regard ?

— Celui de quelqu'un prêt à tout. Non, pas prêt. Résigné plutôt.

Elle souffla du bout des lèvres sur sa tasse ; son attention fut absorbée par le jeu des volutes bercées par le vent, se détaillant en minces filaments étirés jusqu'à frôler le ciel.

— Anne.

La main douce de Marie vint recouvrir la sienne, déclenchant de nouveaux picotements à la base de sa nuque. Elle se refusa à espérer que ce geste signifie plus que ce qu'il était vraiment.

— Si tu me racontais comment tu en es arrivée à accoster les gens dans la rue de cette façon ?

Le rouge lui monta brutalement aux joues, sans qu'elle discerne si c'était de la honte ou de la pudeur. Elle retira sa main avec une vivacité qui aurait pu passer pour insultante.

— Je... C'est une longue histoire. Compliquée.

— J'ai tout mon temps.

Pour la première fois depuis leur altercation, Anna osa regarder Marie dans les yeux. À travers les vagues de ses iris bruns, elle trouva une compréhension sincère.

Tremblante d'appréhension, Anne vérifia son apparence une quinzaine de fois, avant de contrôler sa montre. Passant devant un énième miroir, elle se rendit compte que sa jupe était tâchée – mais elle n'avait pas d'autre jupe qui soit accordée avec ce T-shirt ! Elle ne voulait pas mettre un jeans... – et la sonnette coupa court à ses préoccupations. Elle se précipita autant que ses jambes flasques le lui permettaient et ouvrit la porte à Marie. Celle-ci la gratifia d'un sourire comme elle seule avait le secret.

— Bonjour Anne. J'espère que je ne suis pas en retard.

Anne l'invita à entrer en bafouillant.

— Pas du tout.

— Ta tenue est très jolie.

Le fard qui lui monta aux joues était cette fois-ci timidité pure. Elle entraîna Marie vers le salon et, une fois les rafraîchissements servis, s'installa confortablement pour s'expliquer, occultant comme à son habitude les oiseaux perchés sur son épaule.

— Depuis toute petite, je suis suivie par un oiseau que personne ne voit. J'ai fait des recherches ; c'est un Mérion couronné. Ce qui est stupide, car ils ne vivent qu'en Australie. Je m'y suis habituée, j'ai cru qu'il venait de mon imagination. Jusqu'au jour où ils sont devenus deux. Leur plumage étrange me hérissait le poil. On aurait dit deux yeux me fixant. Deux yeux violets. Mais puisque j'étais la seule à les voir, je n'en parlais pas. Jusqu'au jour où...

Sentant à nouveau le rouge lui monter aux joues, elle plongea dans son verre de soda pour reprendre son souffle. Marie l'invita à poursuivre d'un air bienveillant.

— Jusqu'au jour où mon petit ami de l'époque, un parfait crétin, a tenté de me... forcer, si tu vois ce que je veux dire. Ils l'ont attaqué. Mais... vraiment. Ils ne se sont pas évaporés quand ils l'ont touché. Ils l'ont vraiment touché et ils ont même manqué de crever ses yeux. Il est tombé par la fenêtre et ne m'a plus jamais adressé la parole. Et... j'ai vécu comme ça jusqu'à ma majorité, accompagnée par deux moineaux.

Anne se tut, les mains serrées autour de son verre, sans oser lever les yeux sur Marie.

— Et ensuite ?

— Ensuite c'est tout.

— Menteuse.

Mal-à-l’aise, Anne tripota son verre, avant de le poser et de se lancer dans la deuxième phase de son récit, celle que personne n'avait jamais entendu ; en général les gens refusaient de continuer à la voir après l'étape des passereaux australiens.

— Ensuite... Le jour de mes dix-huit ans... j'ai... je me suis réveillée dans un lieu épouvantable. Comme l'antre d'un démon, dans un film d'horreur. C'était à la fois sombre et rouge, ce genre de rouge qui te donne envie de vomir tellement c'est violent. Et... il se tenait face à moi. Il était vraiment impressionnant, même si c'est un mot très faible pour le décrire. Il m'a dit s'appeler Éros, comme le dieu des Grecs, et qu'il m'avait choisie. J'ai refusé...

Elle sentit les serres des oiseaux s'enfoncer dans sa peau. Elle sauta sur ses pieds et les chassa. Sans se presser, ils s'envolèrent pour se poser sur le dossier du fauteuil où était installée Marie, sifflant moqueusement. Anna les fixa un instant, avant de finir.

— Il a émis les conditions nécessaires pour me libérer de son emprise. Je dois trouver quelqu'un digne d'être aimé, et ce avant l'anniversaire de mes vingt-huit ans. Puis je me suis réveillée...

Elle tourna le dos et releva ses cheveux pour présenter sa nuque à Marie.

— Et ceci m'a convaincue que ce n'était pas qu'un simple cauchemar.

Un œil violet se posa sur Marie, pétrifiée dans son fauteuil.

Le cœur battant, Anne attendit avec angoisse une réaction de la part de la jeune femme. Mais tout ce qu'elle entendit fut le tintement d'un verre reposé avec délicatesse. Puis le visage de Marie apparut devant elle, un sourire navré accroché aux lèvres.

— Je suis désolée, Anne. Je ne pense pas être ce qu'il te faut.

L’œil tatoué dans sa nuque la démangea de plus belle alors que Marie se penchait vers elle pour l'embrasser. Il lui semblait que sa peau devenait brûlante au contact de la joue de la jeune femme. Elle ne put se retenir et enlaça Marie.

— Je t'en prie... Laisse-moi juste une chance.

Il fallut une éternité avant que Marie ne lui rende son étreinte et une réponse.

— Très bien. À demain.

Elle disparut en l'espace d'un battement de paupières. Abasourdie, Anne se laissa retomber sur son fauteuil. Un sifflement sarcastique lui fit lever le nez ; un troisième Mérion était apparu.

Plus elles se voyaient et plus la conviction d'Anne grandissait : Marie était celle qu'il fallait. Frêle, la petite rousse à peau pâle n'avait pas beaucoup de beauté à distribuer aux yeux avides des passants qui se retournaient sur leur passage, excités par le long corps dynamique d'Anne, mais cette pauvre apparence dissimulait un trésor d'attention et d'intelligence. Ce n'était pas la première fois qu'Anne tentait sa chance auprès d'une fille – elle s'était rendue compte deux ans après sa rencontre avec Éros que ça doublait ses chances de remplir son contrat – mais cette femme avait un je-ne-sais-quoi au fond de son regard de chien battu qui chatouillait chaque fibre de son âme lorsqu'on se noyait dedans. Avec un soupir, elle se tourna vers Marie, pour la surprendre allongée sur le lit en train de jouer avec ses cheveux, attitude qui aurait fait fondre n'importe qui.

— Voilà. Tu sais tout de moi. À ton tour !

Marie explosa d'un rire clair.

— Ce n'est pas comme ça que ça marche, Anne ! Avec quel genre de personne es-tu sortie avant ?

La tête posée sur son coude, elle possédait une innocence provocante qui rendait plus brûlant qu'un fer rouge l’œil gravé dans la nuque d'Anne. Boudeuse, Anne baissa la tête, plus pour cacher ses pensées que montrer sa déception. Avec son sourire si unique, Marie tapota le dessus de lit.

— Viens là.

Le ventre ravagé par la peur de faire un geste déplacé, Anne s'allongea à côté d'elle, raide comme un pilier.

— Détends-toi !

Elle se permit de respirer, peu à l'aise dans sa propre chambre. Le peu de tension qu'elle était parvenue à évacuer revint en force lorsque Marie posa sa tête sur son ventre.

— Ouch ! Tes abdos sont raides ! Ça pourrait être un peu plus confortable ?

Anne inspira profondément, les yeux fixés sur la masse de cheveux roux installée sur son ombilic.

— C'est mieux.

Elles restèrent ainsi silencieuses, jusqu'à ce qu'Anne reporte son regard sur le plafond mal peint, où s'étaient installés les quatre passereaux couronnés ; le dernier s'était fraîchement matérialisé la veille. Elle soupira, submergée par une vague d'amertume.

— Où est-ce que tu trouves encore l'envie de vivre, Marie ?

La masse rousse remua un peu, attisant les papillons virevoltant dans l'estomac d'Anne – était-ce là la fameuse erreur qu'elle avait tenté d'éviter depuis leur premier rendez-vous ?

— Qu'est-ce que l'envie de vivre, Anne ? Qu'est-ce que l'attirance pour la mort ? Même si un jour je perds – j'ai perdu ? - cette fameuse envie de vivre, je n'ai pas pour autant le souhait de mourir... Parce que j'ai peur, affreusement peur. La mort, c'est le néant. Et le seuil de la mort, c'est la souffrance. Mourir – l'acte en lui-même, pas le résultat – est une violence, dont les éclaboussures ensanglantent la vie de nos proches. Mourir n'est jamais propre, tout comme vivre d'ailleurs. Mourir nous rappelle à tous que, du jour au lendemain, d'une seconde à l'autre, toutes nos certitudes s'écroulent, car elles sont basées sur une ignorance profonde : celle de notre fin.

La tristesse que renfermaient ces mots frappa Anne de plein fouet.

— Marie...

Elle ne répondit pas. Anne se redressa, faisant glisser la chevelure rousse dans ses bras.

— Marie, quand tu parlais de regard résigné... Est-ce que tu parlais de toi ?

Une larme tomba sur sa main, rapidement suivie par une pluie que seuls les plus beaux soleils peuvent dissimuler.

— Mon fiancé s'est suicidé deux jours avant que tu ne m'accostes.

Sans réfléchir, Anne se pencha sur elle, prête à l'embrasser ; Marie se dégagea. Furieuse contre elle-même, Anne se répandit en excuses.

— C'était indélicat, je te prie de m'excuser...

— Tout va bien.

Marie essuya ses pleurs du revers de la main et offrit un nouveau sourire à son amie.

— Je ne suis pas prête, je le crains.

Elle disparut et la porte de l'appartement claqua une poignée de secondes plus tard. Abandonnée sur son lit, Anne fixa le plafond, où, vraiment, la peinture avait été mal posée.

— Mais mon anniversaire, c'est demain, Marie...

Six Mérions vinrent pépier dans ses oreilles.

L'esprit noyé dans des brumes de violences, Anne ouvrit les yeux. Il était là.

— C'est un bel agneau que tu m'as trouvé là, Anne.

Confuse, Anne laissa glisser son regard sur l'homme debout face à elle, torse nu. Elle ne put retenir un frisson devant les trois paires d'yeux violets qui la fixaient, cillant à tour de rôle.

— Éros.. Je ne comprends pas. Un agneau ?

Éros caressa son nez busqué d'un doigt, arborant un sourire qui flirtait avec sa dernière paire d'yeux.

— Allons, Anne. Tu ne te souviens pas du marché que nous avons passé ?

Mal-à-l'aise, Anne reporta son attention sur ses ailes noires, ignorant les six yeux posés sur elle.

— Vous aviez promis de me laisser en paix si je trouvais quelqu'un à aimer.

— Oh, Anne...

En l'espace d'une fraction de seconde, Éros se retrouva juste devant elle, l'écrasant de toute sa stature. Il posa un doigt sur le tatouage qu'il avait inscrit dix ans plus tôt ; une décharge indéfinissable parcourut le corps d'Anne tandis qu'il chuchotait dans son oreille.

— Je voulais un sacrifice, mon amour. Quelqu'un pour te remplacer. Et cette jeune femme, avec tout son malheur, et ses émotions, et son empathie... Elle est délicieuse.

La violence de la révélation lui coupa le souffle.

— Non...

Éros posa ses lèvres sur l’œil violet à la base de son cou.

— Si. Lorsque je ferme les yeux... C'est elle que je vois à présent.

— Non !

Elle le repoussa d'une main, ce qui ne le fit bouger que d'une poignée de centimètres.

— Je ne veux pas qu'elle prenne ma place !

Il s'empara de ses mains et la contraignit à rester près de lui.

— Allons, Anne ! Crois-tu que les décisions t'appartiennent ? Soit ! Voilà le choix qu'il te reste : convainc Marie de venir à moi de son plein gré, et tu seras libre. Sinon, vous serez à moi toutes les deux.

Son sourire dévoila ses dents pointues. Ses yeux étaient tous les six grand ouverts et disséquaient Anne, au bord du gouffre.

— Anne !

Elle se tourna vers l'origine de la voix, croyant y reconnaître Marie. Celle-ci déboula dans la grotte sombre, les yeux écarquillés par la peur et se réfugia dans ses bras, sans prêter attention à Éros

— Ils me suivent, Anne ! Les oiseaux étaient dans ma chambre !

Une bouffée de haine monta en Anne tandis qu'elle serrait contre elle le corps tremblant de Marie. Elle leva la tête vers Éros, enfin capable de le regarder dans les yeux.

— Pourquoi faites-vous cela ? Pourquoi moi ?

L'expression sur le visage du démon changea subtilement ; il apparut presque bienveillant.

— Oh, mon amour ! Tu poses enfin la bonne question.

— E... Erèbe ?

Le souffle coupé, le démon ne répondit pas immédiatement. D'un coup, il parut moins grand, moins musclé, moins sombre.

— Tu... tu te souviens de moi ?

Lentement, Marie se détacha des bras d'Anne et se tourna vers l'être ailé. Sa main caressa avec délicatesse les plumes de ses ailes qui s'irisèrent discrètement à son contact.

— Bien sûr. Où étais-tu passé ?

Le démon ne répondit pas, deux de ses paires d'yeux fermées tandis que la dernière dévorait le visage de Marie.

— Une seconde. Je croyais que tu t'appelais Éros ?

Il ne prit pas la peine de répondre, tout aux caresses d'Anne.

— J'aurais dû faire le lien plus tôt. Tu as devant toi le dieu primordial, né du Chaos. Éros, Erèbe, Nyx, Tartare et Gaïa, tous enfermés dans un seul corps. Chacun de ses esprits entre en résonance une fois par siècle avec l'âme d'un humain, et il n'a de cesse que de se l'approprier. Du moins c'est ce qu'Erèbe m'avait expliqué, il y a quinze ans. Toute ma vie... oh, toute ma vie, Anne, je me suis demandée en quoi je méritais de vivre. Et la nuit où j'ai tenté de me suicider... Il m'a sauvée.

Anne secoua la tête, pétrie d'incompréhension.

— Mais... pourquoi ne t'a-t-il pas reconnue alors ?

Anne frôla la joue du dieu d'un doigt, évitant ses paupières.

— Erèbe ne voulait pas que les autres s'intéressent à moi. Les autres peuvent être... cruels. Comme Éros te forçant à lui trouver un sacrifice.

— Et si ces personnalités entrent en résonance avec les âmes humaines...

Elle s'arrêta un instant, le temps de se rappeler que Marie avait eu la patience de prêter foi à ses propres élucubrations.

— Si c'est bien le cas, pourquoi moi ?

— Parce que tu es incapable d'aimer.

Marie laissa échapper un cri de douleur alors que le dieu enfonçait brusquement ses serres dans ses épaules.

— Regarde-toi, Anne ! Ose me dire que tu ressens autre chose qu'un désir de possession, uniquement parce que tu pensais qu'elle te sauverait de moi !

Il enfonça ses griffes un peu plus. Marie tenta de retenir un hurlement, qui passa tout de même le barrage de ses lèvres lorsqu'il la força à s'agenouiller devant lui.

— Regarde-toi, Anne ! Tu sais que j'ai raison, tu sais que tu ne vaux pas mieux que moi ! Oui, regarde-toi...

Vidée de toute substance, Anne s'assit en tailleur à même le sol. Cette situation était tellement irréelle, tellement absurde... qu'elle ne parvenait à ressentir autre chose qu'une sérénité profonde.

— Je n'ai jamais prétendu valoir plus que toi, Éros

Les larmes aux yeux, Éros transperça Marie, qui perdit conscience. Il relâcha sa prise et la jeune femme glissa au sol.

— Alors pourquoi ne veux-tu pas m'aimer ?

Avec calme, Anne se leva pour faire face au dieu fou.

— Peut-être parce que tu n'es qu'une brute ?

Elle avança d'un autre pas, le doigt pointé en avant.

— Parce que le seul moyen de communication que tu connais est le chantage ?

Éros lui paraissait vraiment moins impressionnant, tout d'un coup.

— Et, par-dessus tout, parce qu'on ne peut pas forcer l'affection d'une personne ?

Elle enfonça son doigt dans la poitrine du dieu ailé, le faisant reculer par petits à-coups.

— Non, crois-moi, les gens comme nous ne méritent pas d'être aimés.

Devant l'absence d'oreille de l'être, elle agrippa son aile pour le forcer à regarder Marie, étendue à terre.

— Et les gens comme elle ne méritent pas qu'on les blesse.

Détournant son attention d’Éros, Anne se dirigea vers son amie et la hissa sur son épaule sans se soucier du sang qui dégouttait sur ses cheveux.

— À bon entendeur, salut !

Comme à son habitude, Anne éteignit son réveil avant même qu'il ne sonne, les yeux fixés sur le plafond mal peint depuis une éternité. Elle se leva en réprimant un bâillement et s'étira, caressant sa nuque qui l'avait un peu démangée durant la nuit. Sans déjeuner, elle attrapa ses affaires et quitta son appartement. Encore une journée semblable à toutes les autres en préparation.

Sauf qu'aujourd'hui, elle avait dix-huit ans.

— Tu peux pas me plaquer comme ça, Anne !

Jérôme l'agrippa par la manche de son pull pour la forcer à se retourner. Instantanément, tous les regards se braquèrent sur eux. Les yeux d'Anne se posèrent sur les doigts crispés de son ex-petit ami, puis se firent meurtriers. De saisissement, Jérôme la lâcha.

— Si, je peux, Jérôme.

— Et pourquoi ça, hein ?

Elle avança sur lui, ses cheveux ondulant comme ceux d'une harpie.

— Parce que tu n'es qu'une brute ?

Jérôme recula devant son doigt menaçant.

— Parce que tu m'as fait du chantage ?

Il trébucha. Levant les yeux vers elle, il fut saisi par son aspect terrifiant.

— Enfin, parce que je ne t'aime pas ?

Sans attendre de réponse, Anne l'abandonna à terre et se dirigea vers son amphithéâtre. Tentant de rassembler sa dignité éparpillée sur le parvis de la faculté devant une grosse partie des étudiants de sa promotion, Jérôme l'insulta.

— Tu fais la belle, mais t'es mauvaise au pieu de toute façon !

Anne figea sur place. Conscient d'avoir été trop loin, Jérôme se ratatina sur lui-même.

— Mon pauvre Jérôme. Il n'y a pas que le sexe dans la vie, tu sais ?

Gardant une apparence calme malgré la fureur qui bouillonnait en elle, Anne s'engouffra dans l'amphi déjà bondé. Elle resta un instant au centre de l'allée avant de repérer une place, à côté d'une rousse.

— Excuse-moi, je peux m'asseoir ici ?

La jeune fille se retourna vers elle avec un sourire capable de faire fondre la neige.

— Bien sûr ! Je m'appelle Marie, et voici mon petit ami, Antoine.

Une tête apparut au-dessus de celle de Marie.

— Enchanté ! Tu t'appelles comment ?

Elle répondit avec un sourire digne de celui de Marie.

— Moi c'est Anne.

Dehors, sur un des maigres arbres du campus, étaient perchés deux oiseaux dotés d'une étrange tache d'un violet vif sur le sommet du crâne. En l'espace d'un cillement de paupières, ils s’évanouirent.

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 08/04/2019

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