Toc toc

— Non ! Arrête !

La masse s’abattit à nouveau sur la glace, projetant un ballet d’éclats aériens dans la pénombre de la pièce.

— J’en ai assez Adrien ! Tu me rends folle avec ces miroirs !

Chaque mot se ponctua d’un coup de masse sur le cadre martyrisé. Echevelée, ma mère se tourna vers le majestueux miroir, trainant son arme poudrée du verre de ses victimes. Je me pendis à ses jambes, peu soucieux de m’écorcher sur ce sable plus que rugueux.

— Maman ! Pas lui, s’il te plait, pas lui !

Emportée par la colère, ma mère se dégagea sèchement de mon emprise et marcha vers le miroir qui me sembla se tasser sur lui-même, animal tendant le dos devant le danger approchant.

Ma mère buta sur le tapis ; le choc sembla lui avoir remis les idées en place et elle s’assit à même le sol au pied du grand miroir qui couina un ricanement léger que moi seul perçu. Troublée, elle se frotta le nez, semblant oublier jusqu’à ma présence et celle de la masse. Sans m’adresser la parole, elle retourna dans sa chambre, abandonnant le champ de bataille qui avait été une maison proprette avant sa crise de destruction massive.

Je passais deux jours à ramasser les débris.

 

Quelques jours plus tard, je surpris cette conversation entre ma mère et une amie. Ma mère jetait des regards de tous côtés, apeurée par ce secret qu’elle confiait contre son gré, la folie de son fils. La bouche bourrée de sucreries, son amie explosa de rire, agitant avec ridicule une main parfaitement manucurée.

— Tu sais bien ce que c’est, c’est l’âge où les enfants ont un ami imaginaire.

— Mais… Il lui parle tout le temps… Et c’est… bizarre. Il parle aux murs !

— ça lui passera. Fais moi confiance !

Et effectivement, ça me passa.

 

J’avais le sentiment de ne jamais être seul, dans ma maison. Non pas que cela me gênait ; j’avais au moins l’impression d’être un peu entouré.

Car au dehors, loin des lourds murs protecteurs de cette maison que nous avions investis après le départ de mon père, personne ne se souciait de moi. Les autres enfants me trouvaient malingre, bizarre, trop calme. L’institutrice trop tête en l’air et silencieux. Et les adultes ne me voyaient pas. J’étais plus transparent qu’un fantôme dans ce monde grisâtre où évoluaient sans le savoir des robots vendus à une société immorale qui, du haut de mes huit ans, me crachait déjà au visage sa consommation de supermarché et ses humains à date de péremption prolongée. Dans le silence feutré de ma maison, j’étais bien.

Seul, toujours seul, mais jamais isolé. Ma mère s’inquiétait de mon absence de lien avec d’autres êtres vivants qu’elle. Oubliant ces amis imaginaires qu’elle avait effacés de ma vie, elle avait tenté de m’offrir tour à tour hamster, lapin, chien. Le premier était rapidement tombé malade, le second s’était suicidé avec un brin de paille. Le dernier était porté disparu depuis ce soir d’hiver où il s’était enfui comme si l’enfer s’était ouvert sous ses pattes. Elle avait abandonné et je vivais seul dans le silence feutré de ma maison.

Ma mère n’était pas souvent là. Cette ambiance que j’appréciais, il me semblait qu’elle la fuyait. Toujours au boulot, chez des amies ou simplement dehors. Jamais avec moi.

 

Ça avait recommencé tout doucement. Une ombre, un souffle. Une démangeaison dans la nuque.

Puis ce toc toc.

J’étais seul, un soir d’orage. Ma mère avait déserté le naufrage, mon adolescence lui permettant d’être moins présente encore. Un léger sentiment de frousse, nourri par tous ces films d’horreur que je m’imposais de regarder, me força à explorer la maison à la recherche de la cause de ce bruit, si ténu et pourtant si puissant que son simple souvenir remuait mes entrailles.

Je ne saurai définir le sentiment de soulagement qui détendit mon estomac lorsque je refermais correctement le robinet qui gouttait.

Aussitôt effacé par ce son qui résonna dans mon dos.

Toc toc.

Je fis volte-face, tous mes sens en alerte. Au même instant, le chat du voisin se matérialisa face à moi. C’était un être majestueux, au poil noir et bouffant qui l’ancrait massivement dans la réalité. Je tendis ma main pour lui quémander une caresse mais le contraste d’un violent éclair étrécit ses pupilles et je m’élançai à la suite de l’animal dans les tréfonds de cette maison qui, à la lueur des éléments, me paraissait étrangère.

Je le perdis rapidement de vue et me guidai aux miaulements plaintifs d’une bête apeurée incapable de retrouver son chemin.

Je ne m’attendais pas à le retrouver.

 

Il était là, face à moi. On aurait pu croire qu’il dormait, frémissant de temps à autre dans son sommeil comme agité par de mauvais rêves. Fasciné, je m’avançai d’un pas ; il me perçu et je retins mon souffle, supportant les réminiscences ravivées par ce reflet qui n’était pas mien.

Je me souvins de tout ce que ma mère m’avait forcé à oublier. Toutes ces histoires sur les amis imaginaires qui disparaissaient quand on grandissait… Lentement, l’être bloqué du mauvais côté du miroir leva sa main, la faisant osciller de gauche à droite. Reconnaissant le geste que je lui avais enseigné, j’y répondis, colonisé par une joie indicible.

Mon ami pas si imaginaire que cela sembla rayonner, puis toqua sur la vitre.

Toc toc.

Irrésistiblement attiré, je marchais vers cette vérité que ma mère avait voulu gommer. Tout me revint, un évènement pour un pas.

Notre première rencontre, un enfant qui se penche sur le curieux problème d’un miroir qui ne renvoie pas le bon reflet.

Notre premier contact, un toc toc léger, tapé contre le verre pareil à un aquarium ; sa réponse, presque immédiate.

Nos premiers jeux, à travers les miroirs de la vieille baraque.

Puis le début des problèmes, les autres enfants qui fuient ma fête d’anniversaire en hurlant, les animaux devenant fous, ma mère qui déserte…

J’étais nez au miroir, prêt à poser ma main sur la vitre. Devant moi, l’étrange silhouette ondulait, manifestant sa joie de me ressentir.

J’étais à nouveau là.

Le ronronnement du chat me tira de cette fascination pétrifiante. Ma main s’écarta un peu de la surface du miroir alors que je détournai le regard, cherchant le félin des yeux.

Jamais je ne me serais attendu à ce qu’il se passa ensuite.

 

Être connu, perdu depuis temps et temps. Chaleur fugace, voluptueuse musique de l’air autour de son mouvement, retour du froid qui blesse. Refus !

Désir de conserver.

Bris des interdits.

 

L’éternité explosa sous mes yeux. L’univers n’existait plus que par ma conviction ; amputée de mes sens, la réalité s’obscurcissait d’un voile levé sur la vérité.

Je suis de l’autre côté du miroir.

Sensation intense de chaud qui embrase mon corps inexistant. Je me sens trouble, noyé sous la masse d’un sentiment pareil à l’amour ; mais si éloignée de cette notion trop simple.  Non, ce n’est pas seulement de l’amour : c’est un ami, une famille, un ennemi, un tout et son opposé, une âme-sœur et tout à la fois, l’unicité d’une entité parfaite. Un courant plus chaud frôle mon visage, dispersant mes émotions pour mieux les délier dans ce magma qui abrite ma conscience.

Être connu.

Des images frôlent la lisière de mon esprit. Un petit garçon qui observe attentivement son reflet. Une main qui se lève. Chaleur qui diffuse dans l’espace. Présence amie.

Froid intense, danger imminent. Grande silhouette inquiétante, violente, glaciale. Hurlements à travers les portails. Puis calme intense, pendant temps et temps. Perturbation des flux, réveil. Les efflux se mêlent en courant tièdes dans mon âme, se réchauffant peu à peu à mesure que je partage ce souvenir commun ; chaleur inondant mon tout.

Partage.

Mes lèvres qui n’existent pas s’entrouvrent tandis que j’observe la surface du miroir se déformer, englobant ma main et me projetant dans ce lieu indéfinissable.

Je suis de l’autre côté du miroir.

La température change avec le décor, pas la même maison, pas le même miroir. Pas le même visage.

Être reconnu ?

Mes joues brûlent l’espace autour de moi. Inquiet, le flux m’entoure, se tiédissant à mon contact pour mieux inspecter cette émotion. Des larmes pleurent dans mon cœur, refroidissant tout, jusqu’à éteindre la luminosité de cet endroit qui n’existe pas. L’étreinte reflue, laissant mon être exister à nouveau et, après une dernière caresse brûlante, je fus à quatre pattes sur le grand tapis fané.

Le souffle court, je levai les yeux sur le miroir. Une ombre se pencha sur les pleurs habillant mes joues, curieuse après les avoir goûtées. Une autre silhouette s’esquissa derrière elle…

— Adrien !

Ma mère m’enlaça mais, après ce que le miroir m’avait enseigné, l’amour ne me paraissait guère justifier autant d’effusions. Je tentai de me libérer, contenant à grand peine l’excitation de ma découverte.

— Où étais-tu passé ? Tu as disparu comme ça…

— J’ai trouvé un lieu fascinant !

Je m’enfonçai dans mes explications sans prêter attention aux ombres qui prenaient d’assaut la forteresse de son visage.

— Et… On échangeait avec… avec la chaleur et… j’ai ressenti des émotions… Des émotions qui n’existent pas, maman ! Je n’existais pas et je sentais tout cela, j’avais l’impression d’imploser à chaque seconde, de mourir et naître tout à la fois. Là-bas… c’est comme s’il n’y avait pas de temps, pas de futur ni de passé, je veux dire. Et… et je crois que papa a vécu ça aussi. Je crois que je l’ai même vu derrière le miroir.

Le vernis d’éducation céda brusquement et ma mère me secoua avec virulence, crachant ce qu’elle s’efforçait de dissimuler depuis temps et temps.

— Ton père est mort, Adrien ! Mort ! Il n’est pas passé derrière le miroir ou quelque autre fantaisie ! Il est mort et ce ne sont pas tes histoires qui le feront revenir…

Soufflé par la violence de cette confidence, je reculai, délaissant ma mère tombée au sol, ses épaules secouées par d’affreux sanglots qui déformaient son corps fatigué.

Je reculai et fuis vers autre chose, vers ce miroir qui m’offrait le paradis, vers cet ailleurs peuplé d’êtres qui m’étaient plus proches encore que mes semblables.

Mais le miroir refusa de m’ouvrir le chemin.

 

Je cognais de toutes mes forces, cognais plus fort encore que mes bras le supportaient, cognais jusqu’à en avoir les mains en sang. Et malgré cela je redoublai d’efforts, réclamant ce miracle que j’avais seulement pu effleurer…

Ma mère m’arracha à la froide vitre qui ne répondait plus à mes appels.

 

Le lendemain, nous déménagions.

Toc toc.

Je dressai l’oreille, interloqué. Le bruit résonna à nouveau dans la maison vidée.

Toc toc.

Un sourire se dessina sur mes lèvres. Une vague de chaleur souffla ses embruns. Je raffermis ma prise sur le carton et traversai la porte sans me retourner.

 

~Bezuth

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