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Le chuchotement des fées

Assis à l'orée de la clairière, le vieil homme observait les enfants jouer. Ils étaient bien loin du village et c'était avec une certaine crainte mêlée de candeur qu'ils s'étaient naturellement retrouvés au niveau de son ermitage, agneaux égarés s'attachant au premier pâtre venu. Et c'était avec encore plus de naturel qu'il l'avait prise sous son aile, cette volée de moineaux qui se dissipaient dans l'herbe folle. Bienveillant, il en laissa un s'aventurer sous sa grande pèlerine, un autre jouer avec sa canne. Ce n'est que lorsqu'il en surprit un prêt à se pencher au bord du petit étang que ses sourcils se froncèrent, précédant sa voix semblable à un coup de tonnerre dans le calme de la clairière.

— Recule, petit !

L'enfant sursauta, le cœur battant, et s'exécuta si vite qu'on l'aurait pu croire échaudé. Avec les difficultés de la vieillesse, l'ermite se leva. Si l'on faisait fi de la force de grognements qu'il avait laissé échapper, il semblait encore vif et alerte malgré le grand âge dont on le dotait ; sa main délicate se posa sur la tête du fraudeur.

— Excuse-moi si je t'ai fait peur. Mais cet endroit est le lit d'une terrible sorcière et, pétri de naïveté comme tu l'es, j'aurais peur qu'elle ne t'emporte !

Aussitôt, la nuée se rassembla autour de lui, le pressant de questions. Une sorcière ? Dans l'étang ? Une vraie sorcière ? Étourdi par tant d'attention, le vieil homme leva une main destinée à apaiser les esprits, bien que lui-même se sentit grisé d'excitation. C'est-à-dire que, vraiment, une sorcière ! Dans ce village si calme que même les coqs en oubliaient de célébrer l'aurore ! Entraînant sa nouvelle cour bien loin de l'eau suspecte, il s'installa sur le vieux tronc que son siège avait poli à l'usage et s'éclaircit la voix.

— Et oui, une sorcière. Une fois, il y a fort longtemps, un petit garçon pas plus haut que vous est tombé dans son piège...

La moisson venait à peine de s'achever et déjà Robin cavalait vers son lieu préféré, une petite clairière excentrée du village où murmuraient les fées – du moins lorsque personne ne les écoutait. Accablé de chaleur, il se précipita vers l'étang rafraîchi par le bosquet ombrageux qui le surplombait et aspergea son effronté museau. Puis il retira sa chemise et lui fit subir le même traitement, avant de la passer à nouveau. Enfin soulagé, il s'allongea dans l'herbe moussue, ses doigts dessinant d'exquises arabesques à la surface de l'eau. L'air était si lourd que les libellules elles-mêmes en devenaient paresseuses, esquissant à peine quelques battements d'ailes d'un roseau à l'autre. Une ambiance propice à la sieste... qui éclata en mille morceaux lorsqu'un bruissement humide se fit entendre à sa droite. Robin se redressa ; une fille du village l'aurait suivi ? C'était bien le genre des filles, à arriver en fourbe et à arroser dans le dos ! Mais à sa gauche ne se tenait pas Rose, ni même Virginie. Non, celle-là, il ne la connaissait pas, elle n'avait pas le hâle doré que la vie des champs offrait aux plus pauvres, ni les mains rugueuses et les ongles terreux. Cette fille à la peau diaphane se tenait droite, les jambes plongées dans l'eau sans se soucier de mouiller le bas de sa robe. C'était d'ailleurs plus une femme qu'une fille, eût égard aux courbes qui tendaient le tissu fin de ses habits de coton. Enfin, il tomba dans l'océan de ses yeux, quelque peu déçu qu'ils soient si commun lorsque le reste de sa personne ne ressemblait en rien à quelque chose de connu. Elle lui rendit son examen, et, rougissant, Robin détourna le regard.

— Bonjour.

Un feu étrange s'empara du garçon, le rendant muet. Ses joues le trahirent et elle en parut amusée, peut-être flattée.

— Tu viens souvent ici, n'est-ce pas ?

Incapable de formuler une suite de mots sensée, il se contenta de hocher la tête. Il fut gratifié d'un sourire formé des perles les plus pures et la chaleur de ses pommettes inonda son thorax, lui rendant la faculté de parler.

— Je m'appelle Robin. Et toi ?

Ce ne fut pas le même sourire mais plutôt un regard aux intentions évidentes qu'elle lui offrit cette fois-ci.

— Pour toi je serai Viviane.

Sans pouvoir prendre son souffle, il fut plongé dans les profondeurs d'un baiser.

La nuit était tombée lorsque Robin s'éveilla en sursaut. Saisi de frénésie, il chercha du regard l'ondine responsable de la fièvre qu'il ressentait ; mais nulle herbe couchée à ses côtés, nulle onde troublant la surface de l'étang ne l'autorisait à espérer que cette rencontre eut été réelle... Essoufflé par cette fantaisie, il se leva, oscillant sous la bise nocturne ; ses lèvres palpitaient encore du contact humide de cette femme qu'il s'était rêvée. Trop engourdi pour s'inquiéter des réprimandes parentales, il s'avança vers le village, abruti de fantasme – dans son dos, il n'entendit pas le chuchotement des fées qui pleuraient le garçon tombé amoureux de Viviane.

Les jours passèrent et les saisons leur firent suite mais pas une seule journée Robin ne manqua de se rendre auprès de l'étang, soupirant de revoir cette apparition délicieuse. Il perdit ainsi un an, puis presque trois, avant de se rendre à l'évidence que tous lui martelaient : ce n'était qu'un songe, induit par la fatigue, le soleil, la chaleur. Après maintes prières de ses parents, il cessa de se focaliser sur cette fantomatique Viviane pour enfin trouver plaisir à fréquenter les filles du village. Le temps fit tant et si bien qu'il s'amouracha d'une brunette aux yeux doux comme une prairie de coquelicots et qui, au terme d'une cour effrénée, lui offrit la pâmoison dans un baiser ; et ce baiser parvint enfin à déverrouiller son cœur, jusqu'alors scellé entre les roseaux et les libellules de l'étang. C'est au décours de l'un de leurs nombreux rendez-vous auprès dudit étang qu'il lui offrit la bague de sa trisaïeule, qu'on se passait de génération en génération. La joie de sa fiancée fut cavalièrement douchée par le brusque orage qui secoua la clairière, les forçant à se réfugier au village.

Le lendemain, Rose était retrouvée noyée dans l'étang, ses cheveux bruns semblables à des algues et sa peau dorée gonflée d'eau.

Robin recommença à se rendre, jour après jour, au bord de l'étang ; mais il n'entendait toujours pas le chuchotement des fées qui se désolaient pour le garçon dont Viviane était tombée amoureuse.

On lui laissa le temps de son deuil. Mais trop tôt, la moisson arriva. Puis vint la mort de son père, et Robin dut reprendre le travail au moulin que sa mère ne pouvait gérer seule. Jusqu'à ce que la rivière alimentant la roue à aube s'assèche mystérieusement... Désœuvré, Robin hésita un long moment avant de retourner dans cette clairière qu'il affectionnait. Mais un curieux désir le tenaillait tant que, rendu insomniaque par cette tension, il s'y précipita une nuit où les étoiles étaient l'unique parure du ciel. Seul le chuchotement des fées, qu'il n'entendait toujours pas, l'accueillit.

C'est cette nuit-là que les pillards arrivèrent sur le village. Il vit d'abord les flammes se refléter sur la surface calme de l'étang, avant que les hurlements lui parviennent. Sans prêter attention aux frissons d'horreur qui le parcouraient, il s'élança au secours de ses amis, ses voisins, sa mère – mais ne vit pas la traître racine qui le fit trébucher.

Réveillé par les douces caresses de l'aube, il s'éveilla pourvu d'un mal de crâne. Peinant à rassembler ses idées, il regagna ses pénates, inquiet de ne parvenir à retrouver sa maison – c'était un moulin, bon sang ! C'est alors qu'il comprit que ses mouvements n'étaient pas entravés par de la poussière mais bien des cendres : il s'écroula au centre du village carbonisé.

Les mercenaires le trouvèrent dans cette position exacte. Il n'aurait su dire combien de jours il était resté ainsi, à genoux sur la place, mais depuis bien longtemps les ruines avaient cessé de fumer. L'un des soldats le remit sur pieds, lui parla de vengeance, de la mémoire de ses proches, de leurs esprits bloqués sur l'autre rive, errant en quête d'apaisement. Il lui donna une épée et un cheval. Frappé de stupeur, Robin monta en selle et suivit les mercenaires en chasse des pillards.

Des années durant, il pourchassa, jugea, étripa, décapita, embrocha, tua ces monstres qui avaient réduit sa vie en cendres. Il s'abandonna tant et si bien à sa tâche qu'il en oublia sa motivation première et que, bientôt, tuer ne fut plus qu'un geste comme un autre, qui ne lui déchirait plus l'âme ; ceux qu'ils privaient de leur vie ne la méritaient pas plus qu'il ressentait encore l'envie de survivre. Au fond de ses yeux si clairs qu'on ne pouvait dire s'ils étaient gris ou bleu ne brillait plus aucune lueur. À vivre par l'épée on en meurt souvent par l'acier et c'est d'un coup particulièrement bien porté par son dernier adversaire que Robin le Boucher fut gravement blessé – ce qui ne l'empêcha pas d'achever son ennemi d'un revers une fois la lame bloquée dans son épaule. Abasourdi par cette douleur qui était la première sensation qui le traversait depuis bien longtemps, Robin jeta un regard à ses frères d'armes, ceux qui l'avaient affublé de son surnom meurtrier ; il ne vit que sang, souffrance, barbarie. L'horreur qui l'entourait pénétra son être aussi profondément que l'épée fichée dans son corps et il tourna le dos à ce carnage, vacillant, pour s'enfoncer entre les arbres et s'évanouir dans une clairière où la mousse des sous-bois aspira son sang goulûment.

Il se réveilla au son du chuchotement des fées. De ces bruissements incompréhensibles pour l'oreille inexercée des humains, il ne put saisir que quelques bribes, plaignant le garçon et le gardant de l'amour de Viviane.

— Quel garçon ?

Sa question n'eut pour réponse que le silence alors que s'égayaient les petits êtres, volée de moineaux épouvantés par son réveil. Mais sûrement n'étaient-ce que des libellules ?

— Que dis-tu, Robin ?

Un visage qu'il n'aurait jamais cru revoir émergea de son imagination. Elle était là, penchée au-dessus de lui, la peau luisante de perles d'eau qui la maquillaient mieux que les plus onéreux des fards. Ses lèvres rosées s'entrouvrirent, partagées entre un sourire et un rictus d'inquiétude.

— Tu n'as pas changé... Je vais mourir, c'est ça ? Tu es venue me chercher.

Il étouffa un geignement alors qu'elle pressait un cataplasme sur son épaule blessée.

— Ne dis pas n'importe quoi. Je fais mon possible pour que tu vives.

En silence, il l'observa s'occuper de lui, malaxant de ses doigts fins différents ingrédients étalés tout autour d'elle à même l'herbe de la clairière. Tendus par la concentration, ses traits en devenaient presque nobles, comme taillés dans le marbre, statue née des mains du plus sagace des sculpteurs. Elle appliqua une dernière couche puis recula, plissant des yeux afin d'inspecter son œuvre.

— Voilà. Ça devrait suffire.

Avec un soupir de soulagement, elle se laissa tomber dans l'herbe moussue à ses côtés.

— Et bien ! Encore heureux que ta troupe est repassée par ici !

Il savoura le son de cette voix qu'il avait fantasmée des années durant.

— Cela faisait une éternité que j'attendais une occasion...

Un frisson parcourut le corps de Robin alors que le chuchotement des fées s'insinuait jusqu'à son oreille.

— Jamais je n'aurais cru que ce pillard serait si difficile à maîtriser !

Les yeux mi-clos, Robin se tendit, prêt à sauter sur ses pieds.

— Que veux-tu dire par là, Viviane ? Tu ne me pensais pas capable de le battre ?

Elle éclata d'un rire semblable au bruissement d'une cascade.

— Par les dieux ! Je te sais doué, Robin, bien sûr ! C'est en mes capacités que je doutais.

— Tes capacités ?

Sa main valide tâtonna son flanc à la recherche de son arme.

— Allons mon amour, tu n'as pas encore deviné ma véritable nature ?

Son sourire ingénu ne parvenait pas à effacer la convoitise consumant son regard, ni les étranges mouvements de l'eau qui, agitée, venait tour à tour lécher les pieds ou moucheter d'écume le visage du blessé.

— J'ai fait de mon mieux pour lier nos destins. Mais lorsque tu as cru épouser cette fille, j'ai senti l'envoûtement faiblir ; j'ai dû agir.

L'horreur rendit à Robin les forces qui lui manquaient pour s'éloigner de la sorcière.

— C'est toi... C'est toi qui a noyé Rose ?!

L'eau gronda dans son dos, accompagnant les mouvements de Viviane qui se redressa avec dignité avant d'esquisser une révérence.

— Vois la puissance que je dévoue à notre amour !

Le chuchotement des fées devenait si fort que Robin cru en devenir fou. Méfie-toi... Méfie-toi de la folie de Viviane... La sorcière se rapprocha de lui, l'acculant contre l'étang bouillonnant.

— À présent, plus rien n'entrave notre amour. Ni cette fille, ni ce village, ni cette guerre idiote... Nous ne laisserons plus rien nous séparer.

Un sang-froid qu'il ne se connaissait pas permit à Robin de simuler la joie. Malgré la douleur qui faisait saigner son âme, il réussit à esquisser un sourire qui trouva son reflet dans le regard de Viviane.

— Non, plus rien ne nous séparera.

Cette simple phrase l'emplit de bonheur et elle s'abandonna dans ses bras. Mais le garçon avait enfin prêté l'oreille au chuchotement des fées. D'un geste puissant, il la projeta dans l'eau, avant d'en sceller la surface de son propre sang, jetant le cataplasme souillé dans l'étang. Car seul le sang de l'être aimé avait le pouvoir d'entraver la sorcière... selon le chuchotement des fées.

Sidéré, Robin tomba à genoux au bord de l'étang apaisé, où le visage furieux de Viviane lui faisait face.

Le chuchotement des fées célébra le garçon qui avait vaincu l'amour de la Dame.

— Ainsi s'achève l'histoire de cet étang, enfants. Ne vous en approchez sous aucun prétexte ! Car les pleurs de Viviane sont un chant si divin que la sorcière pourrait bien vous convaincre d'être son nouvel amant.

Le silence accueillit la morale de son conte. Timidement, une fillette aux cheveux bruns nattés l'apostropha.

— Mais... Grand-père ? Qu'est devenu Robin ?

L'ermite la gratifia d'un sourire aussi chaleureux qu'une tendre soirée d'été.

— Ça petite, nul ne le sait. On dit que c'est son tour de veiller le sommeil de Viviane.

Une fois leur curiosité rassasiée, les enfants se dispersèrent. Seul resta le vieil homme, siégeant sur son tronc patiné par l'usage. Assuré qu'aucun enfant ne s'était attardé, il se mit sur pieds avec plus d'aisance qu'il n'en laissait paraître habituellement et se pencha sur la surface de l'eau, où le visage qui y était emprisonné n'était pas le sien. Les lèvres rosées affleurèrent sans pouvoir sortir de l'étang, quémandant une rédemption.

Mais les sortilèges de Viviane ne fonctionnaient plus et le chuchotement des fées chanterait encore longtemps la légende de l'homme qui avait écroué la sorcière frappée de folie.

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 16/04/2020

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