Manuel de Bon usage des Sortilèges

Leurs rires résonnaient à travers l'antique forêt qui abritait leur demeure. Si un voyageur perdu, ou bien un esprit quelque peu aventureux, s'était penché sur les fenêtres de ce manoir flanqué d'une tour immense, il aurait surpris une scène d'une douceur infinie, réunissant Madame Victoria, Monsieur Jocelyn et leur nouveau-né. Il s'en serait sans doute détourné, honteux d'espionner le bonheur de cette famille neuve. Il n'aurait alors pas assisté à ce petit moment où tout bascule, celui auquel on repense le reste de sa vie durant, qui nous empêche de trouver le sommeil alors qu'on se demande à quel point notre vie aurait pu être parfaite si seulement ça n'était pas arrivé.

Il n'y avait personne ce soir là pour sentir la brusque odeur de viande grillée, ni entendre le hurlement que seul un être dont le monde s'effondre pourrait pousser, ni même voir le corps carbonisé de Monsieur Jocelyn tomber au sol et s'y réduire en poussière, au cœur de l'immense forêt silencieuse, peuplée d'arbres centenaires courbés par le vent.

Le bruit d'une cavalcade secoua la tranquillité de la tour vieillissante, rendue toute moussue par le temps et le délaissement. Cela faisait bien longtemps que Madame Victoria avait renvoyé ses domestiques et même la magie la plus élaborée ne parvenait à lutter contre l'envahissement de la végétation, aussi persistante qu'un pic-vert chassant son prochain repas. Une petite bille de pierre dévala à toute allure les marches, poursuivie par une jeune femme à l'air inquiet. D'humeur jouette, la bille s'engagea dans un couloir agrémenté d'un simple panneau Atelier de Madame Victoria, avant de stopper sa course devant une lourde porte renforcée de ferrures.

— Non !

Le cri coupa court à l'hésitation du jouet ; il s'engagea sous le seuil, à l'instant précis où les doigts de Théophilia raclaient le sol dans une tentative infructueuse de l'attraper. Le souffle court, la jeune femme se jeta à terre sans prêter attention à sa robe et colla sa bouche au jour dessous la porte.

— Reviens ! Maman ne doit pas te trouver...

— Je voudrais bien, mais je ne peux pas.

Le raclement d'une chaîne sur un sol de pierre se fit entendre. Puis la petite bille fugueuse refit son apparition, poussée par une main invisible.

— Mais je suppose que c'est à ceci que tu t'adressais ?

Théophilia ramassa la bille enchantée qui couina de jubilation dans le creux de sa main.

— Toujours là ?

Le cœur rendu battant par la transgression de l'interdit, Théophilia tenta de regarder sous la porte, mais ses contorsions n'aboutirent qu'à ajouter plus de désordre à sa tenue. La porte principale de la tour claqua et les pas caractéristiques de Madame Victoria s'engagèrent dans les escaliers. Paniquée, Théophilia se redressa et frotta du plat de la main ses vêtements couverts de poussière. À l'instant où Madame Victoria passait le coin du couloir, la jeune femme se souvint de la bille enchantée et la dissimula dans son dos, se redressant pour faire face à la sorcière.

— Bonjour, Mère.

Les lèvres pincées, Madame Victoria détailla la tenue de sa fille, s'arrêtant sur sa jupe froissée et les traces de poussière la maculant.

— Montre-moi tes mains.

Penaude, la jeune femme tendit ses mains ouvertes à sa mère. L'air dégoûtée, Madame Victoria coinça la petite bille gloussante entre deux doigts et la porta à hauteur de ses yeux.

— Ne t'avais-je pas dit que je ne voulais pas que tu t'exerces à la sorcellerie ?

Sans attendre de réponse, Madame Victoria écrasa la bille enchantée et frotta ses mains pour se débarrasser de ses miettes.

— Tu n'as rien à faire dans ce couloir. Reste dans les parties qui te sont réservées.

Le cœur lourd, Théophilia obéit à la sorcière et quitta le couloir. Dans son dos, elle entendit sa mère déverrouiller les nombreuses serrures et dut lutter contre la curiosité de se retourner pour découvrir l'origine de la voix. Mais la crainte que lui inspirait Madame Victoria fut plus forte et elle s'enfuit dans les étages, loin de la frigidité de sa mère

La jeune femme referma la porte des combles avec précautions. C'était dans cette pièce faiblement éclairée par des jours entre les tuiles du toit qu'elle avait construit son univers de jouets sculptés dans le bois mort et les pierres descellées. Mais c'était également ici qu'elle conservait son plus cher trésor. Avec un petit regard déçu sur les billes inanimées qui traînaient dans un coin de la pièce, elle s'assura que la porte était convenablement verrouillée et que l'esprit-gardien qu'elle avait réussi – après une centaine d'invocations ratées – à convoquer était bien à son poste, puis se précipita vers la petite fenêtre ronde à la vitre opacifiée par le temps. Elle poussa le carreau et tendit sa main, fourrageant dans le lierre pour en tirer un vieux grimoire aux coins brûlés. Elle revint au centre de la pièce pour l'y poser avec délicatesse ; elle s'en voulait toujours autant d'en avoir arraché une page la première fois qu'elle l'avait feuilleté. Le titre, Manuel du Bon Usage des Sortilèges, brillait faiblement dans la pénombre de la pièce. Théophilia resta un instant à le contempler, puis se décida à l'ouvrir, recherchant une formule dont l'utilisation ne lui attirerait pas le courroux de sa mère. La scène avait quelque chose d'irréel, peut-être était-ce dû à la lumière dont les fins rais entraînaient la poussière dans une danse légère, ou cela tenait-il juste du silence, et de la concentration de la jeune femme, penchée sur un grimoire plus vieux qu'elle, et de la façon qu'elle avait de retenir ses cheveux pour ne pas qu'ils lui cachent la vue.

Ou bien était-ce simplement ce sourire ingénu qui lui échappa lorsqu'enfin elle mit le doigt sur un sort amusant ?

Il fallut un certain temps – et de nombreuses absences de Madame Victoria – pour que Théophilia ose à nouveau approcher du cabinet abritant l'atelier de sa mère.

— Tu es revenue ?

Figée à deux pas de la porte, Théophilia resta silencieuse. Elle-même ne savait pas d'où lui venait cette audace nouvelle qui l'avait poussée à sortir de ses combles pour venir écouter cette voix si étrange, qui ne réprimandait pas et qui semblait même amicale. Devant son absence de réponse, la voix reprit.

— Je m'appelle Luc. Et toi ?

Tremblante, elle glissa un morceau de bois en forme de souris sous la porte. Puis elle ferma les yeux pour se concentrer, l'imaginant prendre vie et se faufiler à travers la pièce jusqu'à l'origine de cette voix si attirante. Un gloussement lui indiqua qu'elle avait réussi son petit tour.

— Tu es plutôt douée.

Fière d'elle, Théophilia se laissa aller contre la porte, appréciant le compliment. Il lui semblait que, derrière le bois massif, battait un cœur semblable au sien.

— Tu ne connaîtrais pas un sort pour me faire sortir d'ici ?

Un goût acide noya la langueur qui s'était emparée de son esprit et elle se détacha de la porte si rapidement qu'on aurait pu la croire plus brûlante encore qu'un brasier. Aucune des protestations de Luc ne la firent revenir.

La jeune femme resta à bonne distance de la porte interdite pendant plusieurs jours ; pourtant, elle ne pouvait éloigner cette étrange mélancolie qui la saisissait dès qu'elle y repensait. Il suffisait que son regard tombe sur les petites billes de pierre qui attendaient sagement d'être ensorcelées, ou bien sur les marches conduisant aux étages inférieurs pour qu'une vague doucereuse l'emporte et la laisse sur quelque rivage inconnu, un soupir au cœur. Madame Victoria avait réalisé une vingtaine de voyages avant que Théophilia ne comprenne que c'était un mal qu'on ne pouvait soigner par l'attente, d'autant plus que sa patience en avait été rudement écornée. Aussi ne put-elle empêcher sa cuillère de lui échapper des doigts lorsque Madame Victoria lui annonça son intention de réaliser un autre voyage.

— Mais vous êtes à peine restée...

Sans prêter attention à son trouble, Madame Victoria préleva une gorgée de vin du bout des lèvres.

— Je ne serai absente que quelques jours. Ensuite, nous nous pencherons sur les préparatifs de la réception.

Étourdie par ces informations et les idées troublantes qui naissaient en elle à la mention du départ prochain de sa mère, Théophilia ne put s'empêcher de bafouiller.

— Une... une réception ?

D'un geste précis et mesuré, Madame Victoria reposa son verre.

— Il nous faut fêter ton entrée dans l'âge adulte.

Elle tamponna ses lèvres du coin de sa serviette immaculée puis quitta la table, sans même prendre congé de sa fille, déjà retournée à ses étranges pensées.

Incapable de se concentrer, Théophilia était allongée à même le sol, son attention voletant d'un mot à l'autre sans qu'elle fasse réellement l'effort de les lire, toute entière tournée vers l'atelier de sa mère absente et son curieux contenu répondant au nom de Luc. Soudainement, sa main cessa de jouer avec la mèche de cheveux échappée de sa coiffure. Après une éternité à rester figée dans cette position, la jeune femme abandonna le livre et se précipita vers le cabinet de travail.

— Luc ! Qu'est-ce que tu es ?

Les chaînes cliquetèrent contre le sol.

— Je n'imaginais pas du tout ta voix comme ça. Je pensais qu'elle serait plus douce. C'est fou comme tu ressembles à ta mère...

Rongée par l'angoisse, Théophilia se pressa contre la porte, mais le bois resta de marbre.

— Réponds-moi, s'il-te-plaît !

— Tu sais, ce que je suis. Sinon tu ne poserais pas la question.

Elle entendit le chuchotement distinctement, comme si Luc était lui aussi collé à la porte et que le bois n'était pas plus épais qu'une feuille de papier.

— Je suis le seul survivant des expériences de ta mère.

Quelques étages plus haut, le vent s'engouffra sous la toiture décatie, caressant avec délicatesse les pages usées d'un livre brûlé, où étaient inscrites d'étranges formules, accompagnées de la mention Attention ! Enfermer un sortilège dans un être humain provoquerait immédiatement le décès de ce dernier.

Le faste de la réception aurait dû l'éblouir. La foule présente ce soir aurait dû l'étourdir. Mais Théophilia n'avait d'yeux que pour cette femme hautaine et froide gainée de noir des pieds à la tête, et de cœur qu'à sa mission.

— Vous n'avez pas l'air heureuse.

Elle pivota vers un jeune homme élégant qui lui tendait un verre agrémenté d'un sourire. Elle dédaigna le présent.

— Vous êtes un de ses clients ?

Surpris, son interlocuteur acquiesça.

— À ce propos, savez-vous quand débutera la vente aux enchères ?

— La vente ?

— Vous n'étiez pas au courant ?

Les dernières résistances de la jeune femme se brisèrent. Elle repoussa sans ménagement son prétendant et s'engouffra dans le couloir menant à la tour.

Rendue devant l'énorme porte, elle tira de son corsage une page froissée. Avec résolution, elle énonça le sortilège. Les serrures résistèrent un instant, puis cédèrent brutalement avec un gémissement, conscientes du châtiment qui les attendaient dès que Madame Victoria se rendrait compte de leur faiblesse. La porte s'ouvrit dans un grincement lugubre, laissant Théophilia pénétrer dans l'austère laboratoire ; çà et là traînaient des milliers de notes sur la magie et l'utilisation des sorts.

— Luc ?

Elle se laissa guider par le cliquetis de la chaîne, jusqu'au plus profond de la pièce. Assis à même le sol, Luc leva un regard cerné vers elle.

— J'avais tort. Tu ne ressembles en rien à Madame Victoria.

Théophilia réitéra le sortilège et les entraves s'ouvrirent, découvrant les poignets tatoués de leur prisonnier. La réflexion que leur motif ressemblait curieusement à la marque de naissance dessinée dans son cou effleura son esprit sans qu'elle y prête une réelle attention.

C'était un de ces moments qui changent une vie. Un des moments qui font virer l'habitude au cauchemar. Un moment qui brise, qui déchire, lacère, tue. Un moment qui consume sans qu'on sache trop pourquoi.

Le son lugubre des chimères se rapprochait, serrant le cœur des jeunes évadés d'angoisse. Brutalement, Luc cessa de fuir, évité de justesse par Théophilia.

— Qu'est-ce que tu fais ? Cours !

Sans répondre, il se saisit du poignet de la jeune femme et l'attira à lui, enserrant sa gorge de son bras.

— Luc ! Tu me fais mal !

L'esprit embrumé par l'incompréhension et la panique, Théophilia se pétrifia lorsque la haute silhouette de sa mère émergea du couvert des arbres, encadrée par ses chimères de garde. Le regard froid de Madame Victoria se posa sur sa fille, avant d'épingler Luc. Le jeune homme resserra sa prise sur Théophilia et produisit un lourd couteau de rituel, probablement volé dans le cabinet de travail de la sorcière.

— Laissez-moi partir ou l'âme de votre fille nourrira les démons.

Confuse, Théophillia tenta de se dégager mais il appuya plus fort la lame sur sa gorge, entaillant la peau. Les yeux de Madame Victoria s'écarquillèrent d'horreur à la vue du sang perlant.

— Sot... Tu ne sais pas ce que tu fais !

La sorcière tendit une main vers le couple mais Luc fut plus rapide. Une douleur vive transperça la gorge de la jeune femme.

Du plus profond de son être explosa une magie scellée depuis ses premiers jours de vie.

Au cœur de la forêt à présent constituée des squelettes des majestueux centenaires qui l'avaient composée, entourée par les corps calcinés de chimères et d'un humain, pleurait une mère sur son enfant. Après un certain temps, Madame Victoria s'obligea à se calmer et à se concentrer. Trempant son doigt dans le sang de Théophilia, elle redessina le sceau qu'elle avait, des années auparavant, gravé sur la peau de son nourrisson imprégné de magie et que le couteau avait rompu. Alors seulement elle s'autorisa à soigner la large entaille traversant la gorge de sa fille.

Là, seule dans la forêt, sa fille mourante sur les genoux, Madame Victoria se prit à repenser à ce soir où son mari avait péri, et à sa décision d'étudier l'enfermement des sortilèges, et à ce petit moment où tout avait basculé.

Puis elle pensa à son Nouveau Manuel de Bon Usage des Sortilèges en cours de rédaction et se fit la réflexion qu'il lui faudrait ajouter une note.

Ne jamais briser leur sceau.

Date de dernière mise à jour : 04/10/2020

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