Créer un site internet

Tëaphol

Il s’écoule, tout autour de moi, m’enroule dans ses spires infinies. Le Temps m’avale et me recrache indéfiniment, avec tant de hâte que je peux presque détailler chacun de ses mouvements ; à l’autre bout de l’infini je retrouve le commencement.

Il s’éveilla en sursaut, étouffé par la moiteur de l’air d’été qui s’engouffrait violemment par la fenêtre ouverte, transperçant l’étoffe qu’il avait tenté de fixer la veille en guise de réparation pour le carreau brisé lors de la précédente tornade. Comme toujours, il mit un moment avant de se souvenir qui et où il était.

Avec un soupir sonnant creux, il se redressa dans son lit et commença le rituel de paix que son maître lui avait transmis. Ses mains dansèrent avec élégance, traversant l’air si chaud qu’il en devenait palpable. Après quelques secondes qui lui parurent autant d’éternités, il sentit enfin le soulagement l’emporter dans une vague.

Le Jeune Gardien se rendormit.

 

« Je te souhaite le bonjour, Apprenant.

- Je vous souhaite le bonjour, Maître.

- Je ne suis pas ton maître, Apprenant. Seul…

- Seul le Temps me possède. Je sais. »

Le vieil homme gronda avec une pointe d’inquiétude dans la voix.

« Ne brise pas le rite !

- Je vous prie de m’excuser, Maître, j’ai passé une mauvaise nuit…

- Ne te cherche pas d’excuses, Apprenant. »

D’un geste, il invita le jeune gardien à s’agenouiller avec lui. Ils se firent face, égrainant le credo des Gardiens d’une voix monocorde comme si aucun d’eux n’y croyait encore.

« Nous ne sommes que mouvement. Chaque souffle, chaque battement, chaque seconde est un ébranlement total de nos êtres. L’immobilité, c’est la mort. Nos vies n’existent que par et pour le Temps. »

Les deux gardiens s’observèrent en silence, le regard vidé de toute piété. Enfin, l’Apprenant osa questionner son Maître.

« Maître… Pourquoi continuons-nous ainsi chaque jour ? J’ai l’impression de vivre la même journée encore et encore ; et ce depuis l’infini de l’espace jusqu’à la disparition de tout… »

Le Vieux Gardien frissonna en entendant cette phrase qu’il attendait et redoutait tout à la fois. Une larme s’échappa de la prison de ses cils et s’élança avec pesanteur vers sa propre fin. Le jeune homme, alarmé, se confondit en excuses. Excuses que balaya d’une main le vieil homme. Une main sillonnée de vallées si profondes qu’un lutin malicieux aurait pu y nicher son village entier, si l’idée farfelue lui en avait traversé l’esprit.

L’homme suivit le regard que l’adolescent posait sur cette main si vieille qu’elle aurait pu tomber en poussière si rien qu’un rai de lumière trop lourd l’avait effleurée et soupira.

Le soupir brisa l’âme du Jeune Gardien avec tant de violence qu’il se recroquevilla sur lui-même, protégeant son cœur de l’inéluctable. Avec dignité, le Maître se releva et se dirigea vers la porte de la cahute, abandonnant son disciple au sol. Avant de franchir la porte de sa dernière demeure, il prit un instant pour remettre de l’ordre dans ses pensées.

« Surtout, Tëaphol, souviens-toi que le Gardien ne peut être que deux. »

Le Vieux Gardien laissa son Apprenant méditer sur cette règle deux jours durant.

 

Je le vois à nouveau, se mouvant avec la volupté d’un serpent, entourant mon corps de ses spires infinies. Mais quelque chose a changé, il ne m’est plus si familier. Ses crocs m’effraient, moi qui pensais le connaître au fond de mon cœur. L’éclat froid de ces yeux qui ne sont pas siens me fige sur place alors que je ne dois surtout pas m’arrêter, je dois rester en mouvement permanent, au risque de causer la fin de mon monde et de tous les autres…

Ses volutes se stabilisent un instant, me désignant un miroir que je n’avais jamais vu jusqu’à présent, n’existant que par l’attention que je lui prête.

Je nage vers lui, noyé dans les écailles soyeuses de mon ami qui me maltraite.

Il me renvoie ce regard sanglant qui m’appartient.

Tëaphol s’éveilla brutalement, tremblant de froid dans la chaleur de l’été finissant délicatement. Son cœur battait, affolé, et ce rythme trouvait écho dans celui d’un autre cœur, à l’autre bout de son lit.

« Maître ? Vous êtes là ? J’ai eu une vision différente…

- Tu n’as pas besoin de me raconter, Apprenant. »

Le vieil homme sortit des pénombres naissant de la flamme vacillante de la bougie allumée au chevet de l’adolescent.

« Ton songe est celui qui hante mes nuits depuis ta naissance. Le fait qu’il s’empare de toi montre que le Temps approche, Jeune Gardien. »

 

Assommé par tant d’agitation incongrue, Tëaphol observa avec un intérêt détaché son Maître organisant leur départ, récoltant viandes séchées et plantes curieuses moisissant sur les étagères depuis toujours pour les fourrer avec une violence inhabituelle dans un sac de voyage semblant éternel malgré les cicatrices de nombreuses réparations. Enfin, le vieil homme parut se fatiguer, ou bien peut-être était-ce son énergie qui s’était évaporée dans les préparatifs, quoiqu’il en soit il se laissa glisser à terre, secoué par de silencieux sanglots.

Bousculé par ces démonstrations d’émotion auxquelles il n’avait jamais assisté, l’Apprenant se précipita vers l’autre Gardien, les mains pleines de bonnes intentions. Le vieil homme le repoussa avec gentillesse avant de se redresser énergiquement et d’écraser cet élan d’altruisme empathique à l’aide de deux grimoires si longuement feuilletés qu’ils n’avaient pas eu le loisir de devenir poussiéreux. Titubant sous le poids de la sagesse des anciens, Tëaphol oublia les déboires sentimentaux de son maître et se pencha sur leur titre, manquant de perdre l’équilibre et de finir ainsi littéralement enterré sous la culture. Il trouva tout de même la force de protester.

« Éternité et Le Sablier Retourné ? Maître ! Vous me les avez fait apprendre par cœur ! »

Le Vieux Gardien se retourna vers lui, un de ses sourcils levé dans un semblant de grimace courroucée.

« De mon Temps, les Apprenants n’étaient pas si audacieux ! »

Tëaphol dissimula sa joie de retrouver le Maître grincheux mais affectueux qu’il connaissait sous une nonchalance factice.

« De votre Temps, les Maîtres ne devaient pas être si prétentieux ! »

Après un moment de flottement, les deux hommes explosèrent de rire.

 

Tëaphol jeta un ultime coup d’œil à l’endroit qui avait abrité ses dernières années, le cœur pincé par la même émotion à chaque fois que le Maître et lui devaient changer d’habitat. La malédiction qui pesait sur eux les obligeait à trouver fréquemment une nouvelle terre d’accueil, surtout lorsque les gens devenaient soupçonneux devant leurs visages évoluant si lentement dans le Temps qu’ils les avaient plusieurs fois accusés de sorcellerie ; quel malheur que l’Ordre des Gardiens dusse rester secret…

Après un adieu silencieux, l’Apprenant arracha de son âme tout amour pour ce lieu lumineux et paisible et tourna son esprit vers son repos prochain.

« Maître ? Puis-je vous demander où nous allons, cette fois-ci ? »

Le vieil homme leva les yeux au ciel en grommelant.

« Pourquoi réclames-tu la permission de poser une question qui, de toute façon, franchit tes lèvres ? »

L’Apprenant fit semblant de se repentir mais attendit avec avidité la réponse du Vieux Gardien. Celui-ci lui jeta un regard en coin avant de soupirer en s’apercevant que l’adolescent ne lâcherait pas prise.

« La curiosité est un vilain défaut, Apprenant.

- L’ignorance est une bien mauvaise habitude, Maître. »

Leur duel de proverbes et autres phrases savantes dura jusqu’à la mi-journée, où enfin l’élève s’avoua vaincu. Le Vieux Gardien savoura sa victoire.

« Je gagne toujours à ce jeu ! »

L’orgueil de l’adolescent s’enflamma face à tant de prétention.

« Je finirai par arracher la victoire, moi aussi !

- Ce Temps arrive, effectivement. »

Le visage fermé, le vieil homme cessa si brutalement de marcher que l’Apprenant manqua de rentrer dedans.

« Que dirais-tu de faire une pause et de manger un peu, jeune homme ? Nous avons plutôt bien avancé jusqu’à présent.

- Mais, Maître, nous ne nous arrêtons qu’à la tombée de la nuit, d’habitude.

- Certaines habitudes devraient être changées. »

Avec des gestes lents, le Gardien aux os fatigués défit son paquetage, étalant quelques vivres au sol. Puis il leva ses yeux gris vers son apprenti, quémandant son obéissance.

« Mange, Tëaphol. Ensuite, je répondrai à chacune des questions que tu m’as jamais posées et qui sont restées sans réponses. »

Sans un mot, l’Apprenant s’agenouilla et brisa le pain sec, veillant à faire le maximum de miettes pour rendre hommage au Temps infini. Il tendit une part à son maître, sanctifiant leur nourriture avec les mots sacrés.

« Voilà une infinité moins que la moitié de mon pain ; je le partage avec toi et avec le Temps éternel qui nous entoure et nous maintient en vie. Puisses-tu parcourir la route sous Sa bénédiction. »

Le vieil homme acquiesça et mordit avec appétit dans son quignon, tandis que l’adolescent se contentait de grignoter le sien, l’estomac retourné par la promesse du Vieux Gardien.

Il patienta néanmoins jusqu’à la fin de leur repas, jouant avec les miettes qu’il avait offertes à ce qui régirait sa vie de son commencement à sa fin. Enfin, le Maître rangea les victuailles dans le sac maintes fois recousu au même endroit et se remit en marche vers le soleil s’inclinant.

Sans que l’enfant le réclame, le vieil homme parla.

 

« Au matin suivant une pluie d’étoiles filantes, ils t’ont trouvé au milieu des bois, au bord de la Grande Mer du Nord. Le Temps en soit loué, je suis arrivé à l’exact moment où ils ont découvert ta particularité et décidé de te brûler pour sorcellerie. Au cœur de la nuit qui allait laisser place au jour de ton sacrifice, je t’ai volé à ces gens qui t’avaient nourri six ans durant avant de se rendre compte que tu ne vieillissais pas. Je pense que tu es à l’origine des légendes parlant de changelins et autres créatures parasitant les humains ; mais je dois néanmoins te rassurer, tu es bien humain. Peut-être même le plus humain de tous les Hommes. »

Le Vieux Gardien savoura un instant le silence avant de retourner avec appréhension à sa tâche.

« Ils t’avaient nommé Tëaphol, « le Retrouvé » ; j’ai trouvé cela si opportun que c’est ainsi que je t’ai baptisé, Jeune Gardien. Nous sommes ensuite partis, toujours plus loin de ces bêtes féroces qui nous poursuivaient à cause de notre essence, celle-là même qui les protège tous.

La suite, Apprenant, tu la connais. »

La voix du Maître s’éteignit avec douceur. Il inspira profondément pour trouver le courage de continuer.

« À ta question si fréquente, « Pourquoi moi ? », je dois t’avouer que je ne peux répondre. Je ne sais pas moi-même. Le Temps t’a choisi et il te choisira encore et encore si tout cela devait recommencer. Je ne souhaite qu’une chose pour toi, Apprenant, c’est que cela ne recommence pas.

Enfin, nous allons voir le Temps. »

Le Jeune Gardien hoqueta de surprise.

« Vous m’avez toujours défendu de m’approcher du Sanctuaire !

- Comme je te l’ai annoncé plus tôt, certaines habitudes doivent changer. »

 

La nuit étendait tendrement son manteau de repos sur le monde lorsque les deux hommes s’arrêtèrent à l’entrée d’un village isolé. Se tenant seuls dans l’obscurité, ils observèrent ces yeux indiscrets qui les étudiaient de leur cachette, se pensant invisibles. Le Vieux Gardien se tourna vers son Apprenant, son dos brûlé par la haine mêlée de curiosité malsaine qui transpirait à travers les murs de bois et de poussière.

« Penses-tu que les Hommes méritent d’être sauvés, Apprenant ? »

Déstabilisé par la question, Tëaphol en oublia ces regards si gênant dans leur hostilité inexpliquée.

« Je ne sais pas. Tous ceux dont j’ai croisé le chemin jusqu’à présent ne m’incitent guère à le penser. Et vous ? »

- Tu connais déjà mon point de vue, Tëaphol. Du plus riche seigneur au plus triste gueux, du plus cruel exécuteur au plus ignorant simple, chacun a le droit de s’égarer, mais le devoir d’essayer. »

Les piteuses habitations s’estompaient dans la force du regard que posait le vieil homme sur le Jeune Gardien, effaçant toute sensation autre que ce gris profond et apaisant. Le murmure franchit la barrière des lèvres de l’adolescent perdu dans cette contemplation de l’infini.

« Même nous ? »

Le Vieux Gardien s’avança vers la plus grosse des cahutes se dressant au centre du village. Son cri déchira le lourd silence qui pesait sur leurs âmes depuis qu’ils se savaient observés, parcourant les ruelles mornes séparant les maisons, faisant grincer les volets de bois cloués et ouvrant la porte de l’habitation du chef du village.

« Surtout nous ! »

 

« Quel vent ! »

La femme s’affairait autour des étrangers, visage fermé, tandis que son affable époux présidait la table où patientaient de maigres rations. En silence, le Vieux Gardien rompit le pain, veillant à l’émietter le plus possible sous le regard réprobateur de la femme silencieuse.

« Bien sûr, nous sommes en bord de mer, ce qui explique la présence de tempêtes de temps à autre. »

Mal-à-l’aise devant le silence des voyageurs, le chef du village se trémoussait sur son fauteuil.

« Enfin, c’est la fin de l’été, c’est presque l’hiver, non ? Ça explique…

- Ça n’explique rien du tout. »

Surpris, l’Apprenant laissa couler son regard vers son Maitre qui lui avait toujours recommandé de garder la tête basse devant ce genre d’individu. Peu habitué à être ainsi contredit, le chef resta muet.

« C’est peu courant de trouver porte close en ce premier jour d’automne. A l’accoutumée, tous les villages que nous croisons sont en fête jusqu’à réveiller l’aurore. »

Ragaillardi, le chef se redressa avec orgueil.

« C’est que, honorables étrangers, nous voulions nous reposer pour demain.

- Et qu’y a-t-il de si important demain pour que vous ne sacrifiiez pas au rituel de l’équinoxe ? »

Le sourire carnassier du chef fit frissonner Tëaphol.

« Nous brûlerons une sorcière. »

 

Après le repas, la femme les conduisit à leur chambre et leur souhaita un agréable repos sans réellement le penser.

Sans se concerter, les deux Gardiens se firent face, leurs mains papillonnant avec une exactitude que l’on n’obtient qu’à force d’entrainements. Au fur et à mesure que leur danse évoluait, l’air semblait devenir visqueux, jusqu’à entraver leurs mouvements. Alors, les Gardiens surent que le Temps était gelé. Se mouvant avec difficultés dans l’espace ralenti par la perte du Temps, ils traversèrent la maison figée jusqu’à atteindre la cave sombre où ils soupçonnaient la jeune femme enfermée.

Assise en tailleur à même le sol, elle les attendait.

Sa peau blanche brillait faiblement dans la pénombre de sa cellule, traduisant la force interne qui lui avait permis de résister aux innommables tortures que ses geôliers lui avaient imposées comme le dénonçaient les marques dévoilées par sa robe déchirée en de nombreux endroits. Le regard de Tëaphol s’attarda sur ses longs cheveux roux tressés d’une curieuse façon en natte épaisse de plus de sept mèches, écrin abritant ses yeux d’un bleu plus clair encore que le ciel d’un matin de printemps.

Son Maître l’aida difficilement à attacher la jeune femme sur son dos et ils quittèrent le village, emmenant la sorcière.

 

« Arrête-toi, Tëaphol. Il faut libérer le Temps.

- Nous ne sommes pas assez loin.

- Nous allons les tuer.

- Et alors ? »

Le vieil homme attrapa la manche de son Apprenant et le força à lui faire face. Il surprit l’étincelle de haine au fond des yeux de l’adolescent et le lâcha de saisissement.

« Ils allaient la brûler. Méritent-ils vraiment de vivre, Maître ?

- Ce n’est pas à toi d’en décider. »

Le murmure attristé du Vieux Gardien ramena Tëaphol à la raison. Sans plus débattre, il détacha la jeune femme rousse et l’étendit à terre, prêt à relancer le Temps qu’ils avaient suspendu pour la délivrer. Soulagé, le vieil homme l’accompagna dans le rituel.

La jeune femme respira profondément l’air de la forêt abritant leur fuite avant d’ouvrir les yeux avec méfiance. L’adolescent se pencha sur elle avec douceur.

« Êtes-vous capable de marcher ? »

Elle secoua la tête sans le quitter des yeux. Tëaphol s’agenouilla pour lui permettre de s’agripper à son dos, sous le regard neutre du Vieux Gardien. Après quelques secondes, la sorcière s’accrocha aux épaules du Jeune Gardien, ses yeux agrandis par les cris des villageois ayant constaté sa disparition. Sans plus attendre, l’étrange troupe se remit à courir.

La bouche de la jeune femme s’égara auprès de l’oreille de Tëaphol.

« Je me nomme Fiann. »

Une émotion nouvelle enserra le cœur du jeune homme.

 

Après une éternité à courir au cœur de la forêt dans la nuit, le groupe sema ses poursuivants et s’autorisa une nouvelle pause. Avec un grognement, le Maître remarqua que son sac était déchiré, une nouvelle fois à l’exact endroit où il avait déjà été réparé de nombreuses fois. Faisant l’inventaire de ce qu’ils avaient perdu, il poussa un soupir de soulagement en retrouvant indemnes les deux volumes qu’il avait pris soin d’emporter avant d’abandonner leur dernière demeure. Lorsqu’il leva les yeux, son regard tomba sur le sourire de Fiann qui l’observait avec attention.

Pendant un instant, le Vieux Gardien se demanda s’il n’avait pas fait une erreur.

 

Les plaies de la jeune femme mirent plusieurs semaines à se refermer ; les plus longues furent celles de son esprit. Longtemps, ses mots furent teintés de rage pour l’ensemble du genre humain. Mais à force de côtoyer la douceur de Tëaphol, le torrent de sa hargne se transforma en ruisseau de révolte, dispersant un à un les grains de sable de sa haine. Lorsqu’il fut enfin possible de converser avec elle sans qu’elle ne vocifère contre toute vie, le Vieux Gardien la questionna sur la raison de sa mise à mort.

Fiann cracha au sol.

« Ces chiens galeux m’ont vue récolter des plantes. Ajoutez à ceci mes cheveux roux, ils m’ont accusée de sorcellerie. Ce n’était pas plus compliqué que cela pour ces porcs… »

Sans se formaliser, le Vieux Gardien tenta d’en savoir plus.

« Mais quel genre de plantes était-ce ? »

Un éclair de violence brilla dans le regard de la jeune femme rousse et elle accéléra le pas pour rejoindre Tëaphol.

Le vieil homme observa un instant les deux jeunes gens discutant avec vivacité, le cœur transpercé par la joie de l’adolescent. Un flot de larmes silencieuses s’échappa de son âme rongée par le passé.

 

Le serpent est immobile, sa tête baignant dans son propre sang, bien loin de son corps. Le Mal est vaincu. Je suis libre.

Depuis que Fiann dormait contre lui, Tëaphol n’était plus sujet aux affreux cauchemars qui tourmentaient régulièrement ses nuits. Avec douceur, il dégagea son bras de dessous son corps endormi, respirant avec délices les effluves s’échappant de sa chevelure emmêlée par ce voyage interminable durant lequel leurs cœurs s’étaient trouvés et s’installa en face de son Maître devant le feu.

« Je vous souhaite le bonjour, Maître.

- Tu n’es plus mon Apprenant, Tëaphol. »

Cette phrase déchira l’être du jeune homme avec d’autant plus de souffrance qu’elle était totalement inattendue.

« Est-ce quelque chose que j’ai mal fait ? »

Le vieil homme secoua la tête, l’air serein.

« Sois rassuré, Jeune Gardien, tu n’as pas mal agi. Je n’ai juste plus rien à t’apprendre. »

Sans parvenir à chasser le malaise qui l’étouffait, Tëaphol attisa le feu, espérant lever le voile de glace tombé sur ses épaules.

« Mais pourquoi aujourd’hui ? Sans vous manquer de respect, nous n’abordons plus de leçons depuis notre départ… »

Avec difficultés, le Vieux Gardien se leva et contourna le foyer de braises pour regarder le Jeune Gardien dans les yeux, un sentiment paternel teintant ses mouvements.

« Tu as beaucoup appris durant notre voyage, Tëaphol. Je suis fier de toi. Demain matin, à l’exact instant où l’aube caressera de rosée le reste du monde, nous atteindrons le Sanctuaire. Là, ton initiation sera achevée. Réveille Fiann, nous partirons dès qu’elle sera prête. »

Alors que l’adolescent s’exécutait, le vieil homme s’éloigna du feu pour échauffer ses articulations endolories. Sa prière s’adressa au ciel éclairci par la levée majestueuse du soleil.

« Je suis si fatigué… »

 

Le vent soufflait, attisant la fureur des deux langues de mer tentant avec avidité de recouvrir la fine bande de terre reliant les parties nord et sud du continent. Étonné, Tëaphol se tourna vers son ancien Maître.

« C’est vraiment ici que se tient le Sanctuaire ? »

L’air impassible, le vieil homme le dépassa et s’agenouilla au centre même du monde, devant un rocher semblable à tous. Il posa ses mains dessus, traçant de ses doigts un portail qui, dès qu’il cessa de dessiner, s’ouvrit sur un escalier s’enfonçant au cœur de la terre.

Sans un mot, il s’y engouffra, suivi par Tëaphol et Fiann.

 

L’escalier débouchait dans une immense salle claire percée en son centre par un puits sans margelle. Le Jeune Gardien s’étonna.

« Mais… d’où vient la lumière, Maître ? »

Le vieil homme s’approcha du puits et posa son sac au sol.

« Elle est produite par les pierres elles-mêmes, Tëaphol. Elles contiennent un minerai épuisé depuis longtemps, capable de restituer la lumière qu’il a absorbé.

- Mais quelle lumière a-t-il absorbé ? Il n’y a aucune source. »

Au lieu de répondre à la question du Jeune Gardien, le vieil homme lança un regard sans équivoque à Fiann, silencieuse. Tëaphol s’approcha du puits avec curiosité.

« Et cela, qu’est-ce donc ?

- C’est là où se tient le Temps. »

Désappointé, l’adolescent s’éloigna du gouffre dont il ne pouvait détacher les yeux.

« Je pensais que le Sanctuaire serait plus impressionnant que cela, pour que vous m’ayez interdit de m’en approcher jusqu’à ce jour.

- C’est parce que le Temps est absent pour l’instant, Tëaphol. »

La voix de Fiann incita Tëaphol à lever la tête, au moment précis où elle poignardait son Maître dans le dos.

Leur hurlement fut conjoint.

« Reste là où tu es ! »

L’adolescent obéit à son Maître, le regard fixé sur la femme rousse s’agenouillant auprès du vieil homme dont les vêtements s’imbibaient de sang à une vitesse alarmante. Horrifié, il la vit lever une nouvelle fois son arme, avant que son bras ne se mette à trembler. Percevant son hésitation, le Vieux Gardien la supplia.

« Et si, pour une fois, tu ne le faisais pas ? »

La main de la sorcière se raffermit sur le manche de son poignard.

« Je regrette, mon amour. Tu sais comme moi que c’est impossible. »

Et dans ses yeux, le vieil homme vit qu’elle le pensait vraiment.

Avec une rapidité inouïe, la lame s’enfonça six fois de plus dans le corps usé. La sorcière se releva et s’écarta promptement, le visage figé dans une expression neutre. Tëaphol se précipita vers le vieillard gisant à terre.

« Maître… »

Toussant, le Vieux Gardien tenta de se redresser.

« Arrêtez, Maître…

- Tais-toi. J’ai encore quelque chose à dire, Jeune Gardien. »

Renonçant à se battre, le vieil homme fixa le plafond de la crypte, les mains sagement posées sur son torse se soulevant avec peine.

« Je me nomme Tëaphol. J’ai été trouvé le lendemain d’une pluie d’étoiles filantes, dans une forêt bordant la Grande Mer du Nord. Je me souviens de cette vie où j’ai décidé de retourner le Sablier, comme de toutes les autres depuis que je l’ai fait. Je revois tous ces moments où je me suis demandé si les Hommes méritaient de vivre. Aujourd’hui, Jeune Gardien, il est Temps de faire ton choix… À ta place, je ne recommencerais pas.»

Un pilier de lumière jaillit du gouffre auprès duquel le sac du gardien gisait, éclairant les moindres recoins de la salle. La vague de clarté caressa doucement le visage du vieil homme, telle une mère accueillant son enfant. Au même instant, le regard du Vieux Gardien se vida de toute vie.

« Le Temps est venu. »

Une larme de colère creusa son chemin dans le visage de Tëaphol défiguré par cette tristesse mêlée d’incompréhension qui était sienne. Lentement, il se détacha du corps de son Maître et se tourna vers Fiann qui recula prudemment.

« Explique-moi ce qu’il se passe, sorcière. »

Elle le regarda avec un mélange de tendresse et de pitié.

« Tu n’as donc jamais vu de carte de notre Monde, Jeune Gardien ? »

De sa main libre, Fiann lui indiqua de lever les yeux. Au plafond était gravé un immense sablier dont le point de rotation se situait juste au dessus du puits d’où s’échappait ce faisceau lumineux si dense qu’il en paraissait solide.

« Jeune Gardien, tu te nommes Tëaphol, ce qui ne signifie pas « le Retrouvé », mais « le Retourné ». Quant à moi, je suis la Fin de toute chose. Ce que tu vois est le Sablier qui permet au Temps de se régénérer et de poursuivre sa course sans jamais s’arrêter. Prends les livres »

Méfiant, Tëaphol lui obéit sans la quitter des yeux, ouvrant les volumes au hasard.

« Colle les deux pages l’une contre l’autre, l’Éternité à droite et le Sablier Retourné à gauche. Lis à voix haute comme si elles ne formaient plus qu’une.

- Lorsque le Temps sera alourdi par la vie des Hommes, le Gardien qui est deux devra accomplir ce pour quoi il existe. L’Éternel combattra la Fin et cèdera sa place au Retourné, qui choisira le renouvellement de chaque chose en faisant offrande de sa jeunesse au Temps. Ainsi seulement, le Sablier se retournera et le Temps poursuivra sa ronde infinie. Si la Fin venait à nourrir le Temps, alors toute chose disparaitrait avec la Mort du Serpent. »

Désabusé, le Jeune Gardien reposa les ouvrages sur le sac de son Maître, caressant d’un doigt la couture fraiche, nouvelle réparation venant recouvrir les innombrables précédentes. Lentement, Fiann se rapprocha de lui à pas mesurés.

« Reste où tu es, sorcière ! »

Le visage de la jeune femme s’attrista.

« Je te le dis à chaque fois, mon amour. Si le Temps me le permettait, nous vivrions autrement. »

Fiann releva la tête avec arrogance, dévoilant ses yeux devenus aussi rouges que la violence.

« Mais je suis la Fin et tu es le Retourné, de notre combat dépendra le retour du Serpent Éternel ou sa défaite !

- Non ! »

Surprise, la sorcière baissa son arme.

« C’est la première fois que tu ne me tues pas. »

Énervé, Tëaphol hurla sa frustration.

« Je ne comprends pas ! »

Pour la dernière fois, un sourire illumina le visage de la sorcière aux yeux de feu.

« Il n’y a rien à comprendre, mon amour. Le Temps a besoin de deux Gardiens. »

D’un puissant mouvement de poignet, Fiann lança le poignard qui se ficha dans le torse du Jeune Gardien, le faisant basculer en arrière dans le Puits du Temps. Avant que la Rotation ne commence, la jeune femme jeta le sac et les deux livres dans le gouffre afin qu’ils accompagnent Tëaphol dans ce voyage plus difficile qu’aucun autre.

Fiann s’accroupit aux côtés du Vieux Gardien, attendant que le flot de lumière du Temps s’interrompe pour amorcer le début d’un cycle renouvelé, éternelle guerre entre la Vie et la Mort où l’amour ne trouvait pas sa place. Avec douceur, elle caressa ses cheveux blancs.

« J’aurais pu me jeter dans le gouffre, Tëaphol. Tout se serait achevé… Mais je voulais te revoir. Peut-être que cette fois-ci… Peut-être que cette fois-ci j’y arriverai. »

Les larmes baignèrent le visage pâle de la jeune femme qui ferma d’une main les yeux vitreux du Gardien où se reflétaient les vives lueurs des pierres suffisamment gorgées de lumière pour luire une nouvelle période du Sablier durant.

« La vie est une course pour le repos, mon amour. »

 

Vies qui sont toutes miennes, tordues dans le tourbillon du Temps qui ne survit qu’à travers moi, qu’à travers nous qui sommes deux et pourtant unique, l’enfant qui ne sait rien et le vieillard qui se souvient de tout, de chacune des vies qu’il a dévouées au Temps, serpent cruel qui régit chaque chose et qui pourtant nécessite mon existence pour survivre, l’existence des Gardiens…

Le vieil homme s’éveilla, la main serrée sur la bandoulière de son sac et les yeux emplis des larmes de toutes ces vies qui se rappelaient à sa mémoire.

« Combien de Temps encore cela va-t-il durer ? »

Le murmure du vieillard s’adressa au vide des astres silencieux.

« Répondez-moi ! »

Son cri transperça la nuit, alors qu’au même instant, à l’autre bout du continent en forme de sablier, une pluie d’étoiles filantes annonçait la venue d’un nouveau né.

 

~Bezuth

Ajouter un commentaire

Anti-spam