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Communixion

L’immensité du vide s’étendant devant lui était effrayante. Il jeta un discret coup d’œil sur la droite.

Vous êtes sûrs ?

Oui. On le fait !

Il inspira profondément.

Géronimooooo…

Le cri de SlyXx se coupa brusquement. Une à une, les voix s’éteignirent. J3ff resta seul. Link64 se tourna vers lui, l’air interrogateur. Elle remua les lèvres, comme pour lui demander ce qu’il attendait. Tentant de maîtriser son angoisse, il inspira une nouvelle fois, puis souffla avant de franchir le pas.

Le silence.

Plus de réseau.

—  C’est géant !

Il tomba instantanément amoureux de la voix naturelle de Link64, qu’il entendait pour la première fois.

L’air fou, J3ff s’extirpa du taxi sans même prendre le temps de remercier son chauffeur et sauta sur sa mère, occupée à cuisiner.

— Maman !

Cette dernière sursauta et laissa échapper son couteau, qui manqua de se ficher dans son pied. Elle réprimanda son fils en ramassant l’outil.

Qu’est-ce qu’il te prend, Jeff ? Pourquoi tu parles ?

J3ff réprima son excitation et rejoignit le canal de communication familial.

On a testé une zone hors-réseau avec le crew, aujourd’hui !

Sa mère leva les yeux au ciel.

Les jeunes, de nos jours…

Imperturbable, J3ff décrivit son aventure.

C’était terrifiant ! D’un coup, tous mes flux se sont interrompus, j’avais plus aucune communixion ! Je suis resté au moins dix minutes sans news, d’ailleurs j’ai loupé tellement de choses ! Mais surtout…

Une vague de chaleur envahit le corps de l’adolescent qui se sentit rougir, sans que sa mère, concentrée sur la taille de ses légumes en accord avec la vidéo-tutoriel qu’elle suivait, ne s’en aperçoive.

J’ai pu entendre leurs voix, aujourd’hui.

Voyons, Jeff, ça n’a rien d’extraordinaire. Tu peux entendre leurs voix quand tu veux, il suffit de leur parler.

Tu ne comprends pas. Ma tête… Il n’y avait rien d’autre que leurs voix.

Il gratta d’un air distrait la base de sa nuque.

Maman… tu te demandes jamais comment c’était, avant l’invention de la communixion ?

La réponse sèche de sa mère refroidit son enthousiasme.

Les gens ne communictaient tout simplement pas. Ils étaient isolés, sur leurs écrans en permanence. Vous n’apprenez pas ça à l’école ? Enfin, il manque des passages dans ce tuto ! Comment il arrive à ce résultat ?!

Le professeur s’avança dans la salle. Aussitôt, l’habituelle notification poppa dans ses pensées.

Vous allez entrer dans un canal prioritaire. Raison : éducation.

Il accepta les conditions d’utilisation de la salle de classe et attendit patiemment que le cours débute. L’appel fut bref.

Lucie n’est pas là, aujourd’hui ? C’est curieux, habituellement ses parents me préviennent en cas d’absence…

J3ff fit volte-face pour fixer le pupitre vide de Link64.

Jeff, regardez devant vous, je vous prie. Le document que je vais vous transmettre est important et vous aurez un contrôle de compréhension dessus.

Le rappel à l’ordre le fit rougir sous les moqueries silencieuses de ses camarades. Il était certain que le canal clandestin de bavardages grouillait de moqueries à son sujet… Encore heureux qu’il ne s’était pas logué dessus en arrivant. Le document s’afficha brutalement sous ses yeux.

Avez-vous bien reçu l’article de loi relatif à l’exploitation des données personnelles dans le cadre de la communixion ?

Il hocha la tête et se pencha sur le document, à mourir d’ennui. Le professeur commença à présenter la leçon.

Nos ancêtres, limités par l’utilisation des smartphones, étaient la proie de commerciaux prêts à tout pour acheter des informations sur eux, afin de cibler au mieux leurs publicités pour pousser à l’achat. Avec l’arrivée de la communixion, ces pratiques sont devenues obsolètes et…

4Gh0sts souhaite communicter avec vous.

Intrigué, J3ff scrolla les informations de 4Gh0sts. Ils n’avaient qu’une seule connaissance en commun, Link64. Et aucun point d’intérêt. Par curiosité, J3ff accepta l’invitation.

Hey.

Salut.

Tu sais où est Link64 ?

Non, elle est pas en cours. T’es qui ?

Son frère.

Ah.

Elle est pas rentrée hier, après votre sortie. Les vieux sont morts d’inquiétude.

Elle est pas rentrée ?!

La conversation resta un instant suspendue alors que J3ff réfléchissait.

Mais elle a pris son taxi, pourtant.

Tu te souviens le numéro d’identification ??

J3ff sentit une sueur froide lui couler dans le dos.

Non… J’ai pas regardé.

Tu peux demander à ton crew ? C’est super important.

J3ff soupira et entra le mot de passe du jour pour accéder au canal clandestin ; il changeait automatiquement toutes les vingt-quatre heures afin que les professeurs ne puissent s’intégrer à la conversation et clore le canal. Aussitôt, des moqueries l’accueillirent. Il n’y prêta pas attention et se concentra sur la demande de 4Gh0sts.

@SlyXx, @FoxiF0x, @Cmoaa, vous avez fait gaffe à l’identif’ du taxi de Link64 hier ?

Leurs réponses furent noyées dans le flux constant des autres qui s’interpelaient à travers le canal de discussion, mais une photo lui parvint.

FoxiF0x vous a envoyé une image. Confirmez la réception.

Il ouvrit avec soulagement le .jpeg affichant clairement le numéro d’identification du taxi devant lequel se tenait Link64 et Cmoaa, enlacées. Son cœur se serra à la vue de son amie, à priori disparue. Il transféra immédiatement le fichier à 4Gh0sts, qui le remercia.

@J3ff, pourquoi tu veux ça ?

Il ignora FoxiF0x et tenta de se concentrer à nouveau sur la leçon, malgré ses pensées tournées vers Link64.

J3ff fixait le plafond de sa chambre, plongé dans l’historique de ses messages privés avec Link64. Il les relisait sans vraiment y prêter attention, plus concentré sur leurs derniers moments passés ensemble que sur les gifs qu’elle lui envoyait. Elle était si fière de sa collection… outre d’obscures références à la pop culture des années vingt, s’y trouvaient pêle-mêle des chatons animés, des ours danseurs et des bébés morts de rire. Un nouveau message de 4Gh0sts lui parvint.

On l’a retrouvée.

J3ff sauta sur ses pieds et commanda un taxi pour se rendre à l’adresse indiquée.

J3ff frissonna, planté devant l’hôpital qui diffusait en permanence des règles sanitaires et conseils médicaux sur un fond musical exaspérant.

Bienvenue. Rendez-vous programmé ? Urgence ? Visite à un proche ?

Il sélectionna la dernière option et précisa le nom de son amie. Un plan lui fut transmis. Le chemin à suivre clignotait en vert.

Au bout du périple, il rencontra un couple d’âge mûr. Leur regard était rivé sur la vitre teintée qui permettait d’observer l’intérieur d’une chambre.

Excusez-moi ?

L’homme se tourna vers lui, l’air exténué. La femme persistait à dévorer de ses yeux rougis le contenu de la pièce, à la fois soulagée et dévastée.

C’est bien la chambre de Lucie ? Je m’appelle Jeff, je suis un de ses amis.

Sans répondre, l’homme lui désigna la porte. J3ff la franchit, après un dernier regard sur la femme dont les larmes recommençaient à couler.

Il s’approcha de la silhouette recroquevillée sur le lit.

Link64 ?

La jeune fille ne leva même pas les yeux vers lui. Inquiet, J3ff la frôla d’une main hésitante. La réaction de son amie le stupéfia : elle bondit du lit et se réfugia dans un des coins de la pièce, le regard fou. Il laissa retomber son bras, décontenancé. Avant de se plaquer les mains sur les oreilles. De la bouche de l’adolescente sortait une plainte si atroce qu’il était impossible de la supporter. Un infirmier se précipita dans la pièce et quelqu’un poussa J3ff vers la sortie, tandis qu’une aiguille s’enfonçait dans la cuisse de Lucie. Le cri s’arrêta abruptement et le silence qui lui fit suite était assourdissant. Il observa à travers la vitre l’infirmier la porter sur le lit, comme une poupée de chiffon. L’homme à ses côtés, en tenue de médecin, soupira en secouant la tête.

J’aurais préféré ne pas en arriver là.

Que lui arrive-t-il ? Pourquoi elle est comme ça ?

Le médecin se tourna vers les parents de l’adolescente, qui après un instant de concertation silencieuse acquiescèrent.

Elle a été victime d’un attentat.

J3ff fronça les sourcils.

Un attentat ?

Des extrémistes jugent que la communixion est en train de nous déshumaniser. Ils enlèvent des gens au hasard et leur arrachent leur carte Wi-Fi, sans réfléchir aux conséquences. C’est la première fois qu’ils s’en prennent à un enfant.

J3ff frissonna et porta instinctivement la main à la base de sa nuque. Le petit appareil à peine plus gros qu’un dé à coudre glissa sous ses doigts. Il était là depuis si longtemps… J3ff ne parvenait même pas à se souvenir de la greffe. Le médecin soupira à nouveau.

Nous recevons notre carte dès l’apparition de la parole, afin d’apprendre à communicter de manière inconsciente le plus tôt possible. C’est un crime de priver un être humain de cette faculté. D’autant plus que, malgré la plasticité cérébrale, nous ne connaissons pas encore les conséquences d’une ablation brutale de la carte Wi-Fi sur le cerveau, ni même si les victimes pourront un jour simplement communiquer à nouveau…

Vous voulez dire… Qu’elle ne peut même plus parler ?

Le médecin secoua la tête.

Son cerveau n’est pas capable de faire la part des choses entre la communixion et la parole. C’est si naturel pour elle… Arracher sa carte lui donne l’illusion d’avoir été amputée de sa langue. La jeune fille que tu as devant toi n’est plus rien qu’un animal.

Le médecin étendit les bras pour englober le couloir d’un geste.

Dans ce service sont rassemblées les victimes de ces terroristes. Certains sont là depuis pratiquement un an et ils n’ont fait aucun progrès notable. Ils sont réduits à manger, dormir, manger…

Mais pourquoi personne n’est au courant ?!

En dehors de l’hôpital, toute information au sujet de ces attentats est censurée. Même si tu essaies de communicter ce que tu sais, les autres ne comprendront pas ; ce sera automatiquement filtré.

La colère étouffa J3ff.

C’est dingue ! On est en danger et personne ne fait rien !

Le médecin fronça les sourcils.

Ce n’est pas ce que j’ai dit. Des recherches sont activement menées pour trouver ces terroristes. Mais ce dossier est classé secret : essayer de le diffuser ne t’apporterait que des ennuis.

Il posa une main sur l’épaule du jeune homme.

Laisse les personnes compétentes faire leur travail. Toi, ce que tu peux faire, c’est être là pour ton amie.

J3ff sentit des larmes de rage perler.

Mais comment je fais ça, sans communixion ?

Le médecin se contenta de raffermir sa prise sur son épaule, sans répondre.

L’immensité du vide s’étendait devant lui à nouveau. Mais cette fois, il n’hésita pas et pénétra la zone hors-réseau d’un bloc. Aussitôt, le silence se fit.

Seul. Le premier mot auquel il pensa. Puis perdu.

Pourquoi vous lui faites ça ?

La détresse l’inondait. Mais personne ne répondit.

— Pourquoi ?

Son cri se répercuta dans la salle vide. Sa propre voix lui fit mal aux oreilles. Il s’installa dans un recoin de la pièce et attendit. Il patienta jusqu’à pratiquement devenir fou. Lorsqu’il retrouva la communixion, il s’aperçut que vingt minutes seulement s’étaient écoulées dans la zone hors-réseau. Le poids de ce que subissait Link64 l’écrasa brutalement.

Link64 était assise sur son lit, le regard perdu dans le vide. À quoi pensait-elle ? Pensait-elle seulement ? J3ff s’approcha doucement pour ne pas l’effrayer comme la première fois. Il venait tous les soirs après les cours depuis son agression. Lorsqu’elle perçut sa présence, elle leva ses yeux flous sur lui. Elle semblait le reconnaître. En tout cas, elle acceptait sa présence, tant qu’il ne faisait pas de geste brusque. Lentement, il tira de sa poche une antiquité empruntée à son père, un vieux smartphone des années vingt, un peu capricieux mais toujours utilisable. Il était parvenu, avec l’aide de 4Gh0sts – il s’y entendait un peu en rétro-technologies – à ouvrir un canal exploitable sur la relique. Il le présenta à Link64, écran allumé. Elle ne tendit pas la main mais posa son regard dessus. Les mots furent transcrits dès la fin de sa phrase.

« Salut, Link64. Ça va ? »

Le résultat ne fut pas celui escompté. La jeune fille expédia le téléphone contre le mur où il se brisa en mille éclats et plaqua ses mains sur ses yeux en hurlant à la mort. Sans réfléchir, J3ff l’enlaça. Son cri résonnait en lui. Il comprenait sa signification. Il pouvait presque entendre son message.

Seule.

— Je suis là. Tout va bien, je suis là. Je suis là, Lucie.

Fut-ce des secondes, des minutes, des heures ? Au bout d’un instant qu’il ne parvint à mesurer, son amie cessa de crier. Elle se laissa bercer sans se débattre. J3ff se rendit compte qu’il n’avait pas cessé de prononcer des paroles rassurantes. Se sentant idiot, il se tut. Link64 se défit de son étreinte et lui agrippa le bras, tendue.

— Ça va, Lucie. Calme-toi.

Elle se détendit et lâcha son bras.

Tu as réussi ?

Surpris, J3ff se tourna vers la porte. La mère de Link64 était là, les larmes aux yeux. Elle s’approcha doucement, main tendue, sous le regard méfiant de sa fille. Elle s’arrêta juste avant de la frôler, tremblante.

— L… Lucie… ma chérie…

Après une éternité, l’adolescente posa sa joue sur la main de sa mère.

 

~Bezuth

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Date de dernière mise à jour : 01/11/2021

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