Juste un Rêve

Juste un rêve

Jo traînait dans le Salon, se demandant encore pourquoi elle avait accepté de venir. Son frère avait horreur d’être seul et il était obnubilé par les nouvelles technologies : deux facteurs qui avaient conduit Jo à assister au Salon des innovations techniques et à venir s’échouer sur la grève d’un stand ridiculement petit, fatiguée par cette marée humaine dans laquelle son frère s’était noyé avec le plus grand bonheur, attiré par de toutes nouvelles sirènes intelligentes connectées à distance à son Smartphone.

Sa planche de salut était un minuscule stand déserté par les visiteurs bourrés de high-tech’, sur lequel s’étalaient des objets rétro-futuristes aussi brillants que des coquillages. Sa main se porta instinctivement vers une montre à gousset cuivrée étrangement hypnotisante…

« Bonjour. »

Jo écarta brusquement sa main de la montre et leva les yeux vers l’homme qui se tenait pareil à un phare derrière l’ilot désert de son stand. Ses habits, comme ses gadgets, provenaient d’un autre temps.

« Quelque chose vous intéresse, jeune fille ? »

Jo haussa les épaules alors qu’un étrange sentiment de malaise tombait sur son âme. L’exposant la dévisageait comme s’il cherchait une balise à travers la houle. Il attrapa la montre par sa chaînette et la fit osciller sous le nez de Jo avec un doigté digne d’un magnétiseur.

« Vous savez, chacun des objets que j’expose ici a quelque chose de particulier, un peu comme les humains. Pris un à un, ils sont uniques. Mais à l’échelle de l’Univers… ils fonctionnent par paire. »

Jo se sentit rougir sous le regard insistant de l’exposant. L’homme cessa de balancer la montre et la fourra brusquement dans la main de la jeune fille.

« Je dois ranger mon stand… Voudriez-vous bien m’attendre à la table là-bas, à côté de mon fils ? »

Jo ne parvient pas à protester et se retrouva, montre en main, devant une table de cafétéria atterrie comme par magie au centre de la foule, la scindant en deux tel un rocher émergeant des flots. Y patientaient un homme d’une vingtaine d’années et un enfant perché sur un téléphone. Elle s’approcha de l’enfant qui ne quitta pas l’écran des yeux.

« Salut. Je peux m’assoir à côté de toi ? »

L’enfant qui ne devait pas dépasser les six ans hocha la tête, son attention focalisée sur le jeu dans lequel il s’absorbait totalement.

Sous le regard dérangeant du jeune homme qui attendait, les mains dans les poches, Jo tira une chaise et se pencha sur le téléphone avec l’enfant.

« Il est bien, ton jeu ? »

L’enfant poussa un feulement digne d’une bête sauvage qu’on aurait voulu approcher de trop près. Les yeux du jeune homme, toujours posés sur Jo, luisirent d’un éclat d’hilarité mais son visage conserva son air maussade.

 

Après une demi-heure passée ainsi dans un silence gênant, l’exposant arriva tout sourire à table.

« Vous avez pu faire connaissance ? »

Le jeune homme choisit ce moment pour se lever et s’insérer sans une vague dans la masse mouvante de personnes.

L’exposant tendit une main à Jo.

« Vous venez ? »

Jo se leva et attendit que l’enfant fasse de même. L’exposant fronça les sourcils, intrigué.

« Mais… qu’est-ce que vous attendez ?

- Votre fils ! »

L’homme écarquilla les yeux de surprise avant d’éclater de rire.

« Ce n’est pas mon fils ! »

Sans laisser le temps à Jo d’exprimer son incompréhension, il l’attrapa par la main et l’entraîna vers les entrepôts du salon, zone beaucoup plus calme que les parties accessibles au public. Après un dédale de couloirs obscurs dans lequel Thésée lui-même se sentirait perdu, ils débouchèrent dans un hangar poussiéreux plongé dans le noir.

L’exposant lâcha la main de Jo et ouvrit les bras devant une impressionnante maquette ayant dû servir pour un film de science-fiction. Aussitôt, la porte du vaisseau s’abaissa.

En contre-jour, l’homme se tourna vers elle, un sourire aventureux aux lèvres.

« Suivez-moi, jeune fille. »

 

Eblouie, Jo dut cligner des yeux plusieurs fois avant de pouvoir discerner la plateforme de commandes confortable et incroyablement steampunk qui se dévoilait à elle. Hésitante, elle s’approcha de l’exposant qui triturait différentes commandes.

« Vous êtes sûr qu’on a le droit d’être ici ? »

Elle sursauta lorsque la porte se referma derrière elle avec un chuintement. L’homme la regarda sans paraître comprendre.

« Bien sûr que nous sommes autorisés à entrer… c’est chez moi ! »

Après un instant de flottement, Jo se mit à reculer doucement.

« Laissez-moi sortir.

- Allons, jeune fille… »

Jo trébucha sur un câble et tomba à terre. L’homme se précipita pour l’aider à se relever mais elle se débattit.

« Laissez-moi tranquille !

- Papa, tu as déjà entré les prochaines coordonnées ? »

Le jeune homme qui patientait à la table avec l’enfant au téléphone apparut dans la salle, ses yeux plissés pour déchiffrer le registre manuscrit qu’il tenait entre ses mains. Son regard glissa sur l’exposant penché au-dessus de Jo et se ferma en même temps que le registre.

« Qu’est-ce qu’elle fait ici ? »

L’exposant se redressa et tira sur ses vêtements pour ajuster sa tenue. Face aux balbutiements d’excuses qu’il fournit, le jeune homme s’énerva brusquement.

« Tu as encore recommencé ! C’est pas possible, tu avais promis !

- Parle-moi sur un autre ton, jeune homme ! Ce n’est pas une façon de s’adresser à son père !

- Je te respecterai lorsque tu arrêteras de te comporter comme un adolescent !

- Hum… Excusez-moi… »

Le regard des deux hommes convergea vers l’index de Jo, toujours au sol.

« Vous… C’est votre fils ? »

Ils acquiescèrent de concert.

« Mais… il a vingt ans et vous à peine trente… »

Le jeune homme arbora un sourire sarcastique.

« Ça, c’est grâce à la magie des voyages dans le Temps ! »

L’index de Jo retomba.

« Vous me faites marcher ? »

Les deux hommes secouèrent la tête ensemble. Jo se releva et épousseta ses vêtements.

« Très bien. Bonne blague, je suppose qu’elles tombent toutes dans le panneau. Laissez-moi sortir, maintenant. »

Le regard du jeune homme s’adoucit avec le ton de sa voix.

« Je crains que ce soit impossible, mademoiselle. Nous sommes dans le Temps.

- La blague a assez duré… »

L’exposant ouvrit un volet dissimulant un hublot et l’invita à regarder au travers. Avant de s’évanouir devant cette vision particulière, Jo put entendre le fils réprimander son père.

« Je t’ai déjà expliqué ce que ça fait à quelqu’un qui n’y est pas habitué ! »

 

Jo se réveilla dans une chambre inconnue, persuadée d’avoir rêvé. L’organisation était spartiate, sans fioriture, si ce n’est le tableau peint à l’huile d’une très belle femme souriante et pleine de vie. Elle sursauta en entendant qu’on toquait à la porte.

Sans attendre de réponse, le jeune homme entra, un plateau de thé à la main.

« Excusez-moi d’être entré sans votre permission, mais c’est vraiment lourd… »

Il posa délicatement le plateau sur le bureau et tendit sa main à la jeune fille stupéfaite.

« Nous devrions commencer par les bases. Je m’appelle Arthur. Et l’olibrius qui est censé être mon père se nomme Archibald. Quel est votre nom ? »

Rattrapée par son cauchemar, Jo se sentit obligée de s’assoir.

« La fenêtre… Qu’est-ce que j’ai vu ? »

Arthur leva les yeux au ciel avec un soupir puis se tourna vers le bureau pour lui servir une tasse de thé.

« Mon père ne comprend pas que la vue de la trame du Temps puisse être dangereuse pour qui n’y est pas préparé. La dernière personne qu’il a fait monter dans son vaisseau est devenue folle ! J’aime à penser que c’est ce qui lui est arrivé la première fois qu’il a vu le Temps, ça expliquerait beaucoup de problèmes… »

Il se retourna vers elle avec un sourire et lui tendit la tasse. Jo leva une main pour refuser mais il insista.

« Buvez-le, vous vous sentirez mieux après.

- Vous avez dilué un sédatif dedans ? »

Arthur tira un fauteuil pour s’y assoir avant de répondre.

« Non. C’est le mélange que ma tutrice avait l’habitude de préparer quand je me sentais mal. »

Il posa sur elle un regard impénétrable alors qu’elle trempait ses lèvres dans le thé trop fort. Elle reposa la tasse presque pleine.

« Alors… Si nous sommes vraiment dans le temps… vous êtes des voyageurs du temps ? »

Arthur hocha la tête et l’invita d’un geste à finir sa tasse.

« Et… comment ça se fait ? Vous venez du futur ? »

Arthur eut un nouveau sourire.

« Non. Je suis né au XIXe siècle. J’ai quelques fragments de souvenirs où mes parents et moi formions une famille heureuse et paisiblement normale. Mais ils étaient des inventeurs, de la période durant laquelle les découvertes scientifiques ont explosé ! Ils ont très vite été embarqués dans la fièvre de la recherche… et un jour, ils ont trouvé ce moyen pour voyager dans le temps.

Ils l’ont construit, puis testé. Mais le système de navigation n’était pas très fiable à l’époque et ils n’avaient pas encore réfléchi à la manière dont ils allaient revenir.

Je les ai attendus pendant dix ans. Et puis, au moment où j’avais perdu tout espoir de revoir le sourire de ma mère, ce vaisseau est apparu dans la cave de notre maison. Mon père était rentré. Seul.

Bien évidemment, il ne pouvait pas revenir me chercher plus tôt, maintenant que j’avais vécu ces dix années sans lui. Ceci explique cette si faible différence d’âge apparent entre nous. Si vous prenez les dates de naissance par contre, je deviendrais instantanément une nature morte pour vous… »

Arthur se leva brusquement et parcourut la pièce sous le regard ébahi de Jo qui cherchait à intégrer les concepts qu’il lui expliquait.

« Ce que vous devez comprendre, c’est que vous ne pouvez pas rester indéfiniment ici. Mon père n’aurait jamais dû vous faire monter à bord. A un certain moment, tout bascule. On ne peut plus vivre que dans le Temps lui-même, car à l’extérieur, tout va trop vite. Tout change et c’est de cela dont il a si peur. Il ne dort plus, il croit ne plus en avoir le temps. Il passe sa vie à courir, de peur d’être rattrapé par celle qu’il a abandonnée en montant pour la première fois dans ce vaisseau. Mon père est mort depuis longtemps. »

Sa voix s’éteignit dans un murmure alors que ses pas s’arrêtaient devant le tableau. Jo abandonna sa tasse sur le plateau et testa ses jambes avant de se lever pour se rapprocher du jeune homme pensif.

« C’est votre mère ?

- Oui. Mon père n’a jamais voulu me dire ce qu’elle était devenue.

- Elle est très belle. »

Arthur se détourna du tableau et reprit le plateau de thé sans protester face à la tasse pratiquement pleine.

« Je vais vous laisser vous reposer. Je viendrai vous chercher dès que j’aurais réussi à faire entendre raison à mon père et qu’il acceptera de vous ramener à votre époque. »

Il disparut avant même de lui laisser le temps de répondre.

 

Pensive, Jo fit le tour de la chambre plusieurs fois, sans rien trouver pour apaiser sa curiosité. Son esprit était échauffé par les nombreuses théories qui lui traversaient la tête au sujet des voyages temporels : séries, hypothèses scientifiques, utopies, tout se mélangeait pour aboutir à une seule question… était-ce juste un rêve ?

Elle se laissa tomber sur le lit avec un soupir. Sentant une gêne, elle sortit de sa poche arrière la montre à gousset que l’exposant – Archibald ?- lui avait donnée. Elle la tourna et la retourna plusieurs fois entre ses doigts, intriguée par la fascination qu’exerçait la babiole sur elle. Après ce qu’il lui sembla être une éternité, elle trouva la force de replacer la montre dans sa poche et de partir à la recherche des voyageurs du Temps.

 

Elle se fia aux éclats de voix pour se guider jusqu’à la salle de commandes. Les deux hommes étaient encore en train de se disputer, certainement à son sujet, mais se turent en remarquant sa présence. Archibald lui adressa un magnifique sourire.

« Que diriez-vous de visiter le Crétacé, jeune fille ? »

Arthur cacha son visage entre ses mains pour contenir son énervement.

« Pourquoi tu lui poses la question alors que tu as déjà pris ta décision ? »

Sans écouter les vociférations qui servirent de réponses à son père, Arthur actionna une manette qui ouvrit la porte sur une végétation luxuriante et se tourna vers Jo, tentant de faire bonne figure.

« Vous venez ?

- Comme ça ? Avec mes vêtements du XXIe siècle ? »

Archibald cessa de grommeler pour lui lancer un regard étrange.

« Qui pensez-vous choquer vêtue ainsi ? Les fougères ? C’est aussi stupide que moi m’écriant « carotte » sans aucune raison ! »

Jo fronça les sourcils.

« Mais… pourquoi auriez-vous envie de crier « carotte » ?

- Je ne sais pas ! Ouvrez un peu votre esprit, jeune fille ! »

Archibald quitta la pièce à la recherche du registre de commandes et Arthur en profita pour attraper la main de la jeune femme et l’attirer dehors.

 

Quelques minutes après leur sortie, Archibald pointa le bout de son nez pour s’assurer de leur absence. Satisfait, il hissa hors de sa cachette un lourd volume empli de photographies en noir et blanc. Il le feuilleta longuement, jusqu’à trouver celle qu’il lui fallait.

Sous ses yeux souriait sa femme disparue, tenant la main d’une petite fille brune. Elles tendaient fièrement toutes deux vers l’objectif une étrange montre brillant d’un éclat aveuglant pour l’appareil photographique d’Archibald, qui avait d’ailleurs explosé après cette prise.

« Uniques… Une seule paire dans tout l’Univers. »

Une larme tomba sur le papier légèrement jauni.

 

Archibald était tranquillement en train de déguster un café lorsque les deux jeunes gens rentrèrent, les yeux brillants d’excitation. Il sortit sa montre dans un geste particulièrement exaspérant et lent.

« C’est à cette heure-ci que vous rentrez ? »

La réprimande ne parvint pas à effacer le sourire d’Arthur.

« On a bien le droit de s’amuser, non ? »

Archibald posa délicatement sa tasse sur sa soucoupe.

« Je croyais que tu voulais ramener cette jeune fille dans sa temporalité au plus vite.

- Elle s’appelle Jo. »

La bonne humeur du jeune homme s’était quelque peu évaporée devant le tournant que prenait la conversation. Son père leva un sourcil.

« Joséphine ? »

Jo s’intercala entre le père et le fils.

« Non, Jo tout court. Mes parents ont un certain sens de l’humour… »

Le regard que posa Archibald sur elle avait perdu toute chaleur, comme s’il était brusquement devenu amnésique. Arthur s’en aperçu et poussa Jo devant lui.

« Viens… Ton rythme circadien est encore axé sur vingt-quatre heures, tu dois dormir sinon tu vas t’effondrer de fatigue. »

 

A peine entrée dans la chambre, Jo se tourna vers Arthur avec détermination.

« Pourquoi ton père agit-il de manière si étrange ? »

Avec un soupir, comme à chaque fois qu’il évoquait son père, Arthur s’assit sur le lit et invita Jo à s’assoir à ses côtés. Il haussa les épaules, désabusé.

« Je n’en ai aucune idée. Il force des gens à monter dans le vaisseau, leur montre qu’il peut vraiment voyager dans le temps, puis les ramène à leur vie d’antan. Comme s’il cherchait quelque chose, mais qu’il ne savait pas quoi. »

Jo leva un visage triste vers le jeune homme.

« Je n’ai pas envie de partir. »

Arthur resta silencieux un instant puis, avec un calme qu’il ne ressentait pas, il approcha doucement son visage de celui de Jo. A la seconde où leurs lèvres allaient se frôler, Jo s’écroula sur le lit, rattrapée par l’alternance du jour et de la nuit à laquelle son corps était habitué.

Sans un bruit, Arthur rabattit la couverture sur elle et rejoignit son père dans la salle de commandes.

 

Archibald était perché sur un des fauteuils, à la recherche du registre de commandes, et interpella son fils sans se retourner.

« Elle a tenté de lutter contre la mélatonine, elle aussi ? J’aime particulièrement ce moment où ils tombent, c’est comme si on avait coupé le courant… »

L’inventeur fit face à Arthur et à son visage fermé.

« Oh… C’est l’heure des conversations sérieuses ? »

La blague ne dérida pas le jeune homme.

« Pourquoi elle ? »

Ennuyé, Archibald lissa le devant de son gilet, tentant de trouver un moyen d’échapper à la question.

« Je veux une réponse, papa. Pourquoi elle ? »

Au pied du mur, le scientifique jetait des regards affolés de tous côtés.

« Carotte !

- Papa ! Sois sérieux pour une fois ! Pourquoi as-tu choisi cette jeune fille dans toutes les vies qui sont à ta disposition ? Pourquoi celle-ci et pas une autre ? »

 

« Bonjour, Jo. »

La lumière rasante de cette chaude fin d’après-midi était apaisante. Assise dans l’herbe, Jo leva la tête vers une femme magnifique qui lui sourit avant de s’assoir à côté d’elle. Son visage lui rappelait quelque chose, mais Jo se sentait incapable de réfléchir.

« Où sommes-nous ?

- Nous sommes dans ton rêve, Jo. Grâce aux montres. »

La femme parlait doucement et en articulant exagérément, comme si elle était consciente des difficultés de concentration qu’éprouvait Jo. Jo laissa sa main raser l’herbe, saturant ses récepteurs du toucher. Une idée apparut brutalement dans son esprit ; elle y avait toujours été mais elle venait juste de naître, si évidente qu’il ne pouvait en être autrement.

Sous le regard encourageant de la belle femme, sa main cessa de caresser l’herbe pour peu à peu s’élever vers l’épaule de la femme.

Le rêve explosa lorsqu’elle la toucha.

 

« Il a choisi celle-ci car nous sommes liées à travers le Temps, Arthur. »

Les deux hommes se retournèrent dans un parfait ensemble vers la jeune fille qui venait de pénétrer sur la passerelle de commandes.

Avec grâce, celle-ci s’approcha d’eux et s’arrêta juste devant Archibald, plongeant son regard vide dans ses yeux. Le chuchotement résonna dans le silence de la salle de commandes.

« Viens me chercher, Archie. »

Tendu par le stress, l’inventeur réprima le geste qu’il avait esquissé pour prendre Jo dans ses bras.

« Où es-tu ?

- 1125. La veille de la Saint-Jean. Ils vont me brûler, Archie.

- Garde ton sang-froid. Où es-tu ? »

Les lèvres de Jo esquissèrent un semblant de sourire.

« Notre lieu préféré. Attention, elle va tomber. »

Archibald eut à peine le temps de tendre les bras avant que la jeune fille ne glisse à terre. Stupéfait, l’inventeur étendit doucement Jo au sol pour la laisser reprendre ses esprits. Puis il sembla se souvenir de la présence de son fils qui le fixait d’un air perdu.

« Papa… Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? »

La question déclencha l’hilarité d’Archibald.

« Ce qu’il vient de se passer ? Tu me le demandes, Arthur ? »

Il fit plusieurs fois le tour de la passerelle, hystérique, avant de s’arrêter face à son fils et de le secouer.

« J’ai retrouvé ta mère. »

 

Jo retournait la montre dans ses mains, sonnée.

« Vous voulez dire que je suis la jumelle temporelle de votre épouse ? »

Archibald grimaça face au terme vernaculaire employé par la jeune femme.

« Si vous comprenez ça comme ça… Disons plutôt que vous possédez une connexion particulière à travers le Temps. Cette connexion s’exprime à travers le rêve, mais nécessite des amplificateurs, ces montres à gousset.  Lorsqu’Iris et moi nous sommes disputés avant qu’elle ne décide de construire son propre moyen de transport à travers le Temps dans le but de retourner à notre époque originelle pour retrouver notre fils, elle m’a laissé un des deux amplificateurs, pensant que notre lien serait suffisamment puissant pour nous permettre de communiquer en dépit de temporalités différentes… Nous ne savions pas que cela n’était possible qu’avec des… jumeaux temporels.

- Attends… ça veut dire que tout ce que tu as fait jusqu’à présent, c’était essayer de rentrer en contact avec maman ? »

L’ingénieur se tourna vers son fils pour hausser les épaules avec un sourire d’excuse.

« Mais pourquoi ne me l’as-tu pas expliqué ? J’aurais pu t’aider, papa ! »

Archibald se laissa tomber sur un siège, soudainement démoralisé.

« J’avais peur que tu penses que je n’étais pas venu te rechercher plus tôt sciemment. Que je n’étais venu que parce que j’avais besoin de toi.

- Et tu as préféré me faire croire que maman était morte ? »

Jo se leva, mettant fin au début de bagarre.

« On a une date et un lieu, ne devrait-on pas se dépêcher ? »

Les deux hommes lui jetèrent un regard éberlué.

« Mais pourquoi voulez-vous vous dépêcher, jeune fille ? Nous avons la capacité de voyager dans le Temps ! »

 

« Jo ? Mais à quoi rêvassez-vous donc, jeune fille ? C’est le moment où il nous faut fuir ! »

La foule en colère se pressait derrière les prétendus sorciers. Arthur défit les liens qui maintenaient une silhouette encapuchonnée à son bûcher et la prit dans ses bras pour sauter au sol et s’enfuir, aussitôt suivi par son père qui attrapa Jo par la taille et la jeta sur son épaule.

Les fuyards s’enfoncèrent dans la forêt et semèrent leurs poursuivants terrifiés à l’orée d’un bois soi-disant maléfique.

A bout de souffle, Arthur posa avec délicatesse la silhouette cagoulée qui en profita pour ôter son chaperon, libérant une masse lumineuse de cheveux blonds, et se tourna vers l’ingénieur.

« Papa… pourquoi as-tu sorti ton briquet quand ils ont demandé du feu ? »

Mais Archibald n’entendit pas son fils.

 

Les deux jeunes gens étaient à l’écart, laissant les époux perdus se retrouver tranquillement.

« Qu’est-ce qu’ils se disent, à ton avis ? »

Assis dans la mousse, Arthur leva les yeux vers Jo qui était négligemment appuyée contre un arbre, les yeux dans le vide.

« Les connaissant, ils doivent discuter de détails techniques et de pièces de rechanges. »

Jo n’eut pas même un rictus et sortit la montre à gousset de sa poche pour se perdre dans sa contemplation.

« C’est fini, n’est-ce pas ? »

Arthur ne répondit pas, jouant maladroitement avec une brindille trouvée au sol. Jo fit se balancer la montre au bout de sa chaîne.

« J’ai rempli mon rôle. Vous allez m’abandonner là où vous m’avez trouvée. »

Arthur ouvrit la bouche mais ses parents écartèrent les fourrés, coupant son élan.

« Vous êtes prêts, les enfants ? »

 

Les deux jumelles liées à travers le Temps se faisaient face, un étrange sentiment les submergeant. Fascinée par le regard plein de vie d’Iris, Jo se mit à sourire alors que la seule chose dont elle avait envie était de pleurer. A regret, elle tendit sa montre à gousset à la magnifique femme. Celle-ci fit glisser de son cou sa jumelle et posa la paire dans un coffret que tenait Archibald. Puis Iris prit Jo dans ses bras et la jeune fille laissa libre court à sa tristesse, qui s’effaçait à mesure que les larmes coulaient, pour ne plus laisser qu’un immense vide réconfortant.

 

Jo s’éveilla dans le creux d’une vague, le visage flou de son frère flottant au-dessus d’elle.

« Jo ? Ça va ? »

Avec difficultés, elle se redressa malgré l’impression grandissante que le sol tanguait sous elle.

« Tu as disparu depuis plusieurs heures ! C’est un appel anonyme qui a prévenu les pompiers. Qu’est-ce que tu faisais toute seule ici ?

- Monsieur, vous devriez lui laisser le temps de reprendre ses esprits. »

Jo laissa son regard errer dans le hangar poussiéreux et vide, réprimant la nausée qui lui tordait les entrailles.

« J’ai… Je crois que j’ai fait un mauvais rêve. »

Des mains l’aidèrent à se mettre debout et la menèrent vers l’extérieur. L’air frais lui fouetta le visage et l’aida à reprendre pied tout doucement dans la réalité, loin des brumes mouvantes de son cauchemar qui s’évanouissait déjà, disparition accélérée par ses efforts pour s’en souvenir.

A sa grande surprise, ce n’était pas son frère qui se tenait à ses côtés, mais un inconnu d’une vingtaine d’années dont le regard intense était fixé sur elle.

« Ça va mieux ? »

Incertaine, Jo hocha la tête avec précautions, de peur de déclencher un nouveau mal de mer.

« Je crois que je peux rentrer chez moi, maintenant… »

Un sourire sans cause réelle envahit le visage de l’inconnu, illuminant ses yeux.

« Je n’ai pas envie de te laisser partir. »

Sans qu’elle en saisisse la raison, l’étrange phrase réchauffa le cœur de Jo.

 

~Bezuth

Ajouter un commentaire

Anti-spam
 
×