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L'Enfer des Taupes

Neuvième cercle : Trahison

Une pièce sombre, enfumée par un système d'éclairage des plus archaïques. Une table recouverte de lambeaux de papiers sur lesquels on peut discerner des plans plus ou moins détaillés. Les sons d'une conversation animée, des voix multiples qui fusent avec une furie contenue.

— Et pourquoi ça marcherait cette fois ?

— Parce que nous n'allons pas creuser notre propre tunnel comme les autres. Nous allons passer par les conduits de maintenance.

Une voix plus puissante que les autres, rauque, calme et chaude, une de ces voix qu'on ne rencontre qu'une fois dans sa vie.

Aussitôt, tous ces petits murmures insignifiants se taisent. Dante a parlé.

Nous irons.

Dans notre dos, un grincement. Nous nous retournons tous, aux aguets. D'un geste, Hector nous fait signe de reculer. Il s'avance et déchire la tenture qui laisser s'écrouler à nos pieds une femme usée par la vie que tous nous reconnaissons. Celle-ci lève ses yeux d'un vert flamboyant vers notre leader.

— Dante... S'il-te-plaît, emmène-le avec vous.

Dante se penche vers elle, ses gestes empreints d'une infinie tristesse.

— Béatrice... Ce sera dangereux.

Les larmes coulent sur le visage terreux de Béa, perles de lumière qui retombent en pluie légère sur le trésor qu'elle cache sous son manteau : un morveux d'à peine cinq ans. Une Taupe pur-sang.

— Je ne veux pas qu'il meure sans avoir vu la lumière du Soleil.

Ce mot rayonne dans notre poitrine tel le flambeau qui guidera notre entreprise. Une vigueur nouvelle nous emplit et aussitôt nous oublions la faim, le froid, la peur ; nous avons foi.

Puis notre monde est soudainement retourné. Personne ne s'attendait à une descente des Cerbères. Les plans brûlent, enflammés par la graisse de mauvaise qualité que nous avons pour seul combustible. Les coups pleuvent. Les grognements m'entourent de toute part.

Je fuis.

C'est une triste journée. Une journée plutôt habituelle, somme toute. Pas de ciel pour notre salut. Pas de pluie pour étancher notre soif. Rien que la terre, et la pierre, et la boue glacée dans laquelle nous pataugeons depuis bientôt quinze ans. La Terre était devenue trop petite, disaient-ils. Plus assez de surface pour tous les humains – qu'à cela ne tienne. Si la surface était insuffisante... nous n'eûmes qu'à creuser. Au début, seuls les volontaires s'enfonçaient, oh, guère plus que de quelques centaines de mètres. Mais bientôt, les logements devinrent inabordables et nous nous enterrâmes tous, toujours plus profondément, fuyant cette surface hostile où seuls les riches avaient une place.

Fous que nous étions.

Nous ne nous rendions pas compte que nous préparions notre propre tombe.

Je navigue entre les pauvres hères rassemblés pour assister à l'exécution. Ici-bas, plus de Justice ; tout se règle dans la violence et le sang. Le moindre écart ferait chavirer le subtile agencement infernal que sont les nouvelles villes. Un frisson me gagne alors que parviennent à mes oreilles les rumeurs de l'autre bout du monde...

— Vous avez entendu ce qu’il s’est passé au Japon, il y a trois mois ? Encore un dérèglement des pompes… Ils ont scellé le niveau trente entièrement. Sauf qu’ils n’ont pas attendu l’évacuation.

— Niveau trente ?! Mais comment qu'y z'ont fait pour arriver jusque là ? On entame le dixième et on a galéré quatorze ans pour ça...

— Ils ont commencé plus tôt... Faut dire qu'ils n'ont pas beaucoup de surface, de base.

La surface... Tout est question de surface. Alors que nous étions en train de creuser le niveau quatre, il y a dix ans, nous avons appris que dorénavant, le globe entier était dévoué à l'agriculture. Rasées, les villes.

Plus de retour en arrière possible.

Dans la masse, mon regard accroche quelque chose d'inhabituel. Cette haute stature, aux épaules larges... C'est Cassius.

Un voile de fureur froide s'abat sur mon jugement alors que machinalement je comprends le déroulement des choses – Cassius, libre, alors que nos compagnons montent un à un sur l'échafaud. Cassius qui n'a pas même tenté de me contacter. Cassius qui porte les bottes de Dante.

Ils sont alignés, tous les onze, même l'enfant. Il cligne des yeux devant tant de lumière, il n'a pas l'habitude des néons. Il a été élevé dans les entrailles de la Terre, à chercher sa nourriture dans la boue et à creuser à mains nues. Lentement, je fends la foule pour me rapprocher de ma proie. L'enfant sent le danger et la peur qui monte en lui le fait reculer. Il bute contre un garde qui le renvoie brutalement en avant. Il trébuche, tombe à genoux. Je le vois trembler du coin de l’œil. Stoïque, sa mère ne peut empêcher les larmes de baigner son visage, toilette mortuaire un peu précoce.

— Salut, Cassius.

Il s'agite en reconnaissant ma voix, ouvre la bouche pour appeler ces chiens des Enfers dont le rôle est de contenir la population. Mais j'ai toujours été le plus rapide, mon vieil ami pétri de jalousie. J'enfonce la grenade dans sa bouche et le propulse vers l'estrade.

Le feu. La panique. Des gens hurlent, sont blessés. Je lance encore une paire de grenades à droite et gauche pour entretenir cet état de fait.

Les Cerbères ne savent plus quoi faire et déjà je suis au chevet de mes compagnons, repoussant le cadavre du traître qui nous a tout de même été bien utile. Plus le temps de traîner. J'attrape le gamin déboussolé sous un bras et je cours vers le haut.

Au Diable le plan.

Huitième cercle : Malvbolge

Nous ne nous arrêtons, à bout de souffle, qu'au bord du gouffre abandonné du niveau huit. Du puits monte une agréable chaleur qui nous change de la vie glaciale du niveau neuf. Nous sommes tous là. Même le vieux Jo a réussi à nous suivre. Je sens une lourde main se poser sur mon épaule. Pieds nus, Dante me lance un regard appréciateur qui me transperce de fierté. Peu habitué à ce sentiment, je dépose maladroitement le gosse au sol. Il oscille un peu, craintif, semble vouloir sa mère, puis ressent soudainement la vague de bonheur qui provient du puits. Il rampe jusqu'au bord et tend ses mains.

Sur son visage se dessine quelque chose que je croyais ne plus jamais voir chez un être humain.

Il sourit.

— Béatrice, rattrape-le. Il pourrait tomber.

Sans mot dire, elle se précipite vers son enfant, ne souhaitant en aucun cas enfreindre la bienveillante sagesse de notre guide. Chacun de nous se tourne vers Dante et je lis dans les yeux de mes camarades une dévotion infaillible, celle-là même qui m'a poussé à mettre la place d'exécution à feu et à sang.

Nous le suivrons jusqu'à la fin.

— Mes amis, nous n'avons d'autre choix que poursuivre. Nous devons monter plus vite que l'alarme. Ils savent que nous comptions utiliser les conduits de maintenance ; mais ils ignorent encore lesquels. Candide ?

Sans un mot, le fragile jeune homme aux cheveux blonds qui nous donne à tous une affreuse envie de le protéger lève sa chemise usée jusqu'à la trame. Dante crache dans ses mains et frotte, dévoilant sous la crasse une carte gravée à même la peau de Candide. La chaleur s'alourdit et je transpire à grosses gouttes ; nous n'avons pas d'eau...

— Nous allons monter directement par ce canal de décharge. Ainsi, nous éviterons le lac de lave du niveau sept.

Son regard nous balaie tous un à un, s'attardant sur l'air de défaite que je ne suis pas parvenu à dissimuler entièrement. Sa voix grave transcende ma peur.

— J'ai foi en chacun de vous. Nous allons y arriver.

Et nous, pauvres fous, nous l'avons cru.

Sixième cercle : Hérésie

— Ils sont derrière nous, Hector !

— T'arrête pas, Pollie ! Cours !

— Nous devons les défendre !

— Tu tiendras pas toute seule contre eux, arrête de faire l'imbécile et cours !

Je me concentre sur mon propre souffle mais je ne parviens pas à occulter les hurlements de Pollie et Hector qui forment l'arrière-garde. Les Cerbères nous ont retrouvés à mi-chemin de la prochaine cité et ont détruit le canal de décharge juste sous nos pieds. Nous avons dû sauter. Mais Jo n'a pas su prendre suffisamment d'élan et ses vieux os ont fondu dans le lac de flammes du septième niveau. Le grésillement de sa chair nous a poursuivi de son écho le reste de la traversée durant. Nous sommes enfin arrivés à la ville. Mais les Cerbères ont prévu notre arrivée et Dité est déserte, piège se refermant sur nous comme une lampe à griller les moustiques.

Dante reste calme mais il ne peut ignorer les appels paniqués d'Hector qui tente de convaincre Pollie de nous rejoindre.

Seule contre une meute, sans autre arme qu'un pauvre pavé ramassé à même la rue.

La folle.

Mais ne le sommes-nous pas tous entièrement ?

Devant nous, le chasuble blanc du Lynx en fait une cible parfaite pour tous ces chiens piaffant, à l'ombre de ces sombres cahutes, leur impatience de nous exterminer comme la vermine que nous sommes...

Un hurlement déchire le silence qui abrite notre course. Le gamin qui traînait déjà la patte devant moi tente de se retourner. Je l'en empêche, le poussant d'une ruade.

— Pollie !

Les cris d'Hector restent sans réponse. Dommage, j'aimais bien cette fille. Toujours volontaire. Courageuse. Stupidement courageuse. Nos pas résonnent sur les pavés, soupçon de civilisation que les Cerbères ont tenu à faire descendre ici-bas. Mais peu sont ceux qui ont le privilège de vivre autrement que dans la fange qu'ils creusent du soir au matin et du matin au soir. Au final, cette cité, Dité, ce n'est qu'un empilement de niches pour nos gardiens. Soudain, le Lynx opère un quart de tour sur la droite et nous bifurquons à sa suite. Devant nous, une rivière tumultueuse plus noire que le désespoir qui nous cerne. Derrière nous, les hurlements grinçants de la meute à nos trousses.

— Dante...

César transpire l'effroi. De nous tous, c'est celui qui a le plus douté en cette entreprise. Mais il n'a jamais trahi. Il joue juste le rôle de balancier, pour équilibrer cette équipe de bras cassés simplement réunis par la foi, celle que Dante nous a insufflée. Ce dernier pose sa lourde main sur l'épaule de notre incrédule, une main rassurante qui a le pouvoir d'ancrer ce monde d'horreur dans la réalité, tout en le rendant plus acceptable – du moins le temps de notre fuite.

— Ça fait partie du plan, César. Il faut sauter.

Un frisson parcourt le groupe. Il faut nager. Déjà, le Lynx nous jette un étrange regard perçant et retire ses chaussures. C'est un gars bizarre, qui ne parle pas beaucoup. Mais qui est doué pour retrouver son chemin, quelque soit la galerie qu'on lui fasse creuser. Un à un, nous l'imitons. César renâcle, noyé dans la peur.

— Dante, j'peux pas faire ça.

— Fais-moi confiance, mon ami. Il y a le système de remontée mécanique qui...

Les coups de fusils font trembler les parois de la caverne. Sans prévenir, Candide pousse César et le rejoint aussitôt, l'aidant à maintenir la tête hors de l'eau. Ne restent bientôt sur les rives de cette rivière de l'Enfer que Béa et son gosse.

— Qu'est-ce que t'attends, Béa ?

L'enfant se tourne vers moi et je lis une angoisse profonde dans son regard, un sentiment ancré dans son âme – les Taupes ont peur de l'eau... Sans un mot, j'attrape le gamin et le jette sur mon dos, l’emmaillotant dans ma cape pour l’empêcher de se débatte ; il hurle au contact de l'eau, piaulements suraigus qui résonnent dans la galerie.

— Tais-toi, petit ! Béa ! Viens !

Sous notre poids combiné, le mécanisme de remontée se met en route, nous élançant vers le haut sous les yeux ébahis des Cerbères. Dans mon dos, le gamin cesse de se débattre.

Nous nous enfonçons dans la nuit d'un nouveau tunnel.

Cinquième cercle : Colère

Cette remontée nous a semblé interminable. Dans le froid, l'humidité et la peur, nous avons pensé revivre cette descente aux Enfers qui a été la vie des pauvres ces quinze dernières années. Le lobby des agriculteurs et des producteurs, la décision de clôture des villes et la loi sur la préservation des zones cultivables... À travers la pénombre ambiante, je discerne Hector, tremblant de rage. Pollie était comme sa fille. Sa protégée.

Il avait connu sa mère, à la surface. Elle est morte dans les premières années de la migration souterraine ; trop fragile pour creuser en continu. Il avait appris à la petite à creuser comme si sa vie en dépendait. Il lui avait appris à ne jamais baisser les bras, même quand elle avait les ongles en sang, même lorsque chacun de ses muscles la brûlait.

Oui, Pollie était comme sa fille. Et maintenant ce roc s'effondre de ne pas avoir su la protéger.

Quatrième cercle : Convoitise

Nous débouchons au quatrième niveau, une immense carrière abandonnée. D'un œil expert, le Lynx examine plusieurs cailloux aux formes biscornues et en fait disparaître quelques uns dans son chasuble blanc. Puis, toujours adepte du silence, il désigne Candide. Nous nous rassemblons tous autour de notre précieuse carte.

Les yeux brillants de cette fièvre qu'on nomme espoir, Dante nous désigne notre prochaine étape.

— Le troisième niveau ! Une fois passé ce point, les Cerbères ne pourront plus rien faire pour nous arrêter.

Sceptique, César appuie le doigt sur un petit triangle gravé dans la chair de Candide.

— C'est leur réserve de poudre ?

Dante acquiesce, au grand désespoir de l'incrédule.

— Ce sera bourré de Cerbères.

— Oui. Mais je ne comptais pas passer par là. Nous allons contourner la Sainte-Barbe par le Nord. Ils s'attendent à ce que nous nous chargions en explosifs pour faire sauter l'Achéron. Ils ne savent pas que nous avons déjà tout ce qu'il faut. Pas vrai, Hope ?

Mon regard plonge dans celui de notre guide et une étrange chaleur se répand dans l'ensemble de mes veines, pulse jusqu'au fond de mon cœur avant de finalement remonter vers mes joues ; c'est un sourire de connivence qui nous unis, éclipsant le reste de l'univers et ce froid intense qui brûle nos os chaque jour depuis que nous nous sommes enterrés, en quête d'une utopique place où vivre. Avec une douceur proche du respect, je démaillote le gosse et expose à tous mon trésor ; ma cape regorge de ces vieux bâtons de dynamite abandonnés dans les galeries les moins rentables. Instable, mais pas trop, ne craignant pas l'humidité : tout ce dont nous avions besoin. Béa frissonne et resserre son emprise sur sa progéniture. Elle hésite entre m'en vouloir et être reconnaissante. Mais déjà il nous faut repartir et elle ravale ses sentiments ambigus pour s'élancer à la suite de Dante et Candide. Dans mon dos, je sens le regard de César.

Il ne sait quoi penser. Lui aussi, il hésite. Il hésite entre son scepticisme naturel et cet inavouable besoin de croire en notre guide, de croire qu'on va s'en sortir.

De croire qu'on va voir le Soleil.

Je le sais. C'est ce que je ressens également.

Troisième cercle : Gourmandise

L'eau ruisselle autour de nous, une pluie sans trêve qui, quelque part, nous réconforte. Devant le mur que je dois abattre, l'angoisse m'étreint brutalement : et si la poudre était trop humide ? Nous ne pouvons nous permettre de faire demi-tour... Tous m'observent disposer religieusement les offrandes sur l'autel de notre liberté. Cela fait un moment que nous courons dans le noir, sans plus entendre les hurlements des Cerbères. Les rares passants que nous croisons dorénavant ne nous prêtent guère attention ; ce sont des ingénieurs, chargés de l'entretien des foreuses et des canalisations qui nous apportent un minimum de confort, dans les derniers niveaux. Ils paraissent au moins autant mal en point que nous. Blêmes, les yeux hagards, ils semblent travailler en permanence. Ils ont des millions de gens à soutenir, ici-bas. Une erreur et nous étouffons tous.

Ce sont des fantômes dociles qui se sacrifient pour le reste.

Mon installation se termine et je me recule un peu, admirant mon travail.

Je ne peux retenir une imprécation.

— Hope ? Que se passe-t-il ?

Toute la fatalité de notre mission m'accable d'un coup et je tombe à genoux dans la fange puante du troisième niveau.

— Je n'ai rien pour allumer...

Nous baignons dans un silence macabre. Chacun de nous ressent la défaite, la honte d'avoir parcouru tant de chemin pour finalement se retrouver littéralement au pied du mur... De notre marasme émerge une voix fluette et posée qui se faisait toujours discrète aux réunions.

— Donne-leur ton briquet, Adam.

Nous nous retournons d'un bloc vers Christophe. Il se tient devant Adam, tranquille, la main tendue. Adam nous regarde nerveusement.

— J'vois pas d'quoi tu parles.

— Je sais que tu commerçais avec les Cerbères, Adam. Ils t'ont confié un briquet la fois où tu leur as montré la localisation du petit gisement que le Lynx avait trouvé.

Un sifflement furieux perce les ténèbres où le chasuble blanc de notre éclaireur s'est évaporé. Adam se recroqueville sur lui-même, transpercé par le jugement de nos regards. Christophe, ce saint qui jamais ne jeta la première pierre, quémande l'aide de notre guide. Dante s'agenouille et pose cette fameuse main sur l'épaule du pécheur qui marchande avec l'ennemi.

Il a quelque chose de très christique, pieds nus, maculé de boue, le visage usé par notre folle aventure qui s'éternise. Sans mot dire, il tend l'autre main et, hypnotisé, Adam sort de la poche interne de sa veste un petit pavé de métal qui brille faiblement dans la pénombre de cette caverne.

Mes doigts se referment sur ce gadget salvateur. Un silence religieux entoure mon essai.

Du premier coup, le silex craque et enflamme la mèche.

Deuxième cercle : Luxure

Le souffle de l'explosion nous secoue jusqu'aux fondations de notre foi ; aussitôt, les spectres deviennent hurleurs et c'est la panique au niveau trois. Sans attendre notre reste, nous nous hissons vers la surface, fouettés par les vents chauds des machines chargées de réoxygéner les niveaux inférieurs.

Et là, intoxiqués par le dioxyde de carbone hautement concentré, nous tombons sur un escalier de métal en colimaçon qui s'élève vers les Limbes.

Jamais traversée ne m'aura parue aussi longue, mais bientôt nous nous échouons tous sur la dernière plate-forme avant le sceau final. Impatients, nous nous rassemblons autour de Dante qui, la main sur la roue d'ouverture, nous adresse un dernier regard de fierté.

Lentement, il tourne le verrou qui grince affreusement.

Le sas bascule vers nous.

César pousse Dante.

Une fleur sanglante s'épanouit sur sa poitrine.

Les gueules béantes des fusils des Cerbères nous attendaient.

Premier cercle : Les Limbes

La panique nous étreint et nous dégringolons cet escalier maudit pour nous réfugier dans les effluves toxiques de dioxyde qui nous camouflent ; les Cerbères persistent à tirer, sans se soucier de vraiment viser. Nous sommes bloqués.

Je ne sais plus quoi penser. César est mort. Adam tremble. Hector reste prostré dans le mutisme entraîné par la disparition de Pollie. Christophe et Candide s'enserrent, peinant à retrouver leur souffle. Perché sur une marche, le Lynx observe le sang de César qui coule lentement vers nous, Styx vermeil me remémorant la folie de notre entreprise.

Instinctivement, je me tourne vers Dante, Dante et ses pieds nus, Dante et sa main magique. Il me sourit mais ses yeux ont perdu leur éclat.

Dante se meurt.

Je m'avance vers lui et il tombe dans mes bras.

Son murmure me fait frissonner.

— Hope... S'il n'y en a qu'un parmi nous, ce devra être toi.

Le poids de la Terre entière s'abat sur mes épaules alors que mon guide ne paraît pas peser plus que la plume de Maat.

— Petit frère... Tu as trouvé la solution. Tu sais comment faire remonter les Taupes. Il suffit juste que tu trouves un élu, n'importe lequel. Parle-lui de comment nous vivons, en bas. Parle-lui de l'enfer des Taupes. Et explique-lui ta solution.

— Je ne peux pas le faire sans toi, Dante.

Sa main, sa lourde main enserre mon bras avec le peu de force qu'il lui reste.

— Juste cette fois-ci. Je te demande d'être fort. Sortons-les d'ici et ensuite, tu pourras douter de toi autant que tu le veux. Je t'en prie, Hope. Aie foi.

Je passe un bras sous ses aisselles, le redressant pour que les autres gardent espoir. La vue de notre guide les galvanise, ils occultent la pâleur de son teint et sa main serrée sur mon épaule. Mon cœur saigne alors que nous entamons notre redescente, en quête d'une autre plate-forme. Selon le plan de Candide, la seule manière de nous y rejoindre serait de s'enfoncer dans les limbes de dioxyde de carbone ; ces chiens ne s'y risqueraient pas.

Ante-enfer

C'est un paradis d'irréalité qui nous accueille. La caverne est tapissée d'une mousse onctueuse où percent çà et là quelques boutons, promesse d'un printemps à venir. L'enfant tombe à genoux, émerveillé comme s'il voyait de la neige pour la première fois ; je me souviens qu'il n'a jamais connu que la boue et la poussière. Nos pieds nus jouent machinalement avec ce doux revêtement, entortillant nos orteils - ensanglantés par la marche forcée - dans cette moquette bienfaitrice.

Ils sourient tous avec béatitude devant cette sensation si unique, qu'il y a quinze ans on pensait acquise et qui désormais nous apparaît tel un trésor volé.

— Laisse-moi ici, petit frère.

Je prends conscience que le souffle de Dante s'amenuise. Avec délicatesse, je l'étends dans cette mousse accueillante, pliant ma cape sous sa tête.

Les yeux levés vers ce ciel qu'il n'a pas réussi à atteindre, mon frère expire.

C'est un instant de panique.

— Qu'est-ce qu'on va faire ? Le vieux Jo, César, Pollie et maintenant Dante ! On peut pas continuer !

— Qu'est-ce que tu proposes, Adam ? Te rendre ? Dire que tu es désolé et reprendre tes petits trafics avec les Cerbères ?

— C'est la meilleure option !

— Ils nous abattront sans hésiter !

— Je refuse qu'ils soient morts pour rien !

— Jamais je ne redescendrai.

Ma voix les a tous calmés. Je les jauge un à un, tentant d'adopter l'allure de mon frère. Son assurance. Sa foi indémontable.

— C'est le dernier niveau. Il nous suffit de trouver le sas et nous pourrons enfin sentir le vrai vent, goûter la pluie. Voir le Soleil.

Une lueur d'espoir renaît dans leur regard alors que ce mot flambe dans leur esprit, phare de notre quête. J'ai réussi à les convaincre.

D'un geste, j'invite Candide à lever ses frusques. Le Lynx jette un coup d’œil au plan, puis s'enfonce dans les ténèbres pour nous guider à l'aide de sa nyctalopie. Refusant de jeter un ultime regard à celui qui a osé m'abandonner, je m'élance à sa suite.

— Allons-y.

Sans même hésiter, je déverrouille la dernière porte qui, triste déjà-vu, bascule vers nous. Cette fois-ci, un gouffre de lumière nous aveugle. Je m'élance vers le ciel.

Le Soleil, le véritable Soleil nous crame délicieusement la rétine.

Le vent nous caresse comme une amante éplorée et cette chaleur qui nous entoure ! Est-ce l'été ? Le printemps ? Je n'ai plus aucune idée des saisons, aveuglé par toutes ces sensations que je ne pensais plus jamais ressentir. Tous mes compagnons sont à mes côtés, enivrés par notre succès.

Nous sommes sortis de l'enfer.

La Surface

Un claquement sec retentit.

— Ils nous ont prévenus de votre arrivée.

Le feu et le soufre se déchaînent sur nous.

Un voile de sang recouvre l'univers. J'entends les râles rauques d'Hector.

— S'il vous plaît... Aidez-moi...

La voix d'un enfant. Un enfant qui rit.

— Maman ! Y'en a un autre qui respire encore !

— Je m'en occupe, mon chéri. Recule un peu.

Mes paupières ne peuvent plus se fermer. J'aperçois une grande femme pleine de vie, tannée par le Soleil et le grand air, aux cheveux blonds, aussi blonds que les blés qu'elle cultive. Elle arme son fusil et vise Hector, Hector qui tend une main suppliante vers cette Cérès impitoyable.

— C'est l'Enfer... là-bas...

— Retournes-y, la Taupe !

La déflagration transperce le torse d'Hector.

Je tente de relever la tête mais mes forces me quittent. Mon regard rencontre celui de Béa, où le feu s'est éteint. Les pas se rapprochent de moi, ils viennent s'assurer de nous avoir bien exterminer jusqu'au dernier. Une petite masse couine sous le corps de Béa.

La petite Taupe a été protégée par sa mère.

Je rassemble mes dernières forces, la foi que j'ai en ces êtres humains qui nous considèrent comme de la vermine.

— C'est un enfant !

Un pied botté me retourne sans ménagement. La gueule du fusil paraît étrangement chaleureuse ; est-ce que tout est plus doux, à la surface ? Y comprit mourir ?

Aux côtés de mon bourreau, une petite ombre se profile. Une taupe qui a grandit en plein air. Je ferme les yeux et j'agrippe la mienne par son col, la projetant hors de son abri. Il se recroqueville, terrorisé par le Soleil et le bruit.

L'arme se pose sur ma tête.

La dernière chose que j'ai vu, c'est la grande femme s'agenouiller vers ma petite Taupe.

J'aurais juré surprendre une larme couler sur sa joue.

J'ai échoué, grand frère.

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 01/04/2019

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