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L'original

Je l'observais depuis maintenant douze minutes et il venait à peine de commencer à s'éveiller. Ses doigts tremblèrent exactement comme les miens lorsque j'essaie de m'extirper hors d'un cauchemar. Il fronça les sourcils, comme je m'y attendais.

Enfin, ses yeux s'ouvrirent dans les miens.

— Aujourd'hui, nous allons attaquer le siège de Make Yourself. C'est un moment décisif dans notre stratégie. Si nous nous rendons maîtres de leurs locaux, la révolution sera terminée.

Des hurlements provenant de la rue noyée dans le feu et le sang répondirent à notre leader.

— Numéro un...

Son regard couleur noisette se baissa sur l'un d'entre nous, occupant un siège au troisième rang. Il triturait nerveusement son fusil.

— Je ne sais pas si j'en serai capable.

Sans montrer aucune émotion, Numéro un sortit son revolver et l'abattit.

— D'autres suggestions ?

De là où j'étais, je ne discernai qu'une main pendante. Ses oscillations lentes contrecarraient l'affolement de mon pouls.

— Bien. Allons-y.

Il sursauta et tenta de reculer, avant de se rendre compte qu'il était fermement ligoté à sa chaise.

— Où suis-je ? Et qui êtes-vous ?

Ses yeux agrandis par la peur me dévisagèrent et son expression passa de la panique au plus profond des dégoûts.

— Vous êtes l'un d'entre eux.

J'approchai ma main pour replacer correctement ce petit épis qui avait tendance à m'agacer mais il esquiva, refusant que je le touche. Avec un soupir, je laissai retomber mon bras et tirai une autre chaise à moi.

— Monsieur Forever, vous souvenez-vous de ce qu'il vient de se produire ?

Encore maintenant, je me demande comment un être dont le regard brillait d'autant d'intelligence pouvait être aussi inhumain.

Le plan de Numéro un se déroula sans accroc. Nous investîmes les locaux de l'usine et les bureaux de Make Yourself au même instant, sans que les autorités puissent intervenir, retenus à l'autre bout de la ville par un petit groupe de kamikazes, sacrifiés pour le plus grand bien selon les termes de notre leader.

Un petit frisson me parcourut alors que je sentais ses yeux braqués sur moi. Eussent-ils été des couteaux que je ne les aurais pas mieux perçus.

Nous en étions à la phase deux, fouiller les étages, lorsque je poussai une porte qui remit en question l'ensemble de mon existence et celle de centaines d'autres.

Devant moi se tenait Monsieur Forever.

Il me cracha au visage.

— Vous avez osé prendre d'assaut mon entreprise !

J'essuyai l'affront en conservant mon calme.

— Vous ne devez pas beaucoup vous apprécier, Monsieur Forever.

— Je n'ai que faire de l'avis de quelqu'un de votre espèce !

Rongé par l'incompréhension, je ne pus m'empêcher de m'approcher davantage, scrutant ses traits qui reflétaient si peu mon esprit.

— Monsieur Forever... En quoi vaudrais-je moins que vous ?

— Vous n'êtes qu'une pâle copie !

L'insulte me fit monter les larmes aux yeux, sous le regard abasourdi du président de Make Yourself. Ma main se tendit vers sa joue sans qu'il pense à reculer, déstabilisé par ma réaction.

— Et malgré ça, je vous ai sauvé la vie aujourd'hui.

Tétanisé par cette rencontre que je n'aurai jamais osé imaginer, j'eus à peine la force de lever mon arme.

— Monsieur Forever...

— Tue-le, Numéro quarante-deux.

Je fis volte-face et tirai sur notre leader. Sa rotule gauche explosa et il s'effondra avec un hurlement dénonçant ma traîtrise. Sans attendre le reste de notre lot, j'assommai Monsieur Forever et le traînai jusqu'aux ascenseurs, incapable de le porter.

À l'instant où les portes de métal se refermaient, les yeux noisettes de Numéro un me fusillèrent. Une sueur froide coula dans mon cou alors que je réalisais ce que je venais de faire.

Je venais de faire échouer la révolution.

Des applaudissements sarcastiques résonnèrent dans le local d'entretien où j'avais réussi à tirer le président.

— Bravo, Numéro quarante-deux, quelle performance ! Ils auraient dû t'utiliser en tant qu'acteur, à la place de vendeur !

Je fis face en tremblant à notre leader, maudissant l'insouciance qui m'avait conduit à délaisser mon arme à l'autre bout de la pièce, où se tenait actuellement Numéro un. Il était nonchalamment appuyé sur le linteau de la porte, son genou gauche emmailloté sans aucune ingéniosité dans un morceau de tissu indéfinissable imbibé de sang. Il me désigna à l'aide de son arme, son visage exprimant la même suffisance que Monsieur Forever.

— Je savais que tu viendrais le planquer ici. Et j'ai ordonné aux autres de poursuivre le travail pendant que je m'occupais de vous.

Je le regardai s'approcher de moi jusqu'à me toucher, incapable de bouger. Il colla son revolver sur ma tempe.

— Je savais également que tu nous ferais faux bond. Tu n'es pas comme nous. Tu as été protégé.

— Ne dis pas ça, Numéro un. Je suis comme vous...

La gifle qu'il m'administra à l'aide de son arme me terrassa.

— Tu n'as aucunement le droit de dire ça ! Tu étais vendeur ! On ne t'a pas cultivé pour remplacer les organes de Monsieur !

Comme s'il se souvenait brutalement de sa présence, il tourna son attention vers le président, me délaissant.

— Salut, Forever. Tu te souviens de moi ?

Numéro un souleva son pull, dévoilant une énorme balafre traversant son abdomen, sous les dernières côtes droites.

— J'espère que tu as fait bon usage de mon petit cadeau. Ça fait combien de temps que tu vis sur notre dos ? Cent, cent cinquante ans ?

Le regard de Monsieur Forever resta froid et méprisant, ce qui attisa la fureur de Numéro un.

— Je t'interdis de me regarder avec ces yeux ! Ce sont ceux de Numéro dix ! Ils les lui ont arraché lorsque la cataracte a voilé les précédents !

Son revolver s'agita, prêt à commettre l'irréparable.

— Numéro un...

Sa gueule obscure se tourna vers moi, à quelques secondes de mordre.

— Nous ne pouvons pas le tuer.

Un rictus déforma le visage de mon leader proche de la folie.

— Quand je disais que tu n'es pas un des nôtres...

— Tu es celui d'entre nous qui lui ressemble le plus !

À ces mots, le président s'indigna.

— Vous ne parviendrez jamais à être ne serait-ce qu'un dixième de ce que je suis ! Vous n'êtes pas des êtres humains et c'est à peine si vous êtes des animaux ! Non ! Vous n'êtes pas des animaux, vous êtes des objets ! Des objets que j'ai créés !

La colère de Monsieur Forever sembla doucher celle de Numéro un. Avec un calme inquiétant, il s'agenouilla à hauteur du président prisonnier, ignorant l'hémorragie de son genou blessé.

— Laisse-moi te dire quelque chose, Forever.

Il aplatit d'un geste sec cet épi qui m'agaçait tellement.

— Tes yeux noisette. Tes cheveux bruns et indociles. Ta petite stature. Tu es si banal, Forever. En quoi serais-tu unique alors que nous sommes des centaines à être toi ?

Lentement, il posa le revolver sur la poitrine du président.

— C'est le coeur de Numéro six cent soixante-cinq, pas vrai ? Qui aurait pu croire qu'il tiendrait aussi longtemps ?

Pour lâcher ses derniers mots, il avança sa bouche jusqu'à l'oreille de Monsieur Forever.

— Écoute-moi bien, Forever. Tes créations sont si réussies... que personne ne pourrait distinguer les copies de l'original.

L'écho du coup de feu résonna durant ce qui me sembla une éternité dans le local d'entretien.

Je passai avec délicatesse une main sur mes vêtements, lissant mon costume. Numéro un avait raison : ils auraient dû m'utiliser comme acteur.

— Prêt ?

Il hocha la tête. Je le laissai passer devant et abandonnai mon arme dans le local d'entretien.

Les autres s'écartèrent sur notre chemin, emplis de déférence. Nous arrivâmes ainsi jusqu'à l'entrée des bureaux de Make Yourself. Une foule nourrie de violence et de haine nous y attendait. Je détaillai ces visages si semblables les uns aux autres. Noyés dans cette masse uniforme me fixaient des yeux qui auraient pu être les miens.

Prenant soin de boiter légèrement du genou gauche, je m'avançai.

— La révolution est terminée !

Les aboiements de cette meute retentirent dans toute la ville, sans que je sache si c'étaient des acclamations ou des hurlements de rage. J'étendis les mains et aussitôt ils se calmèrent, buvant les paroles de Numéro un.

— Je suis heureux de vous annoncer que Monsieur Forever et moi-même avons conclu à un accord sur la condition des clones et la reconnaissance de notre humanité par les Modèles.

À nouveau, ma voix fut ensevelie sous les cris de centaines d'autres. J'en profitai pour tendre une main vers le président de Make Yourself.

Après une seconde d'hésitation infinie, il accepta mon geste de paix.

Je détachai ses liens et il tomba à genoux, semblant n'attendre que cela pour vomir l'intégralité de son bol alimentaire.

— Pour... pourquoi tu persistes à me sauver la vie ?

Je m'agenouillai à ses côtés et lui tendis un vieux torchon que j'avais déniché dans le fouillis du local d'entretien.

— Pour vous prouver que je ne suis pas comme vous.

J'arrangeai ses cheveux, faisant disparaître son épi, avant de me tourner vers le cadavre de Numéro un et de le déshabiller.

— Qu'est-ce que tu fais ?

Je passai le pantalon couvert de sang de mon ancien leader et reproduisis du mieux que je pus le bandage miteux.

— Je stoppe une révolte. Et je débute une révolution.

Ayant achevé mon déguisement, je lui tendis une main.

— Êtes-vous avec moi, Monsieur Forever ?

Je terminai tranquillement mon café et posai ma tasse dans le lave-vaisselle avant de me diriger vers la porte d'entrée. Dans le hall, je croisai un de mes semblables qui me gratifia d'un grand sourire.

— Bonjour, André ! Passe une bonne journée !

Je frissonnai de plaisir, pas encore habitué à entendre mon nouveau nom. Je lui rendis son sourire et m'avançai dans la rue. Chaque personne qui me croisait m'arrêtait pour me saluer chaleureusement.

Avec plus d'une heure de retard, je parvins enfin à atteindre les bureaux de Make Yourself.

— Tu es en retard, André.

Je souris devant la froideur de ces yeux noisette que je connaissais par coeur.

— Toutes mes excuses, Monsieur Forever. Les gens n'ont pas encore tourné la page, vous savez.

— Assieds-toi. Nous avons encore beaucoup de travail pour achever la nouvelle version de la Charte des Originaux.

J'obéis et sortis mon ordinateur, prêt à me pencher sur les corrections que le président m'avait soumises. Après un petit moment de travail silencieux, j'osai enfin le questionner sur un sujet qui me taraudait depuis le début de notre collaboration.

— Monsieur Forever... Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis, au sujet des clones ?

D'un geste un peu sec, il aplatit son épi avant de lever les yeux de son écran pour me répondre.

— Il se peut... que ta vision des choses ait fait évoluer la mienne, André.

Il ponctua sa phrase d'un sourire timide qui réchauffa les nuances de son regard.

— Je ne pensais pas qu'un de mes clones puisse être si différent de moi.

Il contourna son bureau pour venir se placer en face de moi, ses sourcils se fronçant dans une expression que je connaissais bien.

— À mon tour de te poser une question, si tu le permets... Pourquoi avoir choisi le nom d'Originaux ?

Je ne pus empêcher mes lèvres de devenir le miroir des siennes.

— Parce que chaque être humain est original, Monsieur Forever.

 

~Bezuth

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