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Le point mousse

« A l’aube du cinquième millénaire, l’espèce humaine a conquis plus de mondes qu’on ne pouvait compter de constellations dans le ciel terrestre. Au début de la conquête spatiale, nous étions confiants en la multitude de vies abritées par cet infini qui nous enveloppait aussi loin que portait notre regard. Les expéditions se sont multipliées, les Hommes, dispersés. Aujourd’hui, l’espace est mieux cartographié que la Terre ne l’a jamais été. Et nous sommes toujours désespérément seuls. Seuls dans l’Univers. »

Un fin rai de lumière tomba sur la main qui griffonnait avec assurance. Le jeune homme aux cheveux ébouriffés posa la plume et se précipita pour verrouiller correctement le hublot avant que le soleil n’irradie la pièce. Puis il vint se réinstaller, songeur. Sa main cessa de jouer avec le médaillon pendant à son cou et se saisit de la plume pour la tremper dans l’encrier. Le bec se reposa quelques instants puis se laissa guider d’une main experte sur la page inachevée.

« On a arrêté de prendre pour référence la Lune, car ceux qui vivaient sur Jupiter ne cessaient de confondre avec Titan. Du coup, le Premier Roi du Monde César a arbitrairement fixé le point zéro au moment de la colonisation de Mars. Ça aurait pu être pire. Au vu de son égo… »

La plume infligea une méchante balafre aux mots déjà écrits tandis qu’un hurlement de rage faisait trembler chaque rivet du navire.

— Où est encore passé ce mousse ?!

Avec crainte, l’homme ramassa le vieux carnet sur lequel il consignait ses pensées et fourra précipitamment son matériel dans une cantinière de métal rouillé. Il eut à peine le temps de dissimuler ses mains constellées d’encre avant que la porte ne s’ouvre, violemment repoussée par un pied botté de cuir noir jusqu’à la naissance de la cuisse.

L’Ange Noir, capitaine du Démon Blanc, toisa avec arrogance sa dernière recrue.

Un froufrou de dentelle sombre traversa le pont à grands pas, traînant dans son sillage le mousse terrorisé.

— Qu’est-ce que c’est, ça, mousse ?

L’Ange Noir se cambra, menaçante. Son pied désignait une tache d’huile.

— Du cambouis, Capitaine ?

Il évita la gifle sournoise et se précipita sur la tache, briquant avec frénésie. Le sourire de contentement du capitaine se refléta sur le pont métallique.

— C’est beaucoup mieux. Rappelle-moi, pourquoi t’ai-je accepté à mon bord, mousse ?

— Et bien… parce que je sais écrire et que vous trouviez classe d’avoir un journal de bord à l’encre ?

L’étonnement se peignit sur le visage de l’Ange Noir.

— Tu sais écrire ? Un mousse qui sait écrire !

Comme à chaque fois, le mousse soupira.

— Oui… Je sais tricoter, aussi.

Mais le capitaine s’était déjà désintéressée de lui. Une bourrade le fit brusquement basculer nez contre pont.

— Comment oses-tu me faire passer pour incapable auprès du Capitaine, Vi ?

Penaud, le jeune mousse se redressa pour découvrir le rictus moqueur de Coriñ, son supérieur.

— Encore heureux que je ne compte pas sur toi pour avoir une promotion !

Le mousse accepta avec gratitude la main que lui tendit Coriñ. Il en avait toujours été admiratif ; bricolée avec des pièces de récupération, cette prothèse neurotechnologique fonctionnait à merveille, accusant un ping de six secondes, là où les meilleures mains du marché ne parvenaient pas à descendre en dessous de dix. Coriñ, grand brun souriant, était un génie de l’électrobionique et avait construit la majorité des prothèses de l’équipage du Démon Blanc. Rares étaient ceux qui, comme son subalterne, n’avaient pas recours à ses services.

— Comment ? Vous pensez que je ne parviendrai pas à vous faire passer première classe, quartier-maître ?

La prothèse secoua le mousse, entraînée par le hoquet qui s’était emparé du matelot.

— Tu m’avanceras avec ton fameux tricot, Vi ?

Son rire s’estompa lorsque son regard rendu violet par les vents stellaires tomba sur les taches d’encre maculant les doigts de son ami. Le mousse arbora un sourire d’excuse, auquel le matelot répondit par un soupir.

— Tu devrais arrêter d’écrire, Vi. Je ne pourrai pas toujours dissimuler tes lubies au Capitaine… Et imagine qu’un autre membre de l’équipage se rende compte que tu utilises cette encre si précieuse pour ton plaisir personnel ? Ils te lyncheraient !

Mal-à-l’aise, le jeune homme cacha les traces de son méfait en envoyant ses mains décoiffer ses cheveux.

— Tu ne comprends pas, Coriñ. J’ai besoin d’écrire. C’est ce qui m’empêche de devenir totalement fou.

Les yeux du marin s’adoucirent, illuminant son visage d’un sentiment de compréhension.

— Chacun trouve son exutoire où il peut. Mais, s’il te plaît, prends garde, Vi.

Amicalement, le quartier-maître seconde classe ébouriffa de sa main électrobionique les cheveux châtains de son compagnon, puis s’enfonça dans les entrailles du Démon, abandonnant le mousse et ses mains chargées d’encre.

La nuit artificielle tomba sur le Démon Blanc isolé dans l’espace, éteignant une à une ses lumières crues. Le silence régnait au milieu des marins endormis, nullement perturbé par la main se posant avec délicatesse sur l’épaule du quartier-maître Coriñ. Habitué à ces éveils secrets, Coriñ se leva sans bruit pour suivre la balise qui le mena à travers le labyrinthe des entrailles du Démon. La suspicion s’empara de son esprit lorsque la lumière l’entraîna vers la salle des machines ; les rendez-vous qu’elle avait instaurés se déroulaient habituellement en des lieux plus confortables…

Le ronflement du moteur dissimula son cri de surprise quand le fantôme qu’il poursuivait se défit de sa cape, découvrant le visage du mousse, livide sous la lueur timide de la balise.

— Vi ? Pourquoi tu te balades dans le navire pendant le quart de repos ? Seuls le Capitaine et l’Enseigne possèdent ce privilège !

Nerveux, le jeune homme ébouriffa une énième fois ses cheveux.

— Coriñ… Je ne peux pas te faire lire mon journal… mais j’ai besoin de partager certaines choses avec toi.

Intrigué par le soudain comportement de son ami, le quartier-maître posa sur son épaule une main apaisante.

— Si tu es prêt à partager ton illustre maîtrise du tricot, sache que je me ferai une joie d’être ton élève, Vi.

L’étonnement céda peu à peu sa place à la reconnaissance sur le visage perclus d’angoisse du mousse. Un bref rire soulagé perça le bruissement métallique du moteur principal.

— En ce cas, mon ami, appelle-moi Ovide.

« Nos réunions nocturnes devinrent de plus en plus fréquentes. Je lui parlais de tout ce dont j’avais connaissance et nous débattions sans aucune retenue du monde extérieur.

La seule expérience que Coriñ avait vécue était le gris des stations de ravitaillement et la poussière de sa planète natale, une colonie morne qu’il avait très rapidement fui en s’invitant clandestinement sur un navire cargo. Là, un vieil ingénieur l’avait pris sous son aile, avant de le revendre à une usine de neurotechnologies lorsqu’il s’était aperçu de ses capacités. Mais Coriñ n’avait jamais atteint ce triste lieu d’esclavage ; déroutant le système de commande de la navette, il l’avait utilisée pour rejoindre la station de ravitaillement la plus proche et s’était engagé à bord du premier vaisseau qu’il avait croisé, le Démon Blanc. Très vite, ses compétences lui avaient valu, si ce n’est un grade, du moins l’estime du Capitaine et sa protection.

Il m’avait confié l’histoire de sa vie ; je ne pus m’empêcher de lui parler de la Terre…

Toi, un petit mousse, tu as déjà vu la Terre ?

Trois fois. Elle est vraiment magnifique. Partout, il y avait de l’herbe et des fleurs. Les Anciens ont fait raser toutes les vieilles cités en ruine après les avoir holographiées et la Nature a repris ses droits…

Tu as vu l’eau ?!

J’ai vu une curiosité exaltée étinceler dans ses yeux, remplaçant un scepticisme que je n’aurais aucunement droit de blâmer.

Oui, j’ai vu l’eau. J’ai vu la pluie, j’ai vu des rivières, des lacs. J’ai vu les océans.

Et comment ça fait ?

J’ai savouré cette sensation, laissant rouler le mot sur ma langue.

Bleu.

L’eau… ce liquide mystique que nous n’avons trouvé que sur Terre, incapables de le reproduire à la perfection malgré notre connaissance de la chimie. Après tout ce que j’ai vu, je sais que l’eau n’est pas qu’une molécule, c’est bien loin de se résumer à un atome d’oxygène lié à deux d’hydrogène. L’eau sur Terre a un goût comparable à nulle autre, inégalable par les eaux de synthèse sous lesquelles l’industrie tente de nous noyer. C’est l’eau qui a permis le développement de la seule forme de vie pensante connue à ce jour…

Cette eau-là a un goût de liberté. »

Ovide souffla délicatement sur la page. Il observa avec délices l’encre trembloter, puis se figer petit à petit, s’assombrissant à mesure qu’elle séchait, craquelant en certains endroits. Sa main caressait sans qu’il y prenne garde le médaillon appendu à son cou. C’était un pendentif ancien, transmis dans sa famille de génération en génération, héritage reçu le jour même de ses trente ans par l’aîné des enfants. Ses doigts se crispèrent au souvenir de ce jour maudit…

Des pas furieux lui indiquèrent l’arrivée de la foudre. Avec précipitation, il cacha le journal et son matériel, prêt à subir la colère de l’Ange Noir.

— Où est donc passé ce mousse ?!

— Quand j’étais enfant, on me racontait toutes sortes d’histoires sur d’autres êtres vivants dispersés dans l’Univers… Il y a même une légende qui soutient qu’un peuple entier s’est développé sur Terre, en même temps que l’espèce humaine ! Mais les Rois du Monde ont fait fouiller la planète, et les hommes qui les ont précédés ont foré, transpercé, exploré les quatre coins du globe, sans succès… J’en viens malheureusement à croire que tout cela ne sert à rien. Que nous sommes seuls. Et… ça me fait horriblement peur.

Le mousse s’ébroua brusquement, tentant de s’extraire de ses sombres pensées.

— Où en es-tu ? Montre !

Ovide éclata d’un rire enfantin en voyant le piteux ouvrage du quartier-maître.

— Comment quelqu’un d’aussi agile de ses mains ne parvient pas à réussir un exercice si simple ?! Regarde bien, je te montre à nouveau. Une maille normale, tu la libères, puis là tu passes ton fil dans l’autre sens. Et tu continues ainsi : une maille à l’endroit, une maille à l’envers, une maille à l’endroit…

— Ça semble si simple lorsque c’est toi qui tricote !

La nuance plaintive naissante dans la voix de Coriñ accrocha un doux sourire mêlé d’amertume aux lèvres du mousse.

— Crois-moi, lorsque j’étais à ta place, plusieurs points ont été incrustés à coups de bâton dans ma mémoire.

— Sur quelle planète bat-on les enfants pour leur apprendre le tricot ?

Ovide resta silencieux, attentif aux contraintes qu’il exerçait sur le maigre câble, ce qui s’apparentait le plus à un fil sur ce navire. Il en était à sa trente-et-unième maille envers lorsque les lumières se rallumèrent brusquement, marquant la fin de ce quart un peu raccourci. La voix éraillée de l’enseigne de vaisseau les appela à leur poste.

— Tout le monde sur le pont pour l’amarrage ! La station des Pléïades est en vue !

— Avancez-moi encore cet accore ! Faudrait pas que la première comète venue nous arrache le Démon !

Ovide se faufila avec discrétion vers le sas de la station de ravitaillement, à la recherche de l’or noir qui était pareil à une drogue à ses yeux. Se précipitant vers les bas-fonds de la Criée, il trouva sans peine l’insolite cahute qui abritait le commerce d’un ami de longue date. Il poussa la porte bringuebalante, partagé entre la joie de revoir ce visage parsemé de rides qu’il appréciait tant et l’appréhension d’y lire déception et mépris. Telle une de ces chouettes terrestres, le propriétaire de la boutique papillonna des yeux devant l’affluence de lumière qui se déversa soudainement dans son échoppe. Lorsque le calme obscur revint, il cligna encore quelques fois, avant que ses paupières se disciplinent et que ses pupilles décolorées par le temps ne se fixent sur l’arrivant.

Sa voix trembla, trahissant un sentiment plus profond encore que l’amour.

— Ovide ? C’est bien toi ?

Les mains usées par des années de servitude s’emparèrent du visage du mousse, caressant la barbe légère qui recouvrait ses joues, dessinant les traits de ses pommettes, devinant ses yeux… Elles remontèrent jusqu’à ses cheveux, qu’elles ébouriffèrent d’un geste sec.

— Sot ! Que fais-tu ici ? Tout le Monde est à ta recherche !

— Je suis également heureux de vous revoir, Maître Mousse.

Un lac de larmes baigna les yeux presqu’aveugles du vieil homme.

— Il n’y a que toi pour oser m’appeler ainsi, Ovide…

— Il n’y a que vous pour m’apprendre à tricoter à coups de bâton, Maître.

Le mousse empêcha le vieillard de s’agenouiller.

— Je ne suis personne ici, Maître Mousse. Nul besoin de ployer le genou devant un simple apprenti marin.

L’émotion sembla à nouveau s’emparer du commerçant, qui essuya d’une main chancelante la pluie ruisselant sur ses joues.

— Tu me sembles être devenu quelqu’un de bon, Ovide. Tu honores ton vieux maître.

Avec tendresse, Ovide embrassa le précepteur.

— Je ne saurais être celui que je suis aujourd’hui sans votre aide, Maître. Et j’aurais une dernière faveur à vous demander.

Ovide regagna le Démon Blanc, à la fois heureux de sa trouvaille et attristé par ce que son tuteur était devenu. Malgré les brimades et les coups, le vieil homme et l’enfant étaient parvenus à nouer une relation si profonde qu’elle avait mené le précepteur, un homme pétri de règles et respectueux de la loi sous toutes ses formes, à protéger la fuite d’Ovide, lui permettant ainsi de s’enfuir sans armée à ses trousses ; et cela l’avait condamné à l’exil sur une des plus mal famées des stations de ravitaillement…

Il se retrouva brutalement nez-à-nez avec Coriñ.

— Cours !

Deux bras vigoureux s’emparèrent de son ami, le plaquant au sol tandis qu’il ruait avec sauvagerie pour se défaire de son adversaire. Estomaqué, Ovide ne vit pas l’enseigne de vaisseau le viser de son arme. Le choc tétanisa l’ensemble de son corps et sa conscience s’éteignit sans même une pensée pour le flacon d’encre qu’il écrasait dans sa chute.

— Je l’ai vu comme j’vous vois, Cap’taine. Il parlait avec le quartier-maître alors que c’était le quart de repos, et ils racontaient tout un tas de trucs sur le Monde. Il a même dit clairement qu’il avait vu la Terre, aussi vrai que j’vous vois !

— Ça suffit, Monsieur Rasqen.

Ovide émergea des brumes de Morphée avec pour agréable vision le doux visage du capitaine penchée sur lui, pensive. D’une main gantée de noir, elle s’empara du menton du mousse et tourna sa tête de profil.

— Effectivement… Il y a une légère ressemblance…

— Aussi vrai que j’vous vois, c’est lui, Cap’taine !

L’œil électrobionique de l’enseigne zooma sur lui.

— C’est le Roi du Monde, Cap’taine !

Ovide fut brutalement poussé dans la sainte-barbe où l’attendait Coriñ, sa main réduite en miettes et couvert de bleus.

Conservant un silence contrit, il s’assit à ses côtés sur un baril de plasma de fusion. Le quartier-maître remua, nerveux.

— Alors… tu es le Roi du Monde ?

— Oui.

— Mais…

— Quoi ?

Son regard le jaugea de haut en bas, un peu gêné.

— Tu es si… banal. Tu n’es même pas grand !

Ovide haussa les épaules.

— Ça finit par arriver quand la consanguinité est de règle dans ta lignée !

Après un moment de flottement, les deux amis éclatèrent de rire.

— En soit, être l’héritier du Monde n’est pas si désagréable. Tu as le droit de visiter la Terre, tu es instruit par les plus grands tuteurs, et à côté de ça tu as beaucoup de temps libre.

— Pourquoi tu t’es enfui, dans ce cas ?

Ovide se cala un peu plus confortablement sur le combustible du navire.

— Figure-toi que tout s’est gâté le jour de mon trentième anniversaire. Il y a une très vieille tradition qui veut que, le jour de ses trente ans, l’héritier présente la ciguë au Roi du Monde. En échange de ce don de paix, le Roi lui confie le pouvoir sur la Terre, ainsi que sa Porte, qui permet au Roi du Monde de se rendre sur Terre dès qu’il le souhaite.

Devant les sourcils froncés du quartier-maître, l’héritier en fuite explicita ses dires.

— La ciguë est un mélange de toxines dont le but est de cibler les fonctions vitales de celui qui l’ingère. Je serais incapable de t’en donner la composition, mais dans mes souvenirs, l’une s’attaque au cœur, une autre aux reins, et cætera jusqu’à celle qui supprime le passage de l’information dans tes neurones. C’est une mort réservée au Roi, car c’est une mort totale. Une fois cette substance dans ton estomac, rien ne peut te sauver.

— Et tu l’as fait ?

L’enseigne de vaisseau feuilleta sans ménagement le carnet usé, détachant les pages les plus fragiles.

Je m’appelle Ovide et je suis le Roi du Monde. Il y a quelques semaines, l’ensemble de l’humanité s’apprêtait à célébrer mon trentième anniversaire et la mort de mon père. Mon existence durant, j’ai été formé pour ce moment précis : la Succession. Mais au moment de tendre le poison à celui qui m’avait donné la vie, j’ai hésité. Pour la première fois, mes mains ont refusé d’obéir aux dogmes qui avaient martelé mon esprit telle une épée sous les coups du forgeron. Mon regard a plongé dans celui que je devais assassiner et j’y ai vu mon reflet. De saisissement, j’ai lâché la coupe emplie de lie et elle a répandu son nectar au sol, interrompant la cérémonie. Dans le silence le plus assourdissant que j’aie jamais ouï, le Roi du Monde s’est dressé de ce trône où je devais finir mes jours et s’est abaissé vers moi, plein de mépris.

Tu me fais honte.

Il m’a jeté la Porte de la Terre au visage comme on crache une insulte avant de se saisir de l’arme du garde le plus proche et de s’entailler si profondément la gorge qu’il en a trépassé en moins de temps que si la ciguë avait rempli son office.

Alors que l’assistance se portait à son secours, je reculais, conscient d’avoir failli au but de mon existence. Mon Maître, s’est emparé de mon bras et m’a entraîné hors de cette ruche toute bourdonnante de l’affront qui venait de s’y dérouler. Il m’a conduit aux hangars et m’a placé dans une navette.

Cours, Ovide. Sers-toi des rudiments de navigation que je t’ai transmis ; si je leur mens, ils ne découvriront pas ton départ avant quelques jours.

Je me souviens n’avoir pu empêcher cette question de franchir mes lèvres.

Pourquoi, Maître ?

Le dernier sourire que ses yeux m’adressèrent restera gravé dans ma mémoire.

Tu ne seras jamais ton père, Ovide.

Rasqen referma le journal d’un geste sec.

— Vous voyez, Cap’taine ? C’est aussi vrai que j’vous vois ! Imaginez…

L’œil électrobionique de l’enseigne zooma et dézooma plusieurs fois tandis qu’un rictus déformait sa bouche.

— Imaginez la rançon qu’on pourrait en tirer !

Indécise, l’Ange Noir arrangea la dentelle de son col sans répondre. Enfin, devant le regard insistant de son second, elle jeta l’ordre aux marins qui patientaient, tentant de conserver un air impassible devant la promesse de tant de richesse.

— Amenez-les !

Une paire de matelots vint enlever les deux amis à leur prison temporaire, bousculant les barils sans ménagement.

— Doucement avec ça ! Ce sont des barils emplis de combustible nucléaire ! Avec ce qu’il y a là-dedans, vous pouvez faire sauter le navire ! Sainte-barbe, ça vous parle ?

Une lueur nouvelle éclaira le regard du mousse.

— Coriñ, tu es un génie.

Sans plus d’explication, il précéda les marins vers la salle de commandement où patientait l’Ange Noir et prit la parole.

— Je vous prie de nous libérer.

— En quel honneur, Monseigneur ?

Ovide produisit le médaillon qu’il conservait toujours sur lui.

— Si vous ne me libérez pas, je fais exploser la Terre.

Interdite, l’Ange Noir le fixa, oscillant entre le rire et la colère.

— Et que veux-tu que cela me fasse ?

— Allons… Vous êtes suffisamment intelligente pour comprendre que ma famille règne uniquement parce que nous avons la mainmise sur la Terre. Plus de Terre, plus de Roi. Et pas de rançon.

D’un geste sec, Rasqen agrippa le médaillon, lui arrachant son moyen de pression des mains.

— Lancez l’appel, Cap’taine. J’ai fait amener le seul héraut de la station.

Une maigre silhouette, usée par la force mentale que son travail requérait, s’extirpa avec difficultés de l’ombre baignant le Démon Blanc à quai. L’Ange se leva de son fauteuil, pétrie d’hésitation. Son regard glissa sur le Roi du Monde et son ami, s’arrêtant seulement sur la main électrobionique du quartier-maître, en miettes. Un éclair de colère assombrit ses yeux et elle se redressa de toute sa stature, habitée par une résolution nouvelle ; elle devait agir pour le profit du Démon Blanc et de son équipage.

— Héraut ! Transmet ceci à tes semblables : Moi, l’Ange Noir, capitaine du navire connu dans l’ensemble de l’Univers sous le nom de Démon Blanc, réclame audience auprès des Anciens. Nous avons en notre possession le Roi du Monde et, compte tenu de la valeur qu’il présente aux yeux de l’Humanité, offrons de vous le restituer en échange de l’équivalent des bénéfices dégagés par les colonies du Taureau depuis l’installation des mines d’hydrogène.

Alors que le héraut remplissait son office, Coriñ s’avança vers le capitaine, suppliant.

— Capitaine… je vous en prie, libérez-le. Ne pensez-vous pas que les Anciens préfèreront nous détruire plutôt que de payer ?

Drapée dans une majesté blessée, l’Ange Noir s’avança vers le quartier-maître sans prendre garde aux imprécations de son lieutenant.

— Vous m’avez beaucoup déçue, Monsieur Coriñ. Votre trahison…

— Jamais je ne vous trahirai, Capitaine !

Le capitaine laissa éclater ses émotions et gifla le quartier-maître.

— N’appelez-vous donc pas vos petites réunions interdites une trahison ? La seule chose maintenant un semblant d’ordre sur ce navire sont mes règles, Monsieur Coriñ ! Et bafouer mes règles, c’est me trahir ! Rappelez-moi, comment châtions-nous la trahison sur mon bâtiment ?

— Par l’exil, Cap’taine.

L’œil électrobionique de Rasqen se délecta de la panique naissante dans le regard violet du quartier-maître. La tension de la scène fut brusquement coupée par le rire nerveux qui secouait les épaules d’Ovide. Enervée, l’Ange Noir se posta devant lui.

— Pouvez-vous nous éclairer sur la raison de cet amusement soudain, Votre Majesté ?

Le mousse leva la tête pour croiser le regard courroucé de son impétueux capitaine, accentuant son hilarité.

— Je viens à peine de me rendre compte que votre Démon Blanc est entièrement peint en rouge !

Au milieu de cette révélation impromptue, le héraut se redressa.

— Vous n’êtes aucunement en droit de négocier, pirate. Puisque vous nous avez gracieusement indiqué votre position par l’utilisation des relais de communication, votre navire sera arraisonné dans l’heure, votre équipage exécuté et le Roi du Monde rapatrié.

Le héraut s’affala brusquement au sol sous le regard abasourdi des gradés. Enfin calmé, Ovide essuya les larmes de joie qui avaient envahi son visage.

— Vous voulez bien m’écouter, à présent ?

Rendue interdite par le jugement des Anciens, l’Ange Noir l’autorisa d’un geste à poursuivre. Ovide désigna son pendentif.

— Ce médaillon est un portail de téléportation. Il permet au Roi du Monde de se rendre sur Terre. De là, je pourrais tenir à distance l’armée des Anciens.

— Comment ?

— Il existe sur Terre une arme nucléaire, que l’on active au moyen d’un code connu des Rois uniquement. C’est notre moyen de pression sur le reste des colonies. Rendez-moi la Porte de la Terre et je vous garantis la vie sauve, à vous et à votre équipage.

— Paroles ! Ce ne sont que des paroles, Cap’taine, aussi vrai que j’vous vois ! On devrait le tuer et s’enfuir ! Sans le héraut, les Anciens ne nous localiseront pas !

— Taisez-vous, Monsieur Rasqen !

L’Ange Noir s’avança vers ses prisonniers, les toisant de toute sa hauteur.

— Tiendras-tu ta promesse, Roi du Monde ? Sauveras-tu le Démon ?

Ovide baissa les yeux avec humilité.

— Je ne sais pas si le Roi du Monde possède une once d’honneur, mais vous avez ma parole de mousse, Capitaine.

L’Ange Noir scruta le visage de cet homme si puissant qui refusait de l’être. Lentement, elle présenta sa main ouverte vers son lieutenant. Celui-ci protesta, serrant convulsivement le médaillon contre lui. Sans décrocher un mot, le capitaine garda la main tendue.

A l’instant où Rasqen consentit à se séparer de la Porte de la Terre, le Démon Blanc chavira.

— Les Anciens ! Ils sont là !

Le mousse chercha désespérément le médaillon qui avait volé dans la pièce au moment de l’abordage. Les bruits de lutte résonnaient déjà dans les plus proches coursives, affolant le lieutenant.

— Les hommes des Anciens nous attaquent, Cap’taine !

— J’avais remarqué, Monsieur Rasqen !

Une lame insidieuse se glissa sous la gorge d’Ovide, trop absorbé par la recherche de la Porte pour prêter attention aux mouvements du sordide enseigne.

— Utilisons-le comme otage Cap’taine ! Comme prévu au départ.

Sans s’émouvoir, l’Ange Noir redressa son chapeau paré de plumes, bousculé par l’arraisonnage.

— Monsieur Rasqen, devant votre imbécilité croissante, je crains devoir me séparer de vous.

L’enseigne s’écroula, assommé par Coriñ. L’Ange Noir leva les yeux au ciel, trahissant son soulagement. Elle produisit le médaillon sous le nez du mousse.

— Il semblerait que tu sois dans l’incapacité de tenir ta promesse, mousse. A défaut de sauver le Démon Blanc et son équipage, préserve au moins son quartier maître et son mousse.

Reconnaissant, Ovide se saisit de la Porte sous le regard grave de son capitaine. Alors qu’il se rapprochait de Coriñ pour l’inclure dans le champ de téléportation, il se tourna vers l’Ange Noir.

— Pourquoi l’avoir peint en rouge ?

— Réfléchis un peu ! Le blanc, c’est extrêmement salissant.

— Alors… Pourquoi ne pas l’appeler le Démon Rouge ?

Le flegme du capitaine se craquela en un geste d’énervement.

— Mais parce que je suis l’Ange Noir !

Les cris de la bataille faisant rage sur le navire se rapprochèrent alors que les derniers marins cédaient face aux forces des Anciens. Coriñ tendit une main vers son capitaine.

— Venez avec nous, Celæno.

Une tendresse jusqu’alors dissimulée s’empara du visage de l’Ange Noir.

— Un capitaine sombre avec son navire, Coriñ.

Tendant l’oreille aux fracas des combats, elle se précipita vers le sas de la salle de commande et ferma la porte au nez des soldats des Anciens. Arcboutée contre celle-ci, elle adressa un dernier ordre au jeune mousse.

— Sauve-le !

Ovide et Coriñ activèrent la Porte de la Terre, disparaissant instantanément.

Sans se soucier de la larme solitaire brûlant sa joue, le capitaine recula d’un bond, laissant entrer les soldats dans le château. Son dernier soupir fut adressé au compagnon de sa vie.

— Ça y est, mon chéri. C’est toi et moi, notre dernière danse. L’apothéose de notre ascension.

Tirant son épée datant d’un autre temps, l’Ange Noir se mit à tournoyer entre ses ennemis, abreuvant le pont de leur sang.

A environ quatre cent quatre année-lumières de là, deux hommes furent brutalement éjectés dans la poussière de la Terre sous le regard tranquille d’un Soleil mourant. Courbaturé, Ovide se releva sans pouvoir retenir un gémissement. Agenouillé à ses côtés, Coriñ fixait le vide du ciel, trop clair encore pour permettre aux lumières des étoiles de réconforter le marin. De ses lèvres s’écoula l’hommage dû aux capitaines.

— Elle portait le nom d’une étoile, et cet amas fut son repos.

Doucement, Ovide posa une main sur son épaule, attirant son attention vers un coin de l’horizon.

— Regarde ! Là, brillent les Pléïades, mon ami. Dans quatre siècles, la lumière de l’Ange Noir nous parviendra.

L’ancien quartier maître étreignit la main de son compagnon avec gratitude, la gorge obstruée par l’émotion. Avec maladresse, Ovide ne put s’empêcher de s’enquérir.

— Tu connaissais son nom ?

Une ombre passa sur le visage de son ami avant qu’il ne se redresse d’un bond, toute trace d’abattement remplacée par une excitation irisant ses yeux violets.

— Montre-moi l’eau, Ovide !

Avec autant d’impatience qu’un enfant qui s’essaie à la marche pour la première fois, Ovide conduisit son ami jusqu’au point d’eau le plus proche, dédaignant la fraîche caresse du vent et l’appel de l’herbe douce. La mer était là, impétueuse, sauvage, et d’un bleu si pur que les deux hommes restèrent silencieux, l’un savourant ce spectacle familier et l’autre profitant de l’extase de l’inconnu. Ce fut soudain. Coriñ s’avança dans la mer, irrésistiblement attiré par ce trésor si rare, par l’eau, l’eau véritable qui ne se trouvait nulle part ailleurs dans l’Univers. Avant qu’Ovide eusse pu le retenir, le quartier maître était déjà plongé jusqu’à la taille dans cette mer accueillante qui le caressait comme un petit perdu ramené au terrier, un gamin fugueur rentré à la maison. Puis l’humeur de l’eau changea, elle se fit violente, milliers de pointes de sel agressant sa peau, écume violant sa bouche. Coriñ hoqueta, se débattant contre cette force qui l’entrainait toujours plus loin du rivage, toujours plus profondément.

— Ovide ! Aide-moi !

Le mousse était paralysé. Les vagues éloignaient son ami toujours plus, engloutissant son torse, sa tête, ses bras… Ne resta plus qu’une main, tendue en une silencieuse supplication.

Enfin, la mer l’avala.

Ovide tomba à genoux, dévasté par son impuissance. Il connaissait l’Histoire du Monde, il savait écrire, il savait même tricoter le point mousse… mais le Roi du Monde n’avait jamais appris à nager. Là, seul dans l’Univers, perdu sur Terre, Ovide déverrouilla le couvercle de la Porte de la Terre pour y entrer les codes nucléaires, inscrits dans sa mémoire lors des seules audiences que son père lui avait accordées.

— Je ne le ferai pas, à ta place.

Ovide leva les yeux de la Porte, trop hébété par la rapidité des derniers évènements pour être surpris. Devant lui se tenait ce qui ressemblait à un nuage de brume modelé à forme humaine.

— Qui êtes-vous ?

L’être rayonna plus vivement, sourire invisible.

— Tu le sais déjà. Au plus profond de toi, tu l’espères.

Lentement, la main d’Ovide s’écarta du médaillon. Son cœur battait à tout rompre tandis que les vieilles légendes se rappelaient à son esprit.

— Je suis la première Dryade, mon jeune ami.

— Vous n’êtes… pas humain ?

— En effet.

— Pourtant… votre forme est semblable à la mienne.

La silhouette se dispersa un instant pour prendre tour à tour l’apparence d’une roche, d’une fleur, d’un arbre.

— J’emprunte la forme que je veux. Je pensais que cette apparence serait plus pratique pour la discussion que nous devions avoir.

— Depuis combien de temps êtes-vous là ?

— Des millénaires.

— Et vous n’êtes jamais entré en contact avec les Humains ?

— Nous attendions le bon moment.

— Le bon moment ?

— Les Humains ne voient que l’espace… Nous discernons le temps. Vos secondes sont nos étoiles et votre éternité, notre Univers. Nous, le Peuple des Dryades, avons besoin de toi, Ovide.

— De moi ? Et pourquoi faire ? J’en ai assez que tout le monde attende quelque chose de moi ! La seule personne qui m’appréciait pour autre chose que mon titre vient de se noyer et je ne peux même pas la pleurer !

Il lui sembla un instant que l’ombre levait un sourcil inexistant.

— Tu ne le pleurais pas. Tu t’apprêtais à détruire la Terre, et nous avec.

A court d’arguments, Ovide laissa la Porte lui échapper des mains et rouler au sol, ployant les herbes folles dans sa courte course.

— Nous avons besoin de toi, Ovide, car en ce moment même, ton ancêtre s’apprête à faire la même erreur que toi.

— En ce moment même ?

— Je t’ai expliqué notre point de vue sur le Temps. Il est sur Terre, il rentre les codes. Et tu dois le tuer.

— Pourquoi moi ?

— Si nous le faisions, ce serait une déclaration de guerre envers les Hommes. Et notre peuple ne le veut pas. Crois-moi, nous y avons réfléchi. Tu es le candidat idéal.

— Et comment voulez-vous que je m’y prenne ?

— Nous allons t’envoyer dans le passé.

Ovide avait suivit la Dryade jusqu’à l’exact endroit où le Premier Roi se tenait, des millénaires auparavant. L’être d’éther lui fit face, bien qu’il ne possédât pas de visage, et posa une nuée réconfortante sur sa tête, ébouriffant ses cheveux.

— Tu l’as déjà fait, Ovide. En ce moment même, ton ancêtre est mort de ta main et ce quelle que soit la ligne temporelle choisie.

D’autres silhouettes s’approchèrent, formant cercle autour d’eux. Il semblait au jeune homme qu’il discernait entre autres des ombres vaguement animales, certaines dotées d’une queue remuant lascivement, d’autres plus végétales, lissant les pétales transparents décorant leur absence de corps. La Dryade reprit.

— C’est un voyage à sens unique. Une fois là-bas, tu n’auras que très peu de temps pour agir. Peut-être moins d’une minute. Passé ce délai, ton corps se désagrégera. Mais nous avons confiance en toi. Tu as déjà réussi. Et tu réussiras, à chaque fois que cela sera nécessaire.

Ce qui tenait lieu de main à la créature se plaça sur le cœur d’Ovide. Il assista, stupéfait, à la dispersion de son torse, renvoyé à travers le temps jusqu’à l’exact instant où sa présence était nécessaire. A mesure que le liseré de désintégration progressait, l’apaisement se répandait dans son être. Habité par plus de détermination qu’il n’en avait fait preuve dans son existence entière, Ovide fixa la Dryade dans les yeux, y reconnaissant une conscience connue depuis toujours.

— La lignée des Rois meurt avec moi.

Respirer lui arracha un cri de souffrance. Ovide tomba à genoux sous le regard sévère d’un homme au visage émacié et au corps malingre, debout devant une vieille console de commandes.

— Que faites-vous ici ? J’avais veillé à ce que personne ne me suive !

Essoufflé, Ovide fit face à son ancêtre.

— Ecoutez, vous ne devez pas détruire la Terre. Ce sera le berceau d’une nouvelle espèce !

Un rictus de dédain s’empara des lèvres de César, trahissant l’amertume assiégeant son cœur.

— Les Anciens n’ont plus d’autre fable à me servir ? Nous sommes seuls dans l’Univers, jeune messager. Désespérément seuls et pour l’éternité.

Le cœur d’Ovide se serra en reconnaissant le sentiment qui l’avait possédé de nombreuses années durant, jusqu’à ce jour empli d’un nouvel espoir.

— Je vous en supplie, écoutez-moi…

— Je refuse d’être le jouet des Anciens. S’ils veulent gouverner l’humanité, ils n’ont qu’à envoyer eux-mêmes leurs ennemis à l’autre bout de l’Univers ! Tous mes amis ont été expatriés, sous prétexte de la gloire qui serait leur s’ils colonisaient l’espace entier… Ils m’ont isolé de tous ceux qui m’aimaient, afin de mieux m’asservir et ainsi contrôler les Hommes dispersés aux quatre coins des étoiles ! Mais sans la Terre, si sacrée aux yeux des Humains, ils ne seront rien. Je laisserai à mon fils la liberté en héritage ; il aura enfin la faculté de décider de sa vie.

Un malaise profond s’emparait de l’âme du jeune homme au fur et à mesure qu’il découvrait les motivations de son ancêtre, si semblables aux siennes. Mais que valait la liberté d’une lignée face à la naissance d’une nouvelle espèce intelligente ?

Aussi n’hésita-t-il pas lorsque le Premier Roi lui tourna le dos pour poser ses mains sur le clavier.

Le choc de la barre de métal contre le crâne de César fit trembler ses propres os, qui pourtant n’existaient déjà plus ; son corps se désagrégea sous le regard incompréhensif du Roi agonisant.

— Pourquoi ? Qui es-tu et pourquoi m’avoir tué ?

Ovide ne put s’empêcher de sourire face à l’absurdité de la situation.

— Je suis le dernier Roi du Monde. Et je m'assure de l'être.

L’Univers explosa avant de se reconstituer à toute vitesse sous le regard impavide de la conscience qui s’éveillait doucement alors que son corps s’éparpillait, atomes éphémères avalés par la poussière des Temps. Il assista à la naissance de la Terre, couverte de lave et plus éruptive encore qu’une étoile en formation. La vie défila devant lui, sans l’émouvoir, de la première cellule aux êtres conscients. L’humanité s’échappa vers le ciel, abandonnant l’eau et sa naïveté derrière elle. Enfin, un carnet se déposa au sol, ses pages volant telles les feuilles mortes en automne, jusqu’à la dernière où sous ses yeux inattentifs se tracèrent les derniers mots d’un mousse aux mains tachées d’encre.

« Je suis conscience. Conscience du temps qui passa, du temps à venir. Je suis sur le Démon Blanc et je suis sur Terre tout à la fois. Je vois la mort de mon père et celle de Coriñ. Je parle avec la Dryade et je suis elle. J’assiste à mon départ et j’arrive. Je contemple l’éveil de milliers d’autres autour de moi, âmes des arbres, des fleurs, de l’eau. Ils m’instruisent à leur langage et je partage mes secrets. Nous sommes bloqués sur Terre. Mais l’Homme n’est plus seul dans l’Univers. »

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 30/12/2018

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