Les rêveurs

La première, Hana, habitait San Francisco. Il y avait des milliers de dessins dans son appartement, tantôt merveilleux, tantôt horrifiants. Et des traces de sang. J’ai dû les traquer pendant une semaine, ils sont très forts pour se dissimuler dans l’ombre et se reproduire.

Le second, Michel, a vécu plutôt vieux avant qu’ils ne parviennent à l’attraper. Je les ai pris sur le fait et m’en suis débarrassé tout de suite.

Les trois suivants s’étaient trouvés via un forum. Ils avaient tenté une expérience ensemble dans une vieille maison délabrée. Ce qui en est sorti a bien failli avoir raison de moi et a disséminé leurs organes sur les deux hectares de terrain.

Le dernier a été moins problématique. J’ai failli le sauver mais je suis encore arrivé trop tard. Je suis resté à ses côtés tandis qu’il sanglotait en se vidant de son sang. Il s’appelait Raphaël.

Il n’en restait plus qu’un. Et je venais de le trouver.

J’errais sans but précis dans les ruelles bien trop calmes, appréciant les différentes inventions que mon regard pouvait rencontrer ; ici, un genre de vélo sans roue, là, une poubelle qui recyclait d’elle-même les déchets qu’on lui confiait... Mes pas me portèrent tout naturellement sur la place, occupée par un immense monument aux morts. L’obélisque couvert de noms en comptait de plus récents que d’autres…

Un toussotement retentit dans mon dos. Un petit vieillard à l’air charmant me tendait sa main. Je la serrai mollement, sur mes gardes.

— Bienvenue, Monsieur ?

— Peniel.

— Monsieur Peniel. Je suis Enoch, le doyen de ce village. Du moins pour l’instant.

Il ponctua sa présentation d’un petit rire plein d’entrain.

— Que recherchez-vous donc dans notre si tranquille village, monsieur Peniel ?

— Rien de bien particulier. Je me promène.

Un éclat indéfinissable brilla dans le regard du vieil homme.

— Vos yeux semblent chercher quelque chose, Monsieur Peniel. Ils sondent l’univers comme si vous étiez investi d’une mission sacrée.

Une vague de défiance monta en moi devant le sourire inoffensif d’Enoch. Je désignai les lampadaires autonomes en train de s’illuminer dans mon dos.

— Toute cette technologie… D’où vous vient-elle ?

— Nous avons un enfant qui fait de fabuleux rêves. Lorsqu’il s’éveille, il nous conte ce qu’il a vu et comment le réaliser.

— Ne fait-il jamais de cauchemars ?

Enoch me jaugea du regard sans répondre. Je repris, attentif à chacun des gestes du vieillard.

— J’aimerais beaucoup rencontrer vos ingénieurs.

Sa mine devint suspicieuse.

— Ils sont très occupés.

— Bien sûr. Où est l’enfant ?

Cette fois-ci, Enoch éclata de rire.

— Allons, Monsieur Peniel, pensez-vous réellement que j’étais sérieux ? Un enfant, faire preuve d’autant d’imagination ?

Je posai ma main sur l’épaule du doyen, mettant fin à son accès d’hilarité.

— Vous feriez mieux de me le dire, Enoch. Car un jour où l’autre, chacun fait des cauchemars.

Il scruta mes yeux et y lut la vérité. Il détailla ma barbe mal taillée, mes larges épaules, mes mains épaisses, mon sac chargé de mystères.

— Vous êtes venu pour le tuer.

Le village entier s’était rassemblé devant l’emplacement sur lequel j’avais posé mes affaires. Le seul gîte du coin avait refusé de me louer une chambre, arguant qu’aucune n’était disponible malgré la pléiade de clefs sagement accrochées dans leur rangement. Sans plus m’occuper d’eux, je vérifiai mon fusil et le chargeai. Enfin, je m’installai en tailleur, prêt à passer la nuit.

Une femme, dont l’attitude semblait empruntée à celle d’une petite souris grisée par la vie, désigna l’arme :

— Vous avez un permis, pour ça ?

J’extirpai de la poche de ma veste ledit permis, accompagné de ses petits frères ; diverses autorisations spéciales nécessaires au cadre de mes activités… Le visage de la souris se renfrogna et elle recula, laissant sa place à un autre villageois vindicatif. Ils vinrent ainsi tour à tour me cracher leur fiel ou bien me supplier de partir. Je restai implacable. Enfin, ils se lassèrent.

La nuit fut ma seule compagne.

Il émergea des brumes noyant son village, petite silhouette portant le poids du futur. Ses grands yeux sombres mangeaient son visage déjà bien diminué par d’énormes cernes violets. Sans un mot, il me tendit un paquet d’oursons à la guimauve. D’un coup de dents, je décapitai la confiserie, attentif aux mouvements de l’enfant. C’était un triste gosse rongé par l'insomnie, perdu dans une chemise trop longue. Ses doigts squelettiques tremblaient sans même qu’il tente de les maîtriser. Il s’installa en silence à mes côtés, rassemblant ses maigres jambes sous le chaperon de ses bras. J’observai les allumettes qui lui servaient de membres, calculant le temps qu’il parviendrait à survivre face à eux. Enfin, il leva un regard dégoulinant d’effroi sur le fusil posé en travers de mes cuisses.

— Vous allez me tuer ?

Il me sembla déceler une lueur d’espoir dans ce timide filet de voix. Ses cheveux noirs tombaient devant ses yeux sans qu’il songe un instant à les repousser, son attention tournée toute entière vers moi, et vers cette réponse qu’il redoutait.

— Depuis combien de temps te retiens-tu de dormir, petit ?

Je vis ses pupilles s’étrécir et son regard s’humidifier alors qu’il luttait contre un bâillement. Le simple fait de l’avoir mentionné suffisait à le faire tomber de sommeil…

— Rémi ! Rentre tout de suite à la maison !

Une dame qui ne s’était pas déplacée pour m'accabler d'injures avec le reste du village arracha sèchement l’enfant à notre conversation, horrifiée. Elle se dressa aussitôt entre sa progéniture et moi, en digne mère protectrice. Son doigt menaçant se pointa vers moi.

— Ne vous approchez pas de lui !

Elle disparut avec le petit et je repris ma veillée, seul avec un paquet de bonbons déjà à moitié fondus malgré les températures de saison.

— Ainsi, vous ne l’avez pas tué.

Je sursautai à peine lorsqu’Enoch émergea de l’ombre pour s’asseoir et piocher à son tour dans le sachet de guimauves.

— D’ailleurs, votre mission est vraiment bancale. Vous êtes obligé de tuer un enfant ?

Je lui jetai un regard en coin ; il léchait consciencieusement ses doigts maculés de chocolat fondu.

— Je dois le tuer. Sinon l’Apocalypse se réalisera.

Enoch explosa d’un rire sonore qui résonna à travers les ruelles désertées comme une malédiction proférée à travers le temps.

— L’apocalypse ?! Vous avez un peu trop abusé des films de science-fiction, jeune homme.

Je soupirai, désignant la lueur tremblotante de ces lampadaires alimentés comme par magie.

— Et ça, ce n’est pas de la science-fiction pour vous ?

Le vieil homme engloutit un autre ourson, suçotant ses doigts comme un enfant.

— Alors, racontez-moi cette apocalypse.

Cette fois-ci, je dévisageai franchement mon interlocuteur, traquant le mal en lui. Je n'y trouvai qu’une franche curiosité, doublée par le désir de protéger l’enfant et, au-delà, le village. Et peut-être un peu de pitié à mon égard.

— Au départ, ils étaient sept. Sept portes vers le futur. Sept Rêveurs. Mais parfois, les rêves virent au cauchemar… Comme le gosse, ils étaient capables d’arpenter cette route vers le futur lorsque leur conscience s’étiolait et que la frontière entre les réalités s’estompait. En théorie, le voyage dans le temps est rendu possible parce que le temps est formé de boucles qui, parfois, s’accolent. Imaginez deux bulles de savon qui se heurtent : elles échangent des molécules, des atomes. Les esprits de ces sept personnes sont ces particules qui voyagent de bulle en bulle... Mais parfois, la bulle n’est pas paradisiaque et les Rêveurs se retrouvent piégés en plein cauchemar.

Je m’arrêtai un instant pour maîtriser l’angoisse que je sentais sourde en moi. Il me tendit le sachet et je pris une sucrerie presque machinalement.

— Dans l’imaginaire populaire, le voyage dans le temps ne peut se faire que dans le passé, ou bien uniquement vers un futur meilleur. Les gens ne peuvent concevoir que notre futur soit… le début de la fin.

L’ours fondait entre mes doigts, dégouttant son enrobage sur les pavés. La guimauve blanche commençait à percer sous le glaçage, squelette improbable… Je frissonnai instinctivement.

— L’enfant voyage entre deux réalités alternatives : un monde parfait où l’homme s’est surpassé au niveau technologique et relationnel. Un nouvel Eden.

L’ours s’écrasa à terre dans un bruit spongieux. J’essuyai mes doigts sur ma veste avant de poursuivre.

— Et l’Enfer sur terre. Une humanité régressée et dégénérée qui a nourri les monstres qui vont nous dévorer.

Enoch oscilla un instant, poussé par le vent qui chantonnait tout doucement dans le village endormi. Il peigna sans hâte ses longs cheveux blancs à la seule aide de ses doigts, perdu dans ses pensées. Une heure comme une minute auraient pu s’écouler avant qu’il ne reprenne.

— Vous avez tué les six premiers ?

Je me perdis dans la contemplation du pauvre ourson de guimauve tristement abandonné au sol dans sa mare de chocolat.

— Je n’en ai pas eu besoin. Les monstres les ont trouvés avant moi.

La nuit n’aurait pu s’achever sans un cri.

J’avais à peine saisi mon fusil qu’Enoch se tenait déjà devant la porte derrière laquelle Rémi et sa mère avaient disparu, tambourinant de toutes ses forces contre le bois peu complaisant.

— Ouvre, Laure !

Je tirai le vieillard par la manche à l’instant où la porte explosait, repoussée par une épaule monstrueuse.

C’était le plus effrayant que j’avais jamais vu. Pas le plus gros, non, les trois idiots dans leur bicoque avaient fait bien pire que cette abomination. Mais celui-ci suintait la mort par tous les pores de son affreuse peau luisante, humide comme celle d’un crapaud. Ses yeux d’un vert poison se posèrent sur moi, brillants d’intelligence – on aurait cru qu’il m’avait reconnu… Je me baissai pour éviter la caresse de ses langues dardées vers moi comme autant de lances empoisonnées et ramassai mon arme, projetée au loin avec Enoch.

— Phanuel !

Instinctivement, je roulai à terre sous l’injonction du vieil homme, esquivant ainsi l'attaque du cauchemar. Remis sur pieds, je visai l’horreur du mieux que je pus et tirai.

Sa patte, son énorme patte aux serres puissantes s’arrêta à quelques centimètres de mon flanc avant de lourdement retomber avec l’ensemble de l’immondice constituant son corps. Hébété, Enoch se releva en peignant ses cheveux boueux.

— Et bien… Vous n’y allez pas de main morte sur la chevrotine, vous.

Je lui jetai un regard noir. Le vieil homme se recoiffa tranquillement avant de se tourner vers une silhouette, accrochée à ce qu’il subsistait du chambranle de la porte.

— Tout va bien, Laure ?

D’une voix blanche, la femme s’obligea à répondre.

— Tout va bien, Enoch. Rémi dort encore.

Incrédule, je levai les yeux de la sombre créature.

— Le cauchemar ne l’a pas tué ?

La mère ne daigna me répondre autrement que par un regard empli de mépris avant de disparaître dans les entrailles de sa demeure. Laissés seuls dans la ruelle vide, je pointai mon arme sur Enoch. Sans se départir de son sourire affable, il leva les mains.

— Ne tirez pas, je me rends.

— Où avez-vous trouvé ce nom ?

Le sourire de l’homme s’agrandit tandis que montait ma haine. Sans mouvement brusque, il abaissa les bras et me montra ses paumes.

— Ne savez-vous pas reconnaître un ami, Phanuel ?

Mon doigt s’appuya avec plus de forces sur la gâchette.

— Ne faites pas l’enfant, Phanu…

— Arrêtez d’utiliser ce nom !

Interdit, le vieillard m’observa attentivement lutter contre mes vieux démons et soupira de soulagement lorsque je baissai l’arme. Peu rancunier, il me proposa de finir la nuit chez lui.

Il farfouilla dans ses placards jusqu’à être satisfait de sa trouvaille. Posant deux verres sur la table, il me tendit la bouteille et s’installa, prêt à me mitrailler de questions.

— Vous avez parlé de portes…

— Oui. Ce sont par les rêves de l’enfant que viennent les monstres.

Je me servis une large rasade et vidai le verre d’un trait. Dans le regard d’Enoch brilla une lueur d’intérêt.

— Mais pourquoi ces monstres viendraient-ils ici ?

— Ils vont détruire notre monde pour faire naître le leur. C’est pourquoi je dois le tuer.

Le vieux m’épingla de ses yeux rusés.

— Mais… Qui vous dit que vous ne jouez pas leur jeu ?

— Que voulez-vous dire ?

Ma main se crispa sur la bouteille.

— Et bien… Les monstres les ont tués avant que vous n’arriviez, à chaque fois, n’est-ce pas ? Et si leur seul moyen d’ouvrir la Porte, comme vous dites, c’est de tuer les sept Rêveurs ?

Mon regard plongea dans celui d’Enoch.

— Et si… les Rêveurs étaient les serrures qui retenaient les cauchemars dans le futur ?

Un cri éclaboussa la nuit, déjà salie de hurlements.

— Rémi !

Sans nous concerter nous nous élançâmes à nouveau vers sa maison.

Enoch et moi pénétrâmes sur les lieux du conflit le ventre serré. Des bruits de lutte nous parvenaient de l’étage et nous nous précipitâmes sans prêter attention aux pièces dévastées. Mais ce n’était pas un cauchemar que nous dûmes affronter.

Ce n’était qu’un simple être humain.

Enoch s’occupa de soigner les plaies de Laure tandis que je ligotais avec fermeté le fou qui, les yeux hagards, ne cessait de marmonner que l’enfant était la cause de tout. Après avoir repoussé les cheveux qui lui tombaient devant les yeux, le vieux demanda d’une voix douce où était Rémi. La main de sa mère pointa le plafond. Enoch l’aida à se remettre sur pieds et elle se dirigea vers la salle de bains. Le vieillard essuya ses mains sur sa chemise et se tourna vers moi.

— Vous devriez aller lui parler. Pour le faire descendre.

— Pourquoi moi ? Il aurait bien plus confiance en sa mère.

Enoch me lança un sourire très doux et incroyablement triste.

— Au vu de son état, Laure ne peut se permettre de faire des pirouettes sur un toit. Et je suis moi-même couvert de sang ; on a déjà fait plus rassurante, comme apparence…

Je me pliai à son exigence et enjambai le rebord de la fenêtre, abandonnant mon arme et le prisonnier aux bons soins de cet excentrique doyen. Perché sur les tuiles comme un oiseau nocturne, l’enfant m’observa escalader le toit plutôt glissant, sans chercher à me prêter assistance. Il ne bougea pas d’un cil lorsqu’enfin je me laissai tomber à ses côtés.

Nous restâmes ainsi en silence, attendant l’aurore. Il m’aurait été si facile de le pousser dans l’abîme qui s’étalait sous nos pieds… Néanmoins, j’en fus incapable. Après une éternité d’immobilité, Rémi tourna ses yeux de chouette vers moi.

— Pourquoi l’avez-vous empêché de me tuer ?

Son regard transfixiant avait un petit je-ne-sais-quoi de dérangeant, une étincelle, une braise… un écho.

— Il allait tuer ta mère. Ça ne t’aurait pas dérangé ?

Froidement, l’enfant haussa les épaules.

— C’est un mal pour un bien. Je ne veux pas qu’elle vive dans les mondes que j’ai visité.

Je repensai à la théorie d’Enoch.

— Petit… Tu sais qu’il y a eu d’autres personnes comme toi, dans le monde.

— Je m’appelle Rémi.

— Rémi. Il y a eu six personnes, toutes tuées par les cauchemars.

— Et vous, comment vous vous appelez ? Vous avez mangé mes nounours, vous auriez au moins pu vous présenter.

Je réprimai mon impatience, laissant la sérénité de ce lieu perché en dehors du temps me gagner.

— Je me nomme Peniel.

— Ils s’appelaient Hana, Raphaël, Sara, Rachel, Gabriel. Et Michel. C’était mon préféré

Interdit, je dévisageai l’enfant qui calmement me rendit mon regard.

— Vous… vous étiez capables de vous rencontrer dans les rêves ?

— Bien sûr. Sinon, comment avez-vous fait pour nous retrouver à chaque fois ?

Paniqué, j’enjambai la fenêtre dans l’autre sens, incapable de céder à l’impulsion de quitter ce village de fous. Enoch me regarda avec perplexité.

— Rémi n’est pas avec vous ?

Trop perturbé pour mentir correctement, je secouai la tête. Sans poser plus de question, le vieux se hissa avec une surprenante souplesse sur le toit, tandis que je me rapprochais du prisonnier pour le surveiller, l’esprit fièvreux.

— Vous avez vu les noms. Vous ne pouvez pas fermer les yeux.

Hébété, je me tournai vers le fou, sans lui répondre.

— Est-ce que vous les avez comptés ?

Ses yeux me suppliaient.

— Bien sûr. Vous les avez comptés. Ça se voit dans vos yeux.

Ses mains liées tremblaient.

— Vous… vous en avez tué un à vous tout seul. Mais nous… Ils ont tué beaucoup des nôtres. Et c’est la même chose chaque nuit. Et chaque matin, on rajoute des noms.

Ses prières devinrent des imprécations. Je ne m’en étais pas aperçu mais je reculais déjà sous l’horreur de ses mots.

— L'obélisque... Plus personne n’ose dormir. Plus personne ne peut dormir…

Je quittai la pièce à reculons, de plus en plus vite, de plus en plus loin de cette voix…

— TUEZ-LE ! TUEZ-LE JE VOUS EN SUPPLIE !

Un choc sourd et le silence, embaumant cette nuit sale comme l’odeur pestilentielle du cauchemar que j’avais abattu.

Depuis combien de temps n’avais-je pas dormi ? Depuis combien de temps avais-je réussi à oublier ce qu’il se passait lorsque je baissais les paupières ?

— Ouvre les yeux, Phanuel.

J’obéis sans rechigner, un peu apaisé. L’enfant se tenait devant moi, plus dense que dans la réalité. Je sus naturellement qu’ici seuls les vrais noms avaient l’honneur d’être prononcés.

— Rémiel.

L’enfant me sourit et pour la première fois, il sembla être ce qu’il était vraiment ; un gamin en pleine croissance. Mais bien vite le soleil de son sourire s’estompa devant l’horreur de ce qui nous entourait : le crépuscule de l’humanité.

Rémiel me guida à travers les voitures déformées et abandonnées à même les routes désertées, jusqu’au seul arbre à des lieues à la ronde. Avec délicatesse, il en caressa le tronc avant de s’asseoir sur ses racines, croisant les jambes en tailleur comme j’en avais l’habitude dans notre monde. D’un geste, il m’invita à l’imiter puis répondit à ma question silencieuse.

— Il n’y a pas de monstres pour l’instant. Ceux que tu appelles cauchemars ne viennent que lorsqu’il les convoque.

— Il ?

Mon for intérieur connaissait déjà la réponse de l’enfant.

— Celui qui se fait appeler Bélial.

Le silence nous entoura et alors je me rendis compte qu’aucun oiseau ne venait alléger l’atmosphère de ses trilles. Nous étions seuls. Désespérément seuls. Mon regard se porta à nouveau sur Rémi qui tendit une main avec patience, prophète des temps futurs.

— Pose tes questions.

— Je suis un Rêveur, moi aussi ?

L’enfant acquiesça, ses grands yeux sombres posés sur mon âme.

— Ne t’es-tu jamais demandé comment tu en savais autant sur les voyages dans le temps et sur les monstres ?

Je restai silencieux, digérant cette évidence que je n’avais su discerner. Il me sembla apercevoir un éclair de tristesse percer les nuages de son regard, avant que Rémi ne se penche vers moi pour me tendre une plume d’un rouge éclatant.

— Souviens-toi, Phanuel. Souviens-toi de qui nous étions.

Nous étions magnifiques, gardiens du nouvel Eden. A ma droite siégeaient Haniel, Raphael, Raguel et Michel. A ma gauche, Rémiel, Gabriel et Sariel. Je souris à Rémiel, notre plus jeune frère, à peine doté de ses pouvoirs par les technologies poussées à leur extrême.

Nos créateurs nous tendirent l’insigne de notre rang – une plume immaculée, symbole de notre condition.

— Ne vous considérez plus comme des hommes. Vous êtes ce qui nous sépare de l’Apocalypse. Vous êtes les gardiens de l’humanité.

J’inclinai la tête avec grâce, heureux de mon rôle. Aussitôt, mes sept frères et sœurs se mirent à la tâche ; pérenniser le paradis que les humains s’étaient construits. Haniel régulait l’écosystème et Gabriel travaillait avec elle sur la nourriture et l’eau essentielle à la subsistance des hommes dans ce jardin des Hespérides étendu à l’immensité de la Terre. Raphael soignait le cœur des Hommes tandis que Michel guérissait leurs maux. Sariel était toute entière dévouée aux enfants. Raguel, quant à lui, avait la lourde tâche de Justice.

Et Rémiel, le plus jeune d’entre nous, était chargé d'un fardeau difficilement imaginable. Pour vivre dans un paradis, les hommes doivent oublier leur peine et outrepasser le deuil d’un être cher. Rémiel, pauvre petit frère, Rémiel absorbait toute cette colère, ce chagrin, ce reniement.

Moi, je siégeais au milieu de ces gardiens et veillait à ce qu’il ne leur arrive rien ; mais je ne pouvais rien faire contre la dégradation de la condition de Rémiel, dont l’état physique traduisait la souffrance de son âme.

C’est alors que Bélial vint à nous.

Bien sûr, il ne se nommait pas ainsi, mais nos esprits liés l’ont doté de ce surnom suite aux évènements.

Bélial se présenta, la langue couverte de miel. Il conta nos louanges et éveilla notre curiosité lorsqu’il émit l’hypothèse de nous décharger un instant de nos tâches. L’idée était simple, oh ! Si simple qu’il ne pouvait imaginer que nous-mêmes n’y avions pas songé. Pourquoi ne pas créer d’autres gardiens ? Il suffisait d’utiliser la technologie de nos créateurs, abandonnée depuis des siècles.

Ainsi avons-nous laissé Bélial pénétrer dans le naos de nos origines.

Il prit, sous notre bénédiction, des humains et les transforma en monstres, horreurs sorties de la fange putride de son imagination, esprit tortueux que notre frère Raphaël n’avait su déceler. Il lâcha ses cauchemars sur notre Eden et bientôt la Terre ne fut plus qu’un immense désert où les monstres paissaient les cadavres de leurs dernières victimes. Fou de colère, Raguel voulu punir le mécréant qui nous avait dupés. Je vis la lame félonne et m’interposai entre le démon et mon frère, recevant à sa place le coup fatal.

Je me souviens du fou qui fuit, repoussant ses longs cheveux blancs en arrière.

Je me souviens de mes frères et sœurs, faisant cercle autour de moi.

Je me souviens de la plume qui faisait ma fierté, imbibée du sang qui s’écoulait hors de moi, métaphore de la vie me fuyant.

Je me souviens de Rémiel, agenouillé auprès de moi pour accompagner mon départ.

Je me souviens de ses mots.

— Je ne te laisserai pas partir, Phanuel. Pas toi.

Il a étendu ses mains au-dessus de ma blessure et a rassemblé des pouvoirs que je ne lui soupçonnais pas.

Je me souviens avoir souhaité retourner en arrière.

Je levai les yeux de la plume écarlate qui avait été mienne.

— C’est traumatisant de se faire tuer par un cauchemar et de ne plus parvenir à se réveiller.

Rémiel acquiesça, un nouveau sourire éclaircissant un peu son regard.

— Mais je t’ai ressuscité, mon ami. J’espérais que tu n’avais pas tout oublié ; mais ta mémoire ne s’est pas accrochée aux détails. Pourtant, ce sont souvent eux les plus importants… Tu pensais nous chasser pour sauver l’humanité – au lieu de quoi, tu facilitais l’œuvre de Bélial.

Encore confus, je m’autorisai une dernière question.

— Comment nous-sommes nous retrouvés dans le passé, petit frère ?

— Ceci est ton œuvre, Phanuel. Tu nous as transportés dans le passé alors que j'empêchais la vie de te fuir. Ce pouvoir insoupçonné nous a tous sauvés... mais nous étions désespérés, perdus dans une réalité qui n'étais plus nôtre, poursuivis par les cauchemars de Bélial qui plus que tout désire s'approprier...

Brusquement le regard de Rémiel s'étrécit.

— Mon frère... Il n'est plus temps ! Eveille-toi !

Je me réveillai au bas des escaliers, une silhouette sombre au-dessus de moi.

Enoch essuya tout doucement ses mains tachées de sang.

— J'ai rattrapé Rémi. Il est tombé de fatigue.

Aussi fatigué que si j'avais vécu mille vies, je me redressai, une violente douleur pulsant dans mon crâne. Enoch me tendit une main rosée.

— Alors Phanuel, comment vous êtes-vous retrouvé en bas des escaliers ?

— J'ai bêtement glissé. Combien de temps suis-je resté inconscient ?

Le vieil homme haussa un sourcil inquisiteur.

— Inconscient ? Grands dieux, je viens à peine de vous quitter.

Brutalement, la poigne du doyen se resserra sur mes doigts. Son regard changea du tout au tout, se chargeant de convoitise.

— Que vous-a-t-il dit ? Que vous a dit l'enfant, Phanuel ?

Un nouvel hurlement suraigu nous parvint de l'étage. Repoussant Enoch, je me précipitai pour découvrir une horreur luisante se repaissant du corps du malheureux fou. Sans perdre une seconde, j'agrippai Rémiel, pétrifié par la vision de sa mère adoptive épinglée au mur. Submergés par les cauchemars, nous optâmes pour la seule issue disponible.

Mon atterrissage n'eut rien de souple et nous roulâmes tous deux au sol. Le choc eut le mérite de réveiller Rémiel ; mais ce fut d'un maigre secours face à cette horde qui nous encerclait. De toute part fusaient les langues vipérines, retenues par quelque ordre tacite. Les crocs lacéraient les pavés comme de la simple terre battue et ces yeux ! Des yeux d'un vert si malsain que leur seule vue me rendait malade nous cernaient, innombrables dans cette nuit interminable.

Alors que je cherchais un moyen de nous extirper de ce mauvais rêve, les cauchemars s'écartèrent pour laisser passer entre leurs rangs l'affable doyen, coiffant ses cheveux à l'aide de ses doigts. Ses pas le portèrent à nous tandis qu'il époussetait avec calme ses vêtements couverts de sang. Rémiel laissa échapper un cri plaintif.

— Bélial...

Ce dernier esquissa une révérence d'un ridicule déplacé.

— Chaque Eden a besoin de son serpent, n'est-ce pas ?

Il m'adressa un clin d'oeil enjôleur.

— Regarde-toi... Le grand Phanuel, enfin ressuicité dans son intégralité ! Tu peux à nouveau supporter les péchés de l'humanité.

Je tirai ma dague de son étui. Elle me fut aussitôt arrachée des mains par la langue fourchue d'un cauchemar.

— Ne te donnes pas ce mal, Phanuel. Vous avez perdu. Et ce, depuis le jour de votre création.

Le serpent se rapprocha de moi, plein de langueur. De ce geste horripilant, il renvoya ses cheveux en arrière.

— Vois-tu, Phanuel, quand je suis enfin parvenu à t'égaler, j'ai voyagé à travers les époques. J'ai assisté à votre seconde naissance. J'aurais pu vous détruire mais alors, comment serais-je devenu ce que je suis ?

Il écarta les bras avec magnificence, excitant ses créatures.

— L'humanité est mauvaise. Elle n'a que faire de l'avenir, que faire de la Terre et de l'héritage qu'elle lègue aux générations futures. L'Eden ? Un mythe ! Une prison dorée de plus qui n'a su enrayer la décandence... L'humanité n'a plus lieu d'être. Acclamez la surhumanité !

Nous étions comme hypnotisés, démunis face à la puissance de son fiel paré des douces couleurs du miel. Bélial nous fit face, exalté par ses idées.

— Je ne voulais que leur Bien. Je les voulais libres, et forts ! Et regardez-les... Ils ont dépassé mes espérances ! Pourquoi vous laisser égoïstement l'éternité ? La Mort était la plus grande injustice au monde et Raguel n'en avait que faire ! Qu'ai-je fait de mal ? Plus de morts... Tous égaux. Mais il m'a jugé immoral... Il a voulu m'éliminer ! Et vos pouvoirs se sont révélés.

Son doigt s'enfonça dans ma poitrine sans que je n'esquisse un geste.

— Rémiel t'a ressuicité et tu les as tous envoyés dans le passé, loin de mon emprise. J'ai alors décidé de vous traquer tous. De vous éliminer afin de permettre à mon futur de se réaliser. Et toi, Phanuel, tu m'as mené à eux. Ils étaient si faibles, sans toi.... Les Rêveurs dont je devais me débarrasser pour ouvrir les portes du futur à mes cauchemars !

A travers l'engourdissement que faisaient peser sur moi les mots du démon, je parvins à discerner l'amarre qui retenait mon esprit en ce monde.

Plume rouge.

Le sort fut soudainement brisé. Je fis basculer le vieux doyen d'un coup de poing et attrapai mon petit frère.

Nous glissâmes hors du temps, hors d'atteinte des cauchemars.

Secoués par notre face à face et la mort de sa mère, Rémiel peinait à reprendre son souffle. Je posai une main sur son épaule, certain de ne pas avoir suffisamment de temps avant que Bélial nous retrouve.

— Mon frère... j'avais tort. Il n'existe pas deux futurs. Il n'y en a qu'un. Un Paradis corrompu. Et c'est à nous de faire dévier cette route.

Il leva son regard alourdi de larmes sur moi.

— Comment ?

— En abattant les monstres.

Nous nous avançâmes vers la maison. Une unique fenêtre brillait. Celle de l’enfant.

Je serrai les doigts sur la crosse de mon arme. L’enfant ne dormait pas. On aurait pu croire qu’il nous attendait. Ses larges yeux en amande n’étaient pas encore marqués par la malice de Bélial.

Je levai le canon de mon fusil.

Rémiel posa une main tremblante sur la mienne.

— Qu'y -a-til, Rémiel ?

— Ce n'est pas toi. Ce n'est pas qui tu es.

— Et qui suis-je ?

— Tu es Phanuel le Repentant ! Tu es revenu de l'avenir pour nous épargner l'Enfer : tu portes l'espoir de l'humanité, pas ses péchés.

Le jugement de mon frère transperça ma résolution. Je baissai mon arme et m'agenouillai auprès de l'enfant.

— Bélial...

— Qui est Bélial ?

Ma poitrine fut libérée d'un poids si immense que je ne saurais dire comment j'arrivais à respirer jusqu'alors. Avec douceur, je désarmai mon fusil.

Nous avons conduit l’enfant dans le passé. A une époque où il ne blessera personne. Nous le veillons de loin, éternels.

Après tout, nous sommes les gardiens de l’humanité.

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 27/01/2019

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