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Lone Wolf

J'ai rencontré Lætitia totalement au hasard, un jour où j'étais perdu. Non, c'est faux. C'est elle qui m'a trouvé. J'étais à deux doigts de la déportation et elle m'a tiré d'affaire ; du coup, je ne l'ai plus quittée d'une semelle. Elle avait les réponses à certaines questions que je me posais depuis pas mal de temps. Et puis sa singularité m'avait attrapé, comme un genre d'appel qu'on ne peut ignorer.

— Comment peux-tu aimer ça ?, m'avait-elle dit.

— Comme on aime la lune et le vent, avais-je répondu.

Elle avait haussé les épaules et m'avait laissé la suivre. Letty est quelqu'un d'extraordinaire. Dans cet étrange monde qui abrite nos vies, je m'accroche aux gens encore plus originaux : ce sont eux qui détiennent les clefs. Les clefs de quoi ? Encore une question dont je n'ai pas la réponse.

Les sirènes diffusent en boucle le message à chaque Ulysse désespérant leur appel.

— Transmission du Gouvernement ! Allumez votre poste à dix-neuf heures précises !

Il est difficile d'ignorer leurs cris stridents. La meute se regarde, attendant un ordre. Letty nous envoie un geste de la main – allez-y, semble-t-elle dire, faites comme bon vous semble. Je sais déjà ce qu'ils vont annoncer. Ils, c'est le Gouvernement Unique. Après avoir assisté en tremblant à une énième altercation entre les États Unis et le Bloc Asiatique, l'Europe a décidé de faire front, elle aussi. Le référendum sur la fusion des différents gouvernements en un Unique a animé les débats et les discussions de nombreuses semaines durant, jusqu'au jour du vote final : sans surprise, le peuple était favorable à la fusion. Plus étrange, il y était à plus de quatre-vingt-dix pourcents... Vous savez, au moment des élections, il y en a toujours pour dire Je ne comprends pas, je n'ai pas voté pour lui ! Comment est-il passé ?!. Habituellement, je ris et je laisse les haineux déblatérer sur les vices de ce nouveau représentant qu'ils n'ont pas élu. Mais cette fois-ci...

Cette fois-ci, j'ai traîné sur les forums. Avant qu'ils ne ferment, je veux dire. Pas mal de gens ne comprenaient pas. Pas mal de gens avaient voté non. Et j'en faisais partie. Alors, au vu du nombre de personnes arguant leur refus... comment le système a-t-il pu être adopté ?

Sur le forum, j'ai posé cette question. Et Lone Wolf, un membre extrêmement actif, m'a répondu. Et si c'était le cas ? Et si tout le monde avait refusé la fusion ? Sa réflexion m'a fait froid dans le dos. Je me suis déconnecté.

Le lendemain, le Gouvernement Unique annonçait la disparition des postes de présidents et rois, la mise en place d'un système de députés représentant chaque pays et surtout, la fermeture de l'Internet.

— Noah ? J'aimerais ton avis sur ces tracts.

Ils me jettent un regard dépité et envieux alors que je m'élance pour rejoindre Letty. Comme un enfant, je savoure cette confiance qu'elle a placé en moi et essaie d'en être digne. D'un œil critique, je tourne le pauvre prospectus dans tous les sens, y cherchant une faille.

— La police me semble un peu petite...

— C'est ce qu'il me semblait. Raphaël !

Il avance vers nous en grommelant.

— Qu'est-ce qu'il y a, Letty ?

Elle lui fourre le tract dans les mains.

— Ne t'avais-je pas dit d'utiliser au moins du trente-deux ? Il faut que ce soit lisible par tous ! Si ce n'est pas assez gros, les personnes âgées ne prendront pas la peine de...

— Qu'est-ce qu'on en a à faire, des vieux ?

Le regard de Letty se fait poison. Même pour tout l'or du monde, je n'aimerais pas être à la place de Raphaël.

— Tu veux prendre les décisions, Raphaël ?

Il recule d'un pas sans même s'en rendre compte. Tous ont leur regard braqué sur nous, bien qu'ils tentent de le dissimuler en poursuivant leurs tâches. Letty se rend imposante.

— Tu veux être l'alpha ?

Raphaël, du haut de son mètre quatre-vingt-neuf, semble minuscule devant la fureur de notre leader.

— Je suis l'alpha, Raphaël ! Si tu veux ma place, il faut te battre !

— Pardonne-moi, Letty...

Il fait marche arrière en tendant le dos, plié par la soumission. Aussi brusquement calmée qu'elle s'est énervée, Letty lisse ses cheveux noirs.

— C'est bon. Réimprime les prospectus. Ensuite, tu iras les distribuer avec Aurélie.

Un couinement retentit derrière le canapé où Aurélie est occupée à noter des adresses sur des enveloppes. Le nez plissé, Aurélie nous tend son visage anxieux.

— Pourquoi moi, Letty ? Je... je cours pas assez vite...

Letty la jauge du regard un instant, avant de trancher.

— Très bien. Noah, tu iras à sa place.

Prestement après la mise en place du Gouvernement Unique, les disparitions commencèrent. On en entendait parler sur quelques chaînes, pas toutes. Les autres disaient que tout allait pour le mieux depuis le référendum. Pareil dans les journaux. Puis, bientôt, les médias se turent. Et c'était par le bouche-à-oreille qu'on savait qui n'avait pas été vu depuis plus de trois jours, une semaine.

Puisque les informations étaient les mêmes d'un support à l'autre, ils furent tous fusionnés en une session unique, celle de dix-neuf heures. Et la seule chose qu'on y apprenait, c'était que tout allait bien.

Paradoxalement, ils ont très vite fermé les frontières. Des familles habitant à la lisière d'autres pays ont été déchirées ; comprenez bien, tout a été si vite... On partait au travail le matin et, en revenant vers dix-neuf trente, on trouvait la frontière fermée et on vous demandait un passeport pour pouvoir rentrer chez vous. Vous avez déjà essayé d'obtenir un passeport ? C'est un aller simple en enfer, même pas pavé de bonnes intentions. Bien sûr, il y eut des remous.

Mais bizarrement, l'humain est fait de telle sorte qu'il oublie très vite et rentre dans le rang. Vous avez déjà élevé des moutons ?

— Ils sont venus si rapidement... Quelqu'un les a prévenus ?

— Ne dis pas de bêtises.

Un frisson me secoue l'échine. Je fixe Raphaël. Il refuse de me regarder dans les yeux. C'est une certitude qui s'impose à moi.

— Tu les as prévenus.

Il panique. J'ai raison. Il me pousse en avant, éparpille les prospectus à mes pieds. Fébrile, je ramasse les tracts tandis que la milice se répand dans les ruelles adjacente pour me traquer. Lorsque je me redresse, Raphaël n'est plus là. Un homme me tient en joue. Je lâche mon paquet de feuilles et je lève les mains. Je ne peux m'empêcher d'imaginer le masque fermé de Letty lorsqu'elle verra que je ne reviens pas.

C'est dans ces moments-là que ceux qui ont été opprimés sortent du lot. Je veux parler de ceux comme Letty, que tout le monde a toujours rejetés. Ceux qui sont seuls dans les cours d'écoles. Sur les bancs de la fac. Dans le train. Ceux sur lesquels on crache notre fiel parce qu'on a peur de leur différence. Parce qu'il sont capable d'être eux-mêmes. Je sais que je ne vaux pas mieux que vous : j'ai toujours été celui qui suit, celui qui pourrait faire bouger les choses mais qui ne fait rien, parce qu'il a peur que ce soit sur lui qu'on crache, après. Mais il arrive parfois qu'un mouton se trouve noir dans une foule ; qu'il se mette à penser différemment et à ne plus avoir peur du loup. J'ai commencé à me battre. Timidement, bien sûr. J'ai rassemblé des gens qui avaient eux aussi réfléchi sur le sujet. Mais c'est quand on commence à s'ouvrir aux autres qu'on prend le plus de risques. Et puis, ce climat est propice aux dénonciations, non ? Encore aujourd'hui, je suis curieux. Lequel m'a dénoncé ? Qui s'est pris de peur panique et m'a désigné comme bouc émissaire ? Vous pourrez me le dire, n'est-ce pas ? Bref. J'ai eu vent de ces faits et ai été terrifié. Les rumeurs sur la déportation étaient nombreuses, vous savez ? On racontait que, tous ces gens disparus, tous ceux qui étaient contre le système, avaient été envoyés en Chine. Que le Gouvernement nous vendait comme main-d’œuvre bon marché ; ça le débarrassait et ça maintenait de bons rapports avec le Bloc Asiatique... Je me suis précipité hors de mon appart' – j'ai toujours été un peu fragile, de santé je veux dire. Alors toutes ces maladies exotiques... Et elle était là. Ça m'a coupé toute envie de fuir. Vous la verriez, je suis sûr que vous comprendriez. Elle m'a tendu la main.

Viens avec moi.

J'ai lâché mon sac, avec mon passeport, tous mes papiers, tout mon passé, et j'ai suivi Lætitia.

— Je pense que c'est suffisant.

Je souris du mieux que je peux.

— Vous savez, la première fois que je l'ai appelée Lætitia, elle a failli me tuer. Elle s'est énervée, je ne l'avais jamais vue comme ça ! Comment tu sais comment je m'appelle ?, elle m'a crié. J'ai gardé mon sang-froid et je lui ai répondu que Letty, c'était le diminutif de Lætitia, non ? Ça l'a vraiment douchée...

— Monsieur Lefebvre..

Je sais que c'est fini. Que si j'arrête de parler, ils me tuent. Alors je lève les yeux avec le peu d'assurance qu'il me reste. Je lève les yeux et je leur souris.

— Maintenant que vous avez les réponses, à moi de vous poser une question. Qu'est-ce que vous ferez ?

Le milicien reste de glace. J'ignore la peur qui me submerge alors qu'il lance un discret signe de tête à son comparse, derrière moi. J'abats ma dernière carte.

— Qu'est-ce que vous ferez, le jour où vous serez face à elle ?

Il se fige, relève lentement sa cagoule. Aucune passion ne brille dans ses yeux. Aucune originalité ne déforme sa vision des choses. Ce n'est qu'un mouton de plus.

— Nous lui ferons subir le sort qui sera vôtre dans quelques minutes, Monsieur Lefebvre Pour le bien du Gouvernement Unique.

J'espère de toute mon âme que le rire qui s'échappe de moi les dérange, ne serait-ce qu'à minima.

— Alors je vous souhaite bonne chance.

— Ça suffit.

Le canon drôlement tiède d'une arme se pose sur ma tempe.

— Au final, c'est comme ça que vous vous débarrassez de nous ? Une balle dans la tête ?

Il s'agenouille face à moi.

— Monsieur Lefebvre, croyez-vous que le Gouvernement serait suffisamment stupide pour envoyer ses ennemis dans un pays où ils ne seraient nullement inquiétés, à l'aise pour fomenter leur petite révolte ? Non, notre façon de faire est bien plus saine. Après tout, un troupeau a besoin de ses bergers ; et c'est notre rôle de le protéger des loups.

Des explosions retentissent, de plus en plus proches. Le milicien jette un regard effaré à son collègue. Je ne peux m'empêcher de sourire, plus sincèrement cette fois-ci.

— En parlant du loup...

— Qu'est-ce que tu attends ? Tire !

La détonation me rend à moitié sourd. Le corps du milicien tombe à terre avec lourdeur. Celui qui est dans mon dos me délie et arrache sa cagoule – Lætitia rend visible sa singularité.

Le visage crispé de douleur du milicien laisse transparaître sa surprise.

— Toi !

Il pose un regard dégoûté sur le nævus mangeant la moitié du joli minois de Letty, masque de soirée indélébile. La peur de mourir lui fait cracher une fois de plus son venin.

— T'es toujours aussi tarée ! Rien n'a changé depuis la primaire, n'est-ce pas, Letty ?

Tranquillement, la louve s'agenouille devant lui.

— Effectivement, Lucas. Rien n'a changé. T'es toujours aussi con.

Le reste de la meute a fait exploser différentes parties du bâtiment pour nous servir de diversion. Letty a remis sa cagoule et a fait mine de me transférer. Notre groupe est dissout et nous devrons rester dans l'ombre pendant un moment, mais je ne peux m'empêcher d'être heureux ; Letty est venue me chercher.

— Merci d'avoir encore sauvé ma peau, Letty.

Ses yeux me regardent à travers le loup qu'elle n'a pas eu besoin de se construire.

— C'est pas la première fois.

Je frotte mes contusions en grimaçant.

— Serait-ce la dernière ?

Je capte un minuscule sourire tandis qu'elle fait mine de se concentrer sur la route. Le soleil révèle les riches nuances de la mélanine qui recouvre son visage.

— Lætitia ?

Elle ne daigne même pas me regarder. Je poursuis tout de même.

— Pourquoi tu persistes à faire ça ?

Ses sourcils noyés dans son grain de beauté se froncent.

— Parce que cette société n'est pas juste.

— Non. Je veux dire...

Brutalement timide, je regarde mes mains en sang.

— Je sais que tu es un loup solitaire, alors pourquoi tu me sauves ?

Un léger mouvement, simplement ses épaules qui remontent un peu, ça m'indique qu'elle se crispe. Elle a compris. Après un long silence où seule la route me distrait, elle finit par enfin lâcher une réponse du bout des lèvres.

— Parce que je suis l'alpha. Et que j'ai besoin de mon bêta.

Je ne peux pas m'empêcher de rire. Vexée, elle s'arrête sur le bord de la route.

— Qu'est-ce qu'il te prend ? Tu te moques de moi ?

— Lætitia ! Ne me baratine pas avec la hiérarchie, tu sais bien que tu n'as pas de meute ! Tu es seule, comme tu l'as toujours été, dans les cours de récré, sur les bancs de la fac, dans le train. Ils t'ont montrée du doigt à cause de ta différence. Ceux que tu avais rassemblés n'étaient pas différents : ils étaient... comme moi. Ceux qui restent silencieux lorsque le bouc émissaire se fait humilier. Ceux qui sont heureux de ne pas être à sa place. Ceux qui ne font rien pour le sauver.

Les larmes qui coulent dans ses yeux ne m'arrêtent pas.

— Alors, pour la dernière fois, pourquoi me sauver moi, quand je suis de ceux qui ne sauvent personne ?

— Pour me convaincre que je ne suis pas comme eux.

Tout doucement, elle remet le contact et nous rejoignons notre planque.

Une salle d'examen, aussi froide et distante que le médecin qui leur faisait face, de l'autre bout de son bureau. La lumière de ce début d'été filtrait à travers les stores à peine baissés. Il faisait déjà étouffant. Nerveux, le médecin tira sur son col de chemise trempé de sueur.

Je pense qu'il vaut mieux ne pas y toucher.

Sa mère, tendue comme une flèche, qui se penchait en avant pour espérer toucher cet homme qui n'en avait rien à faire.

S'il-vous-plaît, elle ne peut pas rester comme ça...

Je regrette, madame, il vaut mieux attendre de voir comment ça évolue.

Sa mère tordait ses doigts, en pleine détresse. Elle n'arrivait même pas à la regarder dans les yeux.

Mais vous savez... À l'école... Partout... Les enfants sont vraiment méchants.

Il ne levait même pas le nez de son ordinateur. Que regardait-il ? La prochaine chemise qu'il comptait acheter ? Il lui faudrait en choisir une avec un col moins rigide.

Croyez-moi, une fois adulte, on recherche la différence.

Il souriait mais son âme n'était pas là. La petite fille tourna son visage vers la fenêtre, espérant échapper à ce rendez-vous inutile. Le monstre qu'elle trouva dans son reflet lui fit baisser les yeux et elle ne regarda plus que ses larmes s'écrasant au sol.

Elle bouge, grogne, se débat. Se réveille dans mes bras.

— Bien dormi ?

Son regard gêné esquive le mien.

— J'ai rêvé du passé.

— Je sais.

Je me lève, prépare de la chicorée. Nous n'avons plus de café depuis un bail. De son côté, elle va ramasser quelques pommes tombées dans le verger. La maison que nous occupons est assez isolée, son précédent propriétaire a été écrasé par le système. Personne n'est encore venu nous chercher ici. De temps en temps, nous allumons la télévision. Le Gouvernement Unique a encore progressé. À présent, la langue officielle est l'européen : un mélange infâme de langues scandinaves et latines. Vraiment plus compliqué que le français. Le nombre de députés a été drastiquement réduit : un pour chaque pays, c'est suffisant. Et encore, je crois que certains n'y ont pas droit, comme Malte. Le service militaire est devenu obligatoire. Les jeunes doivent faire trois ans au sein de la milice. Et ce n'est que le commencement.

Pendant ce temps-là, nous buvons tranquillement notre chicorée.

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 15/12/2019

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