Ma fée bleue

J'ai mal...

— Accroche-toi ! On y est presque, Louis !

Elise... J'ai mal...

— C'est foutu, Elise, on y arrivera...

— Ferme-la, Marc !

Non ! Ne me touche pas, ça brûle ! Le bruit lui-même s'enfonce dans mon crâne, le vent arrache ma peau... Puis plus rien. Le soulagement m'envahit et je lâche prise.

— Louis !

Adieu, Elise.

J'ai l'impression de ressentir une pression sur mon bras. La lumière se fait. La pièce tremble un peu un instant, le temps que ma vision focalise sur Elise qui semble déchirée entre les larmes et la joie. Sa main serre convulsivement un étrange bloc blanchâtre. Je lève mon bras pour caresser sa joue ; l'objet blanc sous ses bras tente de décoller. Son visage se crispe, prêt à exploser en sanglots.

— C'était la seule solution, Louis.

Elle s'appuie sur le bloc, le forçant avec délicatesse à descendre. Je sens mon bras se reposer sur le lit. Incapable de faire face à la réalité, je fixe le bloc infâme qu'Elise caresse en hoquetant sous la force de sa souffrance. Doucement, mon autre main – autre bloc blanchâtre – attrape ses doigts.

— Tu m'as sauvé, Elise.

Ma voix artificielle sonne bizarrement dans cette chambre aménagée en urgence dans notre laboratoire.

Je fais d'énormes progrès en très peu de temps. Je peux à présent marcher et saisir de petits objets. Certains gestes fins me sont encore impossibles, mais mon avancement réjouit toute l'équipe. Même Marc, avec lequel j'étais rarement d'accord, semble émerveillé de me voir encore en vie. Nous n'avions jamais pensé, y compris dans nos rêves les plus fous, qu'une greffe d'esprit soit réussie. Elise repousse les plastiques qui me servent de murs et je lève les yeux du dernier rapport faisant état de mes capacités. Son regard se pose sur mes jambes, croisées comme à mon habitude. Un nuage de tristesse passe sur son visage.

— Qu'est-ce qu'il y a, Elise ?

Aussitôt, un sourire maquille cette expression négative et elle tire une chaise pour s'asseoir devant moi.

— Il faut que tu remplisses les questionnaires de ressenti, Louis.

— Je l'ai déjà fait la semaine dernière.

Le modulateur ne me permet pas de m'exprimer sur un ton plaintif. Un frisson parcourt Elise, et je la comprends. Après tout, je sais à quoi je ressemble.

— Elise... Tu voudrais bien m'apporter un miroir ?

Elle se tend brutalement, inquiète.

— Pourquoi faire ?

Je ne réponds pas, me contentant de la fixer. Après une éternité de silence, elle soupire ; j'ai gagné. Elle sort de sa poche ce petit poudrier que je lui avais offert pour notre anniversaire et me le tend. Sa main tremble. Je me penche sur ce minuscule écran qui me renvoie cette image que je redoute tant. Mes doigts effleurent la joue artificielle et le monstre de Frankenstein dans le reflet fait de même. Froidement, je détaille cette sphère lisse d'émotions qui est sensée représenter mon visage, avec ses caméras incrustées à peu près au centre et dénuées de paupières. Pas de nez, pas de bouche, pas de poils. Juste un microphone et une enceinte.

Curieusement, je ne ressens rien. Elise referme sèchement le poudrier et le robot disparaît, remplacé par ce visage dont autrefois j'admirais la finesse. Mes caméras enregistrent sa bouche aux lèvres sanglantes, son nez délicat, ses longs cils... sans que je puisse la réprimer, ma main s'élance vers cette peau dont mes souvenirs me vantent la douceur.

Mais mes doigts de plastique sont incapables d'en saisir la texture.

Je maîtrise parfaitement mon corps de synthèse, à présent. Je parviens même à aider les autres dans les tâches de la vie courante. Je n'ai pas mon pareil pour découper des légumes ; avec grâce, le couteau vole, détaillant les carottes et les panais en dès.

— Louis ? Tu as une minute pour qu'on revoie ensemble tes questionnaires ?

La voix de Marc fait déraper le couteau qui transperce mon doigt sans que j'en souffre particulièrement.

— Mince. Il va falloir qu'on le change, maintenant.

Je jette un coup d'oeil à Marc, qui semble plus embêté pour le doigt que pour moi. Une idée folle me saisit. Derrière moi, le ragoût mijote tranquillement dans sa casserole de fonte. Je la pousse et pose ma main sur la plaque à induction. Marc se précipite à la rescousse de la bouillie de plastique fondue qui a été jusqu'à présent un objet de technologie de pointe.

— Tu es fou ! On va en avoir pour des milliers à réparer ça !

J'ai envie de le mépriser. Mais mes yeux ne sont pas plus capables de transcrire mes pensées que ma peau de sentir la douleur.

Ils ont envoyé Elise pour m'extirper de mon marasme.

— Louis...

— Va-t'en.

Je hais cette voix incapable de me trahir. Je hais ce corps incapable de ressentir. Je hais mon esprit, incapable de mourir.

— Non.

Je n'ose pas la regarder alors qu'elle s'assied à mes côtés et pose une main sur le bras au bout duquel pend pathétiquement un amalgame de plastique déformé. Un instant, je rêve que je perçois la chaleur de sa caresse, que mon cœur bat à nouveau, entraîné par son amour ; mais je sais que le moi qu'elle aime est mort. Ses doigts s'appuient sur ma joue, me forçant à tourner la tête vers elle.

— Tu n'es pas obligé de sentir, Louis. Il suffit de te souvenir.

Elle presse ses lèvres contre ma carapace de plastique. Mais la magie n'opère pas. Pas cette fois. Je ne suis qu'un pantin de bois qui a été un vrai petit garçon. Je la repousse mais ses doigts s'agrippent, preuve d'une détermination que je ne lui connaissais qu'au décours de nos échecs.

— Tu n'y arriveras pas, Elise.

— Déconnecte tes caméras.

J'obéis, essentiellement parce que j'ai conscience qu'elle ne me laissera pas en paix tant qu'elle n'aura pas tout essayé. Le noir se fait dans cette pièce où j'aurais pu me croire seul si ses doigts n'étaient pas fichés dans ma joue synthétique. J'attends, et rien ne se passe.

Puis mes capteurs enregistrent une pression d'une infinie douceur, en deux temps, un petit baiser suivi d'un plus long. Sans que je me l'explique, cette information saigne mon âme et fait pleuvoir un déluge d'informations que je pensais inaccessibles ; le goût sucré de ses lèvres, le parfum si léger de ses cheveux, la chaleur irradiant de son corps... Une brûlure intense éclot dans mon torse, le temps s'arrête et ce corps de plastique que j'ai su domestiquer en quelques semaines agit de lui même, l'enserrant avec la fougue de notre premier baiser. Mes doigts s'emmêlent dans sa chevelure et je retrouve le cafuné de nos moments volés entre deux expériences. La pluie de ses larmes douche mon entrain ; j'appuie mon front contre le sien, frustré d'être incapable de faire plus.

— Louis...

Ce n'est pas un soupir de regret. C'est une formule magique.

Je m'abandonne à la rémanence de notre amour.

 

~ Bezuth

Ajouter un commentaire

Anti-spam
 
×