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Tournent les trois crocodiles

Crocodile.

Les cinq centièmes de seconde durant lesquels son doigt a pressé la détente m’ont paru une éternité. Éternité qui m’est refusée, remplacée par trois secondes.

Trois secondes pour réfléchir et détourner la mort sur le chemin d’un autre malchanceux. Mais si tout avait commencé autrement ? Quel est l’exact moment qui a précipité cette vie à sa perte ? Je me force à carburer plus vite, me remémorant les événements de cette trame temporelle plus vite que la lumière, plus vite que trois secondes.

Crocodile.

La lumière rasante éclairait le corps endormi de ma coéquipière d’une aura d’irréalité, me retenant de l’éveiller malgré l’urgence de notre nouvelle mission. Mais le signal strident devint vite insupportable, brisant le magnifique de cette innocente scène pour me forcer à la secouer d’une voix douce.

— Analya. Il faut y aller.

Elle grogna comme le petit loir qu’elle était, remuant délicatement le bout de son nez pour me signifier qu’elle m’avait entendu mais qu'elle réclamait encore quelques minutes avant de s’extirper de ses doux songes de princes charmants. Enfin, le soleil eut raison de ses réticences et ses yeux cessèrent de résister à mon appel. Elle battit des cils un nombre improbable de fois puis me salua d’un sourire charmeur.

— Bonjour, Al.

Je tentai sans succès de la rabrouer tandis qu’elle se levait dans le plus simple appareil.

— Cela fait vingt minutes qu’ils tentent de te contacter, habille-toi vite pendant que je configure la conférence !

En guise de réponse, elle s’étira avec plus de souplesse qu’un chat, allongeant les lignes de son corps ; nouvelle bacchante déchaînée que même Ovide aurait répugné à condamner à se métamorphoser en arbre. J’émis un improbable crissement et elle se décida enfin à revêtir une certaine décence, à l’exact instant où l’ensemble du conseil s’affichait en hologramme devant elle.

— Salutations, Agent Analya.

Elle s’inclina devant chacun de ces vieillards littéralement coincés dans un autre siècle, toute trace d’espièglerie ayant fuit son visage si habile à vaciller d’une émotion à l’autre. L’air grave, les anciens exposèrent l’enjeu de notre future quête.

— Agent Analya, vos compétences sont requises pour stopper un Tempus Fugit se surnommant lui-même l’Éléphant. L’ensemble du dossier vous a été transmis.

Je m’empressai d’en afficher le contenu sous les yeux de ma charmante équipière qui le parcourut rapidement tout en tendant l’oreille aux détails soulignés par le Conseil.

— Enfin, n’oubliez pas que chacune de vos actions aura des conséquences sur l’évolution de la ligne temporelle cible.

Analya s’autorisa un petit sourire fripon.

— Ne vous en faites pas pour cela, Al garde le temps à l’œil !

Une étrange chaleur glaça les engrenages de mon esprit qui se repassait la discrète œillade complice qu’elle m’avait adressée, alors que les anciens levaient un sourcil inquisiteur devant cet écart à la bonne conduite. Au diable leurs mœurs antiques ! Mon Analya est la vie incarnée, contraste éclatant avec la sévérité de ces vieux croulant sous leurs règles d’une autre époque.

D’un geste nonchalant, elle désactiva la vision holographique et le Conseil s’évanouit dans un bruissement de protestations outrées. Je soupirai devant ce manquement à l’étiquette que j’approuvais intérieurement.

— Analya…

Elle leva les yeux au ciel avec une grâce que je pensais incompatible avec cette grimace.

— Ils allaient te manquer de respect, Al ! Je n’ai aucune envie de m’assujettir à une bande d’anciens bourrés de préjugés !

Elle se planta au centre de la pièce, les mains sur les hanches, dans une attitude si résolue qu’elle manqua de me faire pouffer de rire.

— Quand tu auras fini de te rincer l’œil, on pourra peut-être songer à partir ?

J’aurais souhaité ce voyage éternel, me régalant du doux tableau que formaient ses cheveux dispersés par les vents temporels qui l’engloutissaient et la caressaient tout à la fois dans une danse envoûtante qui aurait soustrait n’importe quel mortel à la morne normalité de sa vie. Mais hélas, tout a une fin, et bientôt Analya se posa avec délicatesse sur le sol d’une autre ère, peuplée d’une humanité magnifiquement décadente aux portes de son extinction.

Je programmai aussitôt sa combinaison à la mode du dix-neuvième siècle et ses courbes furent exagérées par le corset et la crinoline d’une austère dame victorienne. Elle esquissa une moue déçue.

— Tu n’as rien de plus coloré ?

— Tu as lu le dossier ? Ils ont insisté sur le terme discrétion.

Elle leva les yeux au ciel et s’engouffra dans une ruelle sombre où peinait un réverbère à faire survivre sa chandelle. Nous n’avions pas fait trois pas qu’une drôle de voix apostropha mon équipière, l’incitant à faire volte-face.

— Et bien, le mariage t’a privée de politesse, Anna ?

La silhouette s’avança sous le couvert du pitoyable réverbère, dévoilant de grands yeux gris abrités par de longs cils translucides. Plus bas, deux mains gantées de noir s’enroulaient autour du pommeau d’une canne des plus élégantes, plus dédiée à l’esthétisme qu’à la marche. L’un de ces deux corbeaux domestiques s’envola vers le chapeau haut-de-forme couronnant une masse de cheveux blonds simplement retenus par un lacet de cuir pour le redresser, salut rendu légèrement ironique par le sourire doucereux qu’affichait le nouveau venu. Analya s’avança vers l’homme, enjouée par cette rencontre qu’elle aurait attendue si elle avait attentivement lu l’ordre de mission.

— Marc ! Que faites-vous ici ?

L’agent Marcian inclina la tête avec condescendance.

— Nous sommes à nouveau amenés à travailler ensemble, très chère. Mais tu n’as pas répondu à ma question, comment se porte ton mari ?

L’ombre qui passa sur le visage de ma coéquipière n’échappa pas à ce vautour qu’était l’agent dormant Marcian. Il se redressa et sur ses lèvres s’accrocha un rictus de conquérant.

— Dois-je comprendre que tu es de retour sur le marché ?

Je fus agréablement surpris par le coup d’éventail qu’Analya lui asséna.

— Vous êtes d’une grossièreté impromptue ! Vous auriez pu débuter par me présenter vos respects !

— N’est-ce pas la plus belle des marques de respect que de vanter les charmes d’une femme ?

Je laissai échapper un discret toussotement ; Marcian fronça ses sourcils transparents.

— Tu ne peux donc te passer de ton chaperon, Anna ?

Sans répondre, elle se détourna de lui et s’enfonça dans les ténèbres de la ruelle, à la recherche des quartiers que je leur avais dénichés pour cette mission.

— Al… Tu as conscience de la force de mon admiration pour toi ?

Je savourai ce compliment en la contemplant campée au sommet des quatre petites marches du perron. Elle esquissa un petit sourire moqueur à la vue des chiffres vissés sur la porte d’entrée.

— Par contre… pour la discrétion, on s’est un peu plantés, non ?

— Un problème avec les écrits du Dr Conan Doyle ?

Une exclamation retentit derrière elle, ravivant la flamme de mon exaspération.

— C’est merveilleux ! Je serai John et toi Mary, ma chère !

Analya ne put retenir un petit rire en entendant le chuchotement que j’aurais dû retenir.

— Au moins, il n’a pas la prétention de se prendre pour Sherlock ; je ne pensais pas que sa tête passait encore le chambranle des portes !

Nous marchions vers l’anachronisme que l’agent Marcian avait repéré pour nous, un prototype « d’arme révolutionnaire » en plein cœur de la banlieue londonienne. Pensif, je ressassais notre rencontre avec cet homme si sûr de lui, tout en analysant les réactions de mon équipière.

— Analya ?

— Que se passe-t-il, Al ?

La confusion s’emparait de mon esprit et ma question me parut soudainement si sotte que j’en perdis momentanément la faculté d’articuler.

— Al ? Il y a un problème ?

L’urgence dans sa voix me dota de l’audace nécessaire à mon entreprise.

— Est-ce que l’agent Marcian te plaît ?

Le silence insoutenable qui régna amena avec lui l’horrible pensée que j’avais été maladroit. Pire, même. Blessant. Puis, avec délicatesse, Analya appuya le micro contre sa bouche et je m’abreuvai de toute la richesse de son murmure.

— Nous ne faisons que travailler ensemble, Al. Je veux dire… Lui et moi ne pouvons que travailler ensemble.

— Mais nous aussi, on travaille ensemble.

Je me sentais comme un enfant dont le cœur bat à tout rompre, même son aorte et ses veines caves, et même le péricarde le retenant dans cette cage de côtes si fragiles.

— Ce n’est pas pareil, Al. Tu le sais.

L’amertume que je sentis dans sa voix trouva écho dans mon cerveau.

— Mais si…

Analya fut brutalement interrompue par une petite souris grise qui percuta son abdomen avec tant de force que toutes deux roulèrent dans la boue qui avait été l’espace d’une chute une nuée de flocons de neige. D’immenses yeux verts effarés cherchèrent à fuir tandis qu’une voix vociférante résonnait dans l’air cristallisé par l’action.

— Voleuse ! Attrapez-là, cette petite voleuse !

Un vieil homme aux membres aussi dégingandés que ceux d’un opilione émergea du coin de la ruelle, les cheveux tout autant en colère que lui. Sans réfléchir, Analya attrapa la fillette par le bras et la réprimanda vertement.

— Natalia ! C’est ainsi que je vous retrouve ?! Couverte de boue et dans des vêtements… Seigneur ! Qu’avez-vous donc fait de la tenue que votre père vous avait ramenée de Russie ? Vous l’avez encore cédée à quelque malheureuse ?

Surpris, le vieillard s’arrêta, à deux pas de mon équipière. Mais il se reprit prestement et l’apostropha.

— Madame ! Confiez-moi cette petite voleuse ! Elle m’a dérobé un carnet en cuir de crocodile d’une valeur inestimable.

Prenant un air outré, Analya leva les yeux vers lui.

— Voyons, Monsieur ! La fille de l’ambassadeur russe ne saurait être insultée de la sorte ! Cessez cette mascarade ou nous serions forcés de vous demander réparation !

Indécis, le regard du relieur passait de la petite souris à la dame respectable. Enfin, une lueur de victoire éclaira son visage.

— Sa poche ! Fouillez sa poche, c’est mon carnet qui dépasse de sa poche !

Analya prit un ton sec, presque méchant.

— Ce carnet, Monsieur, est le dernier souvenir que cette pauvre enfant détient de sa mère, paix à son âme. Si vous voulez bien nous excuser, il est intolérable que cette jeune fille passe une seconde de plus en votre compagnie. Mes respects, bien que vous ne les méritiez guère.

Et elle planta là le pauvre artisan désappointé, un sourire chatouillant les coins de sa bouche.

Tremblante, la fillette dévisageait les murs du salon, probablement à la recherche de l’issue la plus proche. Ses mains peinaient à tenir la tasse de chocolat fumante, tant elle se crispait, mal-à-l’aise dans cet environnement se voulant chaleureux. Analya, élégamment installé dans une bergère, souffla avec délicatesse sur sa propre tasse avant d’en prélever une petite gorgée et de la reposer avec précipitation.

— Ouch ! Je me suis brûlée ! Ça m’arrive à chaque fois…

La scène arracha un sourire à la discrète petite souris et il me sembla que l’idée de s’enfuir se faisait plus lointaine dans son imaginaire. Suivant l’exemple de ma coéquipière, elle porta le chocolat à sa bouche et aussitôt son visage se transfigura sous l’effet de l’émerveillement et de la surprise. Attendrie, Analya laissa échapper un petit rire.

— J’imagine que c’est la première fois que tu goûtes à du chocolat ?

Le regard aussi lumineux qu’un gazon nourri de pluie de la fillette brillait de gourmandise alors qu’elle se délectait de minuscules lampées de cacao, seulement freinée par la trop haute température du mélange. Cette délicieuse scène fut outrageusement interrompue par l’irruption de l’agent Marcian, piaffant comme l’étalon qu’il s’imaginait être.

— Que fait donc cette miséreuse dans mon salon ?!

Analya adressa un regard des plus noirs à son collègue, tandis que la petite sautait sur ses pieds et trottinait vers la porte, prête à disparaître dans les bas-fonds de Londres. Ma voix résonna dans la pièce, figeant l’enfant telle une statue de sel.

— Reste avec nous !

Inquiète, elle disséqua les zones d’ombres pour me trouver, jusqu’à ce qu’Analya retire son oreillette et lui tende.

— Tu veux prêter l’oreille à mon bon génie ?

Les yeux de la fillette s’écarquillèrent de stupeur au son de ma voix se glissant dans son oreille. Une estime nouvelle naquit dans son regard et elle accepta de regagner le canapé où l’attendait sa tasse, guidée par mes conseils.

Analya me récupéra au creux de son oreille et m’adressa un clin d’œil de connivence.

— Peux-tu nous éclairer, ô mon génie ?

— L’enfant est parsemée de miettes temporelles, douce Anna. Sans avoir emprunté les couloirs du temps, elle a sûrement dû en côtoyer de très près la porte !

Je vis avec satisfaction Analya asséner un nouveau coup d’éventail à l’agent Marcian qui avait levé les yeux au ciel devant mon assertion.

— Cesse donc cela ! Je n’aime guère ta nouvelle manie !

Un deuxième coup lui cloua le bec.

— Si vous n’aimez pas écouter Al, vous n’avez qu’à trouver les pistes vous-même ! Vous ne nous avez pas été d’une très grande utilité pour l’instant dans la traque de ce Tempus Fugit…

Je crus une fraction de seconde qu’il allait lever la main sur elle ; mais la tension qui s’installait fut prestement brisée par une voix ténue.

— Excusez-moi… C’est quoi, un Tempus Fugit ?

Le sourire maternel d’Analya illuminait la sombre calèche qui abritait notre voyage vers ce que j’avais repéré comme étant le point culminant de toute cette énergie qui s’était accroché à notre jeune protégée. La fillette s’était endormie suite aux explications que nous avions tenté de simplifier au maximum ; nous avions ainsi réduit le Tempus Fugit à un prisonnier évadé et notre organisme à un service de renseignements richement développé, tout ceci sous le regard réprobateur de Marcian… Le radar énergétique me tira de mes réflexions, indiquant que nous nous rapprochions de notre objectif.

— Analya ! La source est à moins de deux cents mètres.

— Merci Al. On va continuer à pieds.

Elle descendit du véhicule, non sans avoir au préalable abandonné une bourse bien replète dans la poche de la fillette en échange du carnet qu’elle lui avait confisqué. Elle s’adressa ensuite au cocher et le paya d’avance pour conduire la souricette hors de la ville, dans une prestigieuse pension tenue par de rigoureuses dames. Alors que le coche s’estompait dans la brume londonienne, je captai le soupir d’Analya.

— Al… Tu as fait des recherches ?

Je contemplai un instant le portrait que j’avais reconstruit avant de lui répondre.

— Bien entendu. Veux-tu connaître son nom 

— Non. Je sais qu’elle deviendra quelqu’un de bien.

Je n’eus pas le cœur de la démentir. Ma coéquipière pénétra à la suite de l’agent Marcian dans l’antre du fugitif.

Ce fut le black out total. Fébrile, je tentai de récupérer la connexion avec Analya pendant plusieurs minutes, usant de tous les tours que je connaissais. C’était la première fois que je me sentais faillir et j’avais honte de m’être laissé surprendre aussi aisément. Enfin, je parvins à entendre cette voix que j’aurais pu reconnaître entre mille.

— Marcian ? Où êtes-vous ? Je n’ai plus de contact avec Al et il me semble que mon équipement est inefficace !

— Analya ! Je t’entends !

Mais elle s’acharna à héler l’agent Marcian, sourde à mes réponses. Je ne pus même pas la prévenir du craquement dans son dos, ni du faible déplacement de l’air au niveau de sa tête ; Analya s’écroula sans que je puisse lui porter secours et je me sentis plus seul que jamais lorsque son cri résonna, suivi par le son mat de son corps tombant au sol…

Fut-ce une heure, une poignée de secondes ? Je travaillais sans relâche à la recherche d’une faille dans le système bloquant la technologie de la combinaison afin de sauver ma coéquipière des griffes du Tempus Fugit. Ce ne pouvait être qu’un de ses méfaits ! Mon ardeur redoubla lorsque Analya émergea de son coma.

— Marcian ? Que… que se passe-t-il ?

J’entendis les semelles de ce rustre claquer sur le sol de terre battue camouflant une plate-forme métallique, esquissant des va-et-vient devant mon équipière. Au bout d’une petite minute, la voix particulière de l’agent dormant s’éleva.

— Tu aurais dû suivre la piste que je t’avais indiquée, Agent Analya. Tu aurais découvert un merveilleux anachronisme, arrêté l’Éléphant et pris quelques jours de congé en compagnie de ton bon génie, sans t’attirer d’ennuis. Mais il a fallu que tu recueilles cette gamine, une petite fouineuse qui a eu la chance de m’échapper en attirant l’attention de cet artisan sur elle !

— Je ne comprends pas, Marcian…

Je la sentis tenter de délier ses entraves ; j’avais récupéré le contact avec sa combinaison ! Sans plus tarder, j’enclenchai discrètement le système chauffant au niveau de ses poignets, afin de faire fondre ses liens de plastique. Nous qui cherchions un anachronisme, il nous tombait sur les bras…

— Pour t’avouer la vérité, jolie tête de mule bientôt morte, l’agent dormant Marcian se situe à cinq cents mètres et des poussières sur la droite, dans une vieille cave d’où s’échappent des vapeurs de plasma sensées vous y attirer. Il se peut que… je lui aie volé son identité.

Analya hoqueta, stupéfaite ; et pour cause ! Je venais à peine de reconnecter les lentilles au réseau que le visage cireux de Marcian se mettait à fondre, remplacé par la triste trogne de notre cible !

— L’Éléphant !

— Oui, Analya ! L’Éléphant !

Il se lança dans de longues déclamations qui m’arrachèrent un soupir.

— Je préfère vraiment les crocodiles…

Une émotion semblable à la joie inonda mes neurones : Analya avait sourit ! Elle avait enfin réussi à m’entendre. Son visage retrouva son masque de gravité lorsque l’Éléphant se retourna vers elle.

— Ton idiot de comparse, Marcian, avait abîmé sa tenue et ne portait plus que des vêtements d’époque en attente de réparation. Mais maintenant que tu es là, j’ai une combinaison en parfait état de marche sous la main, et je vais enfin pouvoir renverser la tyrannie intemporelle de ces vieillards en toge qui refusent que l’Histoire change !

— Je crois qu’il est plus que temps.

— Pardon ?

Répondant à son signal, je commandai à la combinaison de se durcir au niveau du poing droit d’Analya ; il s’envola à la rencontre de la pommette du criminel qui, surpris, n’eut pas le bon sens d’esquiver. L'Éléphant esquissa un artistique vol plané jusqu’à l’autre bout de la cave, m’arrachant un sifflement d’admiration.

— Au fait, pourquoi les crocodiles et pas les éléphants ?

— C’est plus utile : un crocodile vaut une seconde.

Elle se dirigea tranquillement vers sa proie.

— Ah oui ? C’est intéressant.

— J’ai lu ça dans un vieux manuel de conduite du vingt-et-unième siècle, c’est ainsi que les chauffeurs savaient qu’ils étaient à bonne distance de celui qui les précédaient. Tu as la version « Mississippi » si tu préfères.

— On reste dans le thème.

— Crocodile ou Mississippi, la partie est finie !

L’Éléphant se dressa sur ses pieds comme un de ces antiques diables à ressort et pressa la détente de son arme à plasma. Analya cilla et je calculai à la vitesse de la conduction ses chances de survie et le temps que la charge mettrait pour la tuer : aucune et trois secondes.

Crocodile.

La lumière s’alluma brutalement dans mon esprit.

— Analya ! Utilise le carnet !

En un dix millionième de seconde, elle comprit mon injonction et interposa le carnet entre son cœur et le tir mortel. La décharge de plasma fut absorbée par la couverture de cuir, sans causer de dommage à mon équipière. Aussitôt, Analya s’élança vers le criminel et l’assomma sans ménagement avec ce qu’il restait du carnet. Contemplant l’arme fumante et l’Éléphant inconscient, elle porta le micro à sa bouche, déformée par un sourire mêlant restes de peur et début de soulagement.

— Merci, Al. Il s’en est fallu de peu cette fois.

Mon visage se matérialisa à travers ses lentilles de contact, lui adressant un clin d’œil pixelisé.

— Trois secondes. Tu vois bien que les crocodiles sont utiles : leur cuir est un des rares matériaux qui résiste à l’énergie plasma condensée !

Son sifflement d’admiration emplit mon cerveau d’un sentiment comparable à l’orgueil, gonflant et pourtant lourd en même temps.

— Tu m’impressionneras toujours autant, Al.

Sa main traversa mon visage en tentant de tapoter ma joue, dissipant les milliards de pixels que j’avais réunis pour le composer. Nuage organisé de petites abeilles, ils se remirent en rang pour lui lancer mon regard condescendant.

— Ne devrais-tu pas terminer ta mission à présent, agent Analya ?

— Tu ne sais pas décrocher, pas vrai ?

Une ombre passa sur mon visage virtuel ; Analya s’en aperçut et m’offrit sa contrition comme le plus beau spectacle que j’eus jamais observé.

— Désolée, Al… À force de travailler avec toi, j’en oublie que…

Sa phrase se perdit dans la douleur de la réalité qui transperça mes processeurs.

— Que je ne suis qu’une intelligence artificielle ?

Analya baissa la tête, caressant le carnet recouvert de cuir de crocodile transpercé d’un trou noir dans lequel se dispersaient mes espoirs d’humanité. Mes millions de capteurs disséminés sur sa peau goûtèrent la larme solitaire qui s’élança avec gaillardise sur la sphéricité de sa joue.

— Non… Que nous ne pouvons qu’être amis.

Les menottes claquèrent autour des poignets de l’Éléphant mais j’étais déjà loin, occupé à repasser en boucle cet enregistrement de sa voix.

— Non… Que nous ne pouvons qu’être amis.

Trois crocodiles tournent dans mes neurones de platine, moqueurs de ma condition de pantin informatique.

— Non… Que nous ne pouvons qu’être amis.

Ces mots formeront les trois secondes de mon éternité.

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 15/05/2020

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