Blind Bliss

Le vide absolu dans mon esprit.

Le silence.

L’obscurité.

Ils m’entourent, comme une gangue de néant.

La seule chose me permettant de savoir que je suis en vie est le frottement rêche d’un tissu sur ma peau.

J’étouffe. Je suis seule.

Où donc est le reste de la Terre, où sont les autres gens ?

Mon monde se résume au contact désagréable d’un linceul plastique sur mon ventre.

 

Un souffle sur ma peau, une main sur ma joue, je tente d’ouvrir les yeux mais les volets de mon âme restent clos dans leur obscurité obstinée.

Je ne vois rien.

Je n’entends rien.

Pas même ma voix, alors que je sens ma mâchoire bouger, mes lèvres articuler et mes cordes vibrer comme sous l’effort des doigts de fée d’une harpiste. J’attends une réponse qui ne viendra jamais, la main quitte mon visage et s’approprie mon poignet, qu’elle serre à m’en faire mal.

Je n’entends rien.

Lentement les larmes remplissent mes yeux ouverts sur un vide d’invisibilité.

 

Je ne peux pas savoir si c’est le jour ou la nuit, alors je dors quand les mains me lâchent. Elles ne sont pas toutes différentes. Celles des infirmières – je suppose – reviennent souvent, notamment celle de « Perfusion ». Elle est un peu rêche, usée par l’usage trop régulier de solutions antiseptiques ; je le sens à travers son gant.

Je sens beaucoup de choses.

Mais ce que je sens le plus souvent, c’est cette première main. Elle est tellement présente…

Je la connais par cœur. Chacune de ses lignes, de ses empreintes, de ses cellules est comme incrustée dans ma peau, code barre illisible au toucher.

Je la reconnaîtrai entre toutes. Elle est souple, froide, féminine.

J’ai du mal à me concentrer suffisamment longtemps pour me souvenir à qui elle pourrait bien appartenir.

Alors je reste là à sentir sa présence lorsqu’elle entre en scène.

Bien souvent, elle est posée sur mon poignet, tranquille mais un peu crispée, comme secouée d’un chagrin qu’elle essaie de maîtriser.

Mais elle ne me parle jamais.

 

Lorsqu’aucune main ne me touche, je m’entraine à parler et à comprendre sans entendre ce que je dis. J’ai l’impression de grommeler entre mes dents. C’est difficile mais en quelques éternités j’y suis parvenue.

Il me suffisait de maîtriser l’angle de la mâchoire.

J’entends presque ce que je dis. Mon cerveau reconstruit ma voix à partir des mouvements de mes lèvres, de la pression de mes mandibules sur mes oreilles. Mais je n’entends toujours rien.

Par période, je sens la main effleurer ma joue, mon menton, mes pommettes, timide comme si elle avait peur de me briser par ses tremblements. J’ai même attrapé une fois le frôlement d’une goutte de pluie rapidement essuyée par une manche de coton soyeuse.

 

Des flashs fugitifs percent l’obscurité de ma cécité, éclairs de l’orage qui chamboule ma mémoire.

Mon cerveau n’a pas oublié ses anciennes visions et je vois de la lumière qui épingle ma rétine, sensation brûlant l’hippocampe de mon esprit.

Je vois.

 

Une boîte de nuit.

La musique me prend la tête, j’aurais presque envie de plaquer mes mains sur mes oreilles si je n’étais pas autant heureuse d’entendre à nouveau.

Des visages connus, souriants.

Un anniversaire. Le mien ?

Non, celui de ce garçon, là-bas, qui me sourit et prend ma main.

Je ne me souviens pas de sa main.

 

La fête se finit. Je suis fatiguée ; je n’entends plus rien.

L’alcool a endormi mes sens, voilant ma vision de sa cécité brumeuse.

 

Quelque chose a changé. La main fraiche ne vient plus. Elle a été remplacée par une autre, qui blesse ma peau par sa rugosité.

Une main impatiente qui a l’air de refuser mon état.

Et qui tente de communiquer avec moi.

Ses doigts tracent des lignes de feu dans ma paume, traits simples que je tente de suivre comme un enfant qui apprend à lire.

Et elle recommence, de plus en plus lentement, peut-être déçue par mon incompréhension. Puis j’arrive enfin à considérer ce fouillis de sensations comme un tout.

Une par une, ma main saisit ces lettres que je n’aurais pu lire autrement.

« Bliss. »

C’est mon nom.

« Bliss. »

Répété, en boucle.

« Bliss. »

Les ongles s’enfoncent dans ma chair, heurtant mes oreilles.

« BLISS ! »

C’est moi.

 

Je serre le poing sur cette syllabe qui me blesse et une sensation d’horreur absolue s’invite avec un soupçon de lucidité.

Plus de livres. Plus de musiques. Plus de stylo.

Toute seule pour une éternité avec moi-même.

Je pleure. Sans discontinuer, depuis au moins tout ça. Je pleure sans pleurer, mes yeux refusent de m’obéir comme ils refusent de voir. Moi, je refuse tous les soins, j’envoie balader tout le monde.

Je balaie d’un large revers ces seuls indices de réalité.

Je me souviens.

 

Je sors. Fatiguée mais contente. Les autres ont déjà déserté les lieux, ils ont disparu et mon monde se fait noir, assombri par cette nuit seule dans les rues.

Je marche lentement. J’ai toujours aimé être seule dans l’obscurité, isolée avec le vide infini du sommeil des autres. J’accélère, sans m’en rendre compte ; je ne suis pas aussi seule que je l’espère et la peur qui ne me quitte jamais enfonce ses crocs d’angoisse dans mon cœur, vascularisant mes entrailles de son venin froid.

J’ai peur.

Je marche vite.

 

Ils sont sortis de la nuit comme les loups qu’ils sont. Tournant autour de leur proie, ils ont hurlé.

Ils m’ont pétrifiée.

 

Je me suis débattue. Forcément.

Briser les articulations, viser le bas-ventre, le foie. Fracturer le nez, la mâchoire. Mais ça n’a pas suffit ; ils se sont énervés, lassés, vengés.

 

L’acide a fondu sur moi comme une pluie chaude, a fondu ma peau, mes yeux, mes tympans, mes cheveux, a fondu ma vie.

 

Ils l’ont fait exprès. Ils m’ont maintenue, bras dans le dos et visage levé vers une lumière que je ne verrai plus.

Ils ont percé mes tympans méticuleusement. Leur rire aura été la musique de mon dernier souvenir. Puis ils ont protégé ma bouche, mon nez, leurs mains.

Ils voulaient que je survive.

 

J’ai fermé les yeux.

Ça fait mal.

Je me suis évanouie.

 

Ma main s’élève craintivement vers mon visage. Je sens sous mes doigts mes lèvres intactes, la pointe de mon nez, la peau de mes pommettes un peu abîmée déjà…

Puis les bandages, partout.

Ma main tremble, arrache la perf’, saisit délicatement un bout de pansement qui dépasse… fébrilement, elle déchiquette ce tissu blanc qui masque à la face du monde ce qu’ils m’ont fait.

Mon visage de gaze se déchire pour laisser place à la vérité dans toute son horreur.

 

Sillons de violence sous mes doigts… traits d’inhumanité dans mon cerveau.

 

Je suis restée amorphe quand les mains des infirmières sont accourues pour réparer mes dégâts.

« Perfusion » a recommencé à gazer ma tête. Mes deux mains se sont levées doucement dans un mouvement de protestation, attrapant cette main rude mais aimable qui s’est alors posée comme un papillon sur mon front, signe de paix.

 

On ne me laisse plus seule. Une infirmière ou un visiteur reste avec moi.

Le plus souvent c’est « Perfusion ». Sa main reste sur mon épaule, sans rien faire, juste laissée comme à l’abandon sur ma peau, soutien précieux.

Je ne parle pas, elle ne bouge pas.

Je la soupçonne de faire des heures supplémentaires.

 

La main rugueuse et la petite sont revenues une fois, ensembles. Elles ne sont pas restées longtemps.

 

J’ai attrapé la main de « Perfusion » aujourd’hui et je lui ai demandé son nom. J’ai fait glisser son ongle dans ma paume et elle a compris. J’ai saisit plus vite cette fois-ci.

« Nat. »

Nathalie ?

Non, la main a continué à tracer de sa plume de kératine des lettres sur ma peau et j’en suis restée stupéfaite. Dans mon obscurité jamais je n’aurais songé que « Perfusion » était un homme.

 

Nathan me parle maintenant. Presque en continu. Il est patient et répète lorsque je comprends mal. Nous avons des raccourcis pour certains mots fréquents, comme « non » et « oui ».

J’avais raison, il prend sur son temps libre pour rester avec moi ; il n’a pas de vie.

Comme moi.

Mais moi j’en ai eu une, dans une autre vie.

 

« Un de tes amis va venir demain, Jérémie Treillien. »

La main rugueuse qui m’a appris à entendre par les mains. Il est revenu seul.

Je le revois à présent. C’est à son anniversaire que j’étais.

Pourquoi tu ne m’as pas raccompagnée ?

« J’étais… »

Totalement saoul, je sais.

« Bliss… »

Regarde mes yeux.

Mes cheveux.

Ce qu’ils m’ont fait.

« Arrête Bliss… »

Je veux pleurer mais je n’ai plus d’yeux pour ça.

Regarde-moi Jérémie.

Sa main rugueuse frôle là où auparavant j’avais des sourcils. Puis elle descend le long de mon nez, frôle ma bouche. D’autres lèvres sur les miennes, je me débats, perles salées sur ma peau blessée, larmes qui viennent couper mon cœur en petits dès.

Je hurle dans ma tête.

Regarde ce que tu m’as fait, Jérémie !

Nathan vient remettre ma perfusion arrachée et je me calme aussitôt à son contact.

Tu m’as tuée Jérémie.

 

Plus personne ne vient, à part Nathan. Ses mains abîmées me rassurent et il babille sans discontinuer, sans attendre de réponse.

« Je peux t’apprendre à lire, si tu veux. »

Je m’inquiète, me crispe.

Pourquoi ? Tu veux partir ?

« Calme-toi. »

Pourquoi apprendre à lire ? Je n’ai pas besoin si tu es là.

« Tu ne t’ennuies pas quand je travaille ? »

Non. Je dors. Ou je cherche ma mémoire.

« Moi j’aimerais que tu apprennes à lire. »

D’accord. Apprends-moi, Nathan. Ouvre-moi à ce reste du monde qui n’existe que par ton contact pour moi.

Parce que le reste du monde ne me touche pas.

 

Je voudrais bien me lever, aujourd’hui.

« Ca va être compliqué, tu sais ? »

Oui. Mais je veux essayer.

« Nous ne savons pas si c’est possible. »

Ils ne m’ont pas brûlé les oreilles. Juste massacrées.

« Je vais chercher de l’aide. »

 

Ce fut long. Je ne sais pas combien de temps je suis restée allongée dans ce lit mais mes jambes refusent de me porter. Malgré cela, le contact du sol sous mes pieds, légèrement collant, me fait du bien.

Et, par réflexe, je souris. Je sens avant de m’en rendre compte les changements sur mon visage, la contraction auparavant si naturelle de tous ces petits muscles, le froissement de la peau, les lèvres tirées. Ça brûle, comme un effort inhumain que l’on tente d’un coup, pour se lancer.

Je tombe, dans une spirale de sensations connues mais nouvelles, je relâche ma concentration et tout est noir à nouveau, je ne ressens plus rien, enfin.

Je suis morte.

 

Le vide absolu dans mon esprit.

Le silence et l’obscurité.

Une main qui serre convulsivement mon poignet.

Je suis désolée.

La main me lâche, j’ai du mal à la reconnaître mais je pense que c’est Nathan. Il n’y a que lui pour moi.

« Ce n’est pas grave. Il fallait essayer. »

Je veux recommencer.

« Pas tout de suite. »

Non. Mais je veux pouvoir vivre un jour.

« Tu es déjà vivante. »

Non. Je ne suis pas vivante, Nathan.

 

Le silence.

L’obscurité.

Rien que les draps sur ma peau et un courant d’air sur mon front.

 

Je me concentre sur mon ancienne vie mais rien à faire, un verrou m’empêche de repartir plus loin que cette soirée où Jérémie m’a tuée. Je ne connais rien de Bliss. Je ne retrouverai jamais cette main qui a aujourd’hui disparu, cette main si affectée par mon état. Je ne me souviens pas d’avoir eu de parents, d’amis autres que ceux qui m’ont abandonnée.

Je suis une nouvelle Bliss, celle qui ne vit plus que par les mains de Nathan.

Je suis un poids mort qui ne fait que sentir.

 

« Tu te rappelles que tu m’as promis d’apprendre à lire ? »

Oui, je m’en souviens. Qu’as-tu apporté ?

« C’est une machine à écrire spéciale. Elle tape en braille. »

Et comment veux-tu que je le lise ?

« Je vais t’apprendre le braille, lettre par lettre. »

 

Il tape une lettre et la passe sur ma peau, sur ma paume, tout en écrivant sur ma main. Puis, quand il a fait ça une dizaine de fois avec chaque lettre, il me teste.

Plusieurs fois par jour, jusqu’à ce que je sois parfaite.

On passe aux chiffres.

Il me donne des cours de maths, de français. De chimie.

Pourquoi ?

« Parce que ça te servira à avoir une vie normale. »

Mais je suis morte, Nathan.

Ses mains me lâchent, je tombe, puis ses lèvres sur ma joue me ramènent à la surface de ce lac trouble qu’est mon âme.

« Pas pour moi. »

 

C’était cruel, ce que tu as fait, Nathan.

Tu aurais dû me laisser mourir.

 

Tu viens de moins en moins, Nathan. Pourquoi ?

« J’ai appris quelque chose. »

C’est grave ?

« Plutôt, oui. »

Un silence. Je retire ses mains de ma peau et enferme mon cœur dans mes bras, loin de ce monde qui ne doit pas me toucher.

 

« Les autres m’ont dit que tu ne voulais plus marcher. »

Je ne te répondrai pas, Nathan. Tu aurais dû me laisser mourir.

« Bliss. »

Ça brûle. C’est la première fois que tu l’écris sur ma peau.

« Bliss. »

La sensation de déjà-vu embrase chaque zone frôlée par tes ongles ras.

Arrête ça, Nathan.

« BLISS »

Les majuscules me mettent hors de moi.

 

Pourquoi as-tu fait ça, Nathan ? Pourquoi ne m’as-tu pas laissée mourir dans le noir, dans le silence ? Pourquoi es-tu venu m’ouvrir les yeux, me parler ?

Tu m’as tuée une deuxième fois, tu m’as fait revivre pour me laisser mourir à nouveau.

Silence dans mon esprit.

Vide sur ma peau.

La main sèche mais chaude ne me touchera plus jamais.

 

Plus de bruits autour de moi.

Plus de flash.

Plus rien.

Néant absolu dans mon esprit. Puis une nouvelle main qui ne parle pas avec moi, même quand je la presse de questions.

Où est Nathan ? S’il-vous-plait, où est Nathan ?

Juste une enveloppe de papier glissée sous mes doigts crispés.

 

Mes doigts suivent les contours de ce pavé. Sans l’ouvrir. Ils ont peur de ce que ma peau pourrait lire.

 

Les mains changent régulièrement maintenant. Aucune de celles que je connais n’est revenue. Je suis morte.

Plus personne ne se soucie de moi.

 

Ils me laissent la lettre sous la main, même quand ils me soignent. Et ils sont tristes. L’un d’entre eux a laissé s’échapper une larme sur mon bras. Je ne sais pas ce qu’il se passe ; personne ne me parle.

 

J’ai ouvert l’enveloppe, aujourd’hui. J’ai laissé mes doigts sentir le braille, sentir ses doigts apprendre l’alphabet à ma peau.

J’ai encore pleuré toutes les larmes de mon corps sans le pouvoir ; mon âme s’est enfuie par mes yeux claquemurés comme des portes condamnées.

 

« Si tout se passe bien, je suis juste en face de toi, dans le deuxième lit de ta chambre. De toute façon, personne ne voulait être dans la même chambre que toi, à cause des hurlements que tu pousses au milieu de la nuit, dans tes cauchemars d’obscurité.

Je te regarde lire, en ce moment même. Je suis désolé mais je ne pourrais jamais plus te parler, Bliss. J’en suis sincèrement désolé.

Cancer du pancréas. C’est rapide et inévitable.

Je te jure que je voulais vraiment vivre pour toi, Bliss. Je ne voulais aucunement te faire souffrir. Tes amis m’ont promis de revenir te voir, pour t’aider. Ta mère aussi, mais laisse-lui le temps, elle a encore du mal.

Il n’y a qu’une seule chose que j’aurais voulu que tu entendes, Bliss.

Tu es magnifique quand tu souris. »

 

Je cherche des caractères que j’aurais oubliés. Je cherche autre chose, un au revoir, un à bientôt. Je cherche un je t’aime.

Je cherche adieu.

Mais rien que des excuses, rien que cette sentence. Si tu savais comme je suis désolée, Nathan.

Les larmes et la tristesse du personnel me frappent à présent avec douleur.

Je suis désolée, Nathan.

Je ne sais même pas si tu as pu me voir lire.

 

Le vide absolu dans mon esprit.

Le silence.

Le néant.

Personne pour me parler.

Juste des mains anonymes qui s’occupent de moi.

 

J’ai mangé sans perfusion, aujourd’hui. Ça fait plusieurs éternités que Nathan a quitté ma vie de mort-vivant. Personne n’est revenu me parler. Pas de Jérémie. Pas de mère.

Le silence.

Mais je souris. Blind Bliss. Ça sonne bien.

 

Je suis une félicité aveugle.

Dans le silence.

Le reste du monde ne me touche pas.

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 28/06/2016