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Ce que je vaux

Je sais ce que je vaux.

Je suis au pied d'une montagne infranchissable et infranchie.

Je suis au fond d'un gouffre battu par la pluie, sans pouvoir remonter.

Je suis seul dans la tourmente, la tempête me mord, me griffe.

Je sais ce que je veux.

Je tombe et personne ne me rattrape.

 

Je sais ce que je vaux.

J'occupe mes heures de maths à la regarder, en biais. Elle est assise à ma droite, comme toujours depuis la maternelle au moins. Ses cheveux balaient ma main alors qu'elle se relève, après avoir fourragé dans son sac en vain.

— T'aurais pas un stylo ?

Je lui tends sans mot dire. Ses doigts frôlent les miens et c'est un brasier qui dévore mon ventre.

Je sais ce que je veux.

Brusquement, une copie s'écrase sur mon cahier, envoyant ces douces sensations valser comme de simples poussières dans un rai de lumière.

— Tu pourrais au moins faire un effort, Théo. Lisa, parfait, comme d'habitude.

Elle me sourit et, d'un coup, ce cinq sur vingt me paraît un peu moins rouge, un peu plus doux.

 

Je sais ce que je vaux.

Je l'observe jouer au basket avec les autres, le jeu de sa musculature fine, l'agilité de ses mouvements. Mes croquis ne parviennent pas à saisir ne serait-ce qu'un centième de sa grâce. Le cygne majestueux qu'elle est devient un canard pataud se débattant sur le Canson, incapable de s'envoler. Le ballon fonce vers moi, affolant mes feuilles et mes pensées. Un impensable réflexe me permet de l'attraper. Elle me fait signe, un rictus d'excitation fait briller ses yeux ; mon cœur bat aussi vite que le sien, submergés d'adrénaline. Je lui renvoie la balle et elle retourne à son équipe, majestueuse gazelle au dribble mortel.

Je sais ce que je veux.

— C'est Lisa que tu dessines ?

Antoine laisse négligemment sa sueur dégouliner sur mes crayonnés, pluie délayant le fusain.

— Tu sais qu'elle sortira jamais avec un naze comme toi, pas vrai ?

Je ne réponds pas, assassiné par son rictus victorieux. Il retourne au jeu et la marque de près, de beaucoup trop près. Une vague de froid s'empare de moi et je ne réagis pas quand mes dessins reprennent leur liberté, attirés comme des feuilles d'automne dans le tourbillon d'un coup de vent.

 

Je sais ce que je vaux.

J'attends, comme tous les jeudis, derrière la porte du vestiaire des filles. J'ai pris l'habitude de porter son sac de sport quand nous rentrons ensemble. Les mots d'Antoine remontent à mon esprit et viennent me crucifier de plein fouet. Est-ce vrai, Lisa ? Est-ce ainsi que tu me vois ? D'un geste nerveux, je remonte sur mon nez ces lunettes qui n'arrêtent pas de glisser. La porte qui s'ouvre me tire de mes pensées et, tournesol, je lève les yeux vers mon étoile impulsive.

Une nuée de filles l'entoure, moustiques attirés par sa lumière.

Je sais ce que je veux.

— T'es encore là ? Tu crois pas que Lisa a envie que tu la lâches un peu ?

Je fixe d'un air vide Crystal, ses cheveux décolorés aux racines sombres, ses paupières alourdies d'un eyeliner trop épais, ses ongles – pardon, ses griffes – ornés de strass d'une praticité douteuse. Je crois qu'elle tente de me chasser d'un petit geste de tête sûrement volé à une star de télé-réalité. Une main vindicative se presse sur mon épaule et je m'apprête à la repousser comme un insecte ; mais deux papillons se posent sur moi, tout chatoyants de ces couleurs discrètes dont Lisa se pare et je me laisse pousser hors du gymnase.

 

Sans rien dire, nous rentrons chez nous. Je porte son sac et elle marche à mes côtés.

Tu pourrais au moins faire un effort, Théo. Lisa, parfait, comme d'habitude.

Nous sommes voisins.

Tu sais qu'elle sortira jamais avec un naze comme toi, pas vrai ?

Je la connais depuis toujours.

Tu crois pas que Lisa a envie que tu la lâches un peu ?

Je suis au pied d'une montagne infranchissable et infranchie.

Je suis au fond d'un gouffre battu par la pluie, sans pouvoir remonter.

Je suis seul dans la tourmente, la tempête me mord, me griffe.

Elle trébuche et je la rattrape ; elle me remercie d'un sourire et aussitôt, cette montagne n'est qu'une taupinière, je me hisse hors du puits, ces meurtrissures deviennent caresses. Je me sens brusquement armée vaillante, empli du courage de centaines partant au combat, la peur logée au creux du ventre comme une envie d'exister.

— Lisa ? Tu voudrais aller au ciné avec moi, ce week-end ?

Je sais ce que je veux...

— Pourquoi pas ? Tu veux voir quoi ?

— N'importe quoi...

... je sais ce que je vaux.

— ... tant que c'est avec toi.

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 04/03/2019