Faim

Faim.

Allongée dans son lit, Alexandra avait les yeux grands ouverts, rivés sur le plafond à étoiles phosphorescentes.

Faim.

Elle jeta un coup d’œil au radio-réveil. Deux heures trente.

Faim.

Ses doigts pétrissaient méthodiquement la couverture.

Faim. Faim. Faim !

Incapable de résister plus longtemps, elle s'extirpa de son lit et dévala silencieusement les escaliers. Sa traque la mena jusqu'à la cuisine. Faim.

Il était là. Encore croustillant sous sa protection de plastique à usage alimentaire. Débordant de crudités. Délicatement tartiné de beurre. Elle salivait. Cette envie irrépressible la tenait, la lançait, l'obsédait. Elle l'arracha à son cocon protecteur et avança à deux mains le sandwich vers sa bouche béante.

Faim !

— Stoooop !

Coupée dans son élan, elle referma sa Charybde domestiquée et fit volte-face, prête à être rabrouée. Mais de mère en colère, point une miette.

— Ce ne sont pas des manières de réveiller les gens comme ça en pleine nuit !

Incrédule, Alexandra posa ses yeux sur la source de la fluette voix énervée : le sandwich.

— Et d'abord, regarde-moi quand je te parle !

Elle redressa le sandwich et eut la surprise de tomber nez à nez avec deux yeux furieux et une bouche menue surmontée d'un nez en trompette froncé.

— Franchement, manger des gens ? Mais quelle éducation !

Devant l'incongruité de ce nez en trompette – fort mignon au demeurant – posé sur son en-cas, Alexandra replaça le sandwich sur l'assiette, où il s'assit – comme il le put – sur le rebord, jambes ballantes.

— Moi, c'est Gilbert ! Enchanté.

Elle tendit un doigt en réponse à la minuscule main qu'il lui présentait. Sans plus de formalité, il la secoua avec vivacité.

— Ton nom ?

— Alexandra.

— Et bien, petite cannibale, je suis heureux que tu ne m'aies pas mangé. Un peu plus et tu me croquais allègrement ! Cela t'arrive souvent de dévorer les gens dans leur sommeil ?

Honteuse, Alexandra n'osait plus regarder le sandwich dans les yeux.

— J'avais faim.

Le sandwich prit un air grave et secoua un doigt un brin paternaliste vers elle.

— Nous savons tous les deux que ce n'est pas vrai.

— Pardon ?

Il sauta sur ses petites pattes et se tint bien droit dans l'assiette, mains posées sur ses flancs bien rebondis.

— Si tu as aussi faim que tu le dis, mange-moi ! Vas-y, ne te prive pas.

Devant son absence de réaction, il se rassit, satisfait.

— Tu vois ? Tu n'as pas faim. Et, de toute façon, que se serait-il passé ensuite ?

Mal-à-l'aise, Alexandra tira une chaise pour s'y installer. Le ridicule de la situation l'autorisa à vider son sac.

— Je me serais sentie mal.

Il l'observa avec attention, comme s'il attendait plus. Elle fut saisie d'un irrépressible besoin de manger.

— Coupable.

Sous ses yeux éberlués, le sandwich improvisa quelques pas de danse, agitant sa salade ; préparait-il un effeuillage ?

— Et oui ! Tu sais, j'ai pas mal de connaissances dans cette cuisine. Les rumeurs circulent vite. Le paquet de bonbons, passe encore, mais la farine ?! Qu'est-ce qu'il t'a pris ?

— J'avais faim...

Le sandwich la fixa d'un air inquisiteur. Alexandra se sentit obligée de se justifier.

— C'était plus fort que moi, j'avais mal et il fallait que je mange quelque chose. Tellement mal à l'intérieur, comme si j'étais vide, que je ne valais rien, qu'il fallait que je mange... Et j'ai faim !

Alexandra se jeta toutes dents dehors sur le sandwich qui se crut cuit.

— Holà ! Doucement, doucement !

Les crocs reculèrent, laissant Gilbert souffler de soulagement. Il leva ses deux paumes pour tenter d'apaiser la voracité de la bête.

— Alexandra, tu te souviens de ce qu'il s'est passé, après la farine ?

La convoitise qui brillait dans les yeux de la jeune fille s'estompa, voilée par une timide larme solitaire.

— Oui.

Le sandwich posa une main sur celles qui l'enserraient.

— Qu'est-ce qui me dit que tu ne vas pas me vomir, moi aussi, aussitôt avalé ?

Délicatement, Alexandra reposa le sandwich sur son assiette. Il se réinstalla confortablement au centre et lui adressa un dernier regard compréhensif.

— Tu dois en parler autour de toi, Alexandra. À tes parents. À tes amis. Et à un médecin ! Demander de l'aide ne signifie pas être faible, tu...

Elle filma de nouveau l'assiette, étouffant la voix aiguë du sandwich.

L'envie, noyée sous le déluge de paroles du sandwich, revint, lancinante. Elle lutta. C'était douloureux. Elle crut y parvenir. Elle s'imagina se lever, laisser le sandwich sur la table, retourner se blottir sous ses draps et s'endormir paisiblement, sa faim calmée. Ne pas sortir de son lit. Ne plus jamais céder. Ne plus jamais ressentir cette honte intense. Ne plus se forcer à vomir.

Mais l'envie dévora toute résistance et Alexandra engloutit le sandwich avec son emballage, sans lui laisser le temps de se défendre.

Puis elle resta à table, silencieuse, devant l'assiette vide et les morceaux de cellophane.

Les miettes sur la table dessinaient un sourire. Elle les balaya rageusement.

La lumière inonda la cuisine.

— Alexandra ? Qu'est-ce que tu fais toute seule dans le noir ?

— Je crois que j'ai un problème, maman.

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 27/02/2020