Journal (de virage) de bord

Six heures trente-deux : J’ai eu besoin de plus d’une demi-heure pour reprendre mon calme. Imaginez-vous bien la scène : je me lève tranquillement, en éteignant d’un geste ample et gracieux mon réveil, qui tombe à terre au lieu de cesser ses petits bips mignons car c’est mon avant-bras et non mon index qui l’a effleuré. Première anomalie.

Mon regard se porte alors tout naturellement vers la cause de ce tracas : ai-je un petit souci de déplacement dans l’espace ce matin ? Un problème au bras ? MAIS NON ! C’EST TOUT SIMPLEMENT PARCE QUE CETTE HORREUR POILUE N’EST PAS MON BRAS !

Mais je recommence à m’échauffer, il me faut pourtant rester calme : j’ai tant de choses à faire aujourd’hui…

Bref, je me lève, toute pataude alors que je suis d’habitude svelte et délicate. Je ne vous dis pas le choc  de plein pied que m’a renvoyé la porte-miroir de mon armoire. Adieu petit pyjama confortable préféré…

Je crois que c’est à ce moment que j’ai fondu en larme ; enfin, plutôt en morve car apparemment, Boys don’t cry. Sans commentaire.

Après cette courte scène pitoyable, j’ai donc décidé de me repencher sur le problème à tête reposée sur l’oreiller et j’ai pris le journal intime que j’avais abandonné passé la puberté pour commencer MON JOURNAL DE VIRAGE. Première étape : comprendre ce qu’il vient de se passer.

Je me suis transformée en homme. C’est indubitable. Et je suis presque sûr(e) que c’est à cause de cette conférence à laquelle Clothilde, ma voisine de bureau, m’a trainée. Comprendre l’autre… Elle est férue de ce genre de trucs, ses étagères sont emplies de bouquins à trois sous du genre Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus. Moi je suis plus du genre à ne pas m’approfondir sur la question. Les terriens sont déjà si compliqués !

J’aurais dû me douter de la vanité de cette entreprise quand le maître de conférences a ouvert la soirée sur une citation de Georges Carlin : « Voici tout ce que vous avez à savoir au sujet des hommes et des femmes. Les femmes sont folles, les hommes sont stupides. Et la principale raison qui rend les femmes folles est la stupidité des hommes. »

Je vous avoue que j’ai tout de suite décroché.

 

Je constate avec horreur en ramassant mon petit réveil qu’il indique que je suis en retard, chose qui ne s’est jamais produite de toute ma vie !

 

 

Six heures trente-quatre : C’EST UNE CATASTROPHE !

Je suis dans l’obligation d’appeler le bureau pour demander un jour de congé… Je ne rentre dans aucun de mes vêtements !

Mes pantalons ne passent pas mes hanches et ne parlons pas de mes jupes ! Elles s’arrêtent aux genoux, mais pas dans le sens habituel de l’expression… Même dans le vieux jogging que je m’autorise à porter lorsque je suis malade et calfeutrée chez moi, je suis serré(e) comme pas permis…

 

Sept heures : J’ai décidé de descendre en ville pour m’acheter quelque chose de décent. Je ne sais pas combien de temps je vais rester comme ça et je sais déjà que je ne vais pas supporter cette tenue très longtemps ; j’ai honte de sortir comme ça… Et je n’ai pas envie que les voisins me voient avec de la barbe.

Car oui, j’ai une barbe.

 

Sept heure une : Échec cuisant pour ma tentative de sortie en catimini. Je croise Madame Rotwel, c'est bien ma veine, habituellement elle se contente de rester derrière son judas. Sourire gêné, je lui fais quand même un petit signe de la main avant de poursuivre mon chemin. Elle ne cille pas, il me semble qu'elle préférait Marc à cet ersatz de virilité qu'elle prend pour mon nouvel ami, qui n'est autre que moi-même.

 

Sept heures trente : note à moi-même, bloqué(e) dans les bouchons : NE JAMAIS OUBLIER DE RÉGLER SON SIÈGE ET SES RÉTROVISEURS, SURTOUT DANS UN CAS DE TRANSFORMATION NOCTURNE IMPROMPTUE !

 

Huit heures moins dix : J’ai faim.

 

Huit heures moins cinq : J’ai vraiment faim, c’est bizarre d’habitude je me contente de grignoter un fruit pour le petit-déjeuner…

 

Huit heures trente : Trouver une place pour se garer n’est jamais facile mais… J’AI RÉUSSI À FAIRE UN CRENEAU ! Je commence à penser qu’être un homme a ses avantages.

 

Huit heures trente-neuf : J’avais oublié que c’était l’ouverture des SOLDES AUJOURD’HUI ! J’ai aperçu Clothilde dans la foule qui se presse devant les portes fermées, pourvu qu’elle ne me reconnaisse pas…

Mais ?! Je suis le seul « homme » ?

 

Neuf heures : Aie.

 

Neuf heures une : L’avantage d’avoir des muscles, c’est que quand on les montre on prend moins de coups au milieu d’une cohue de femmes en furie.

 

Neuf heures trois : Je me sens un peu seul(e) au rayon homme… si on met en parallèle la frénésie qui règne à l’étage du dessous, exclusivement féminin.

 

Neuf heures cinq : Je ne suis jamais sorti(e) aussi vite d’un magasin !

 

Neuf heures quatorze : UNE IDIOTE A EMBOUTIT MA VOITURE ! ET ELLE A VRAIMENT CRU QU’AVEC UN BEAU SOURIRE ÇA ALLAIT PASSER COMME UNE ÉPILATION COMPLÈTE ?

 

Neuf heures vingt-neuf : La petite dinde n’a vraiment pas compris pourquoi j’ai demandé un constat au lieu de faire comme tous les autres gars et de baver devant son pare-choc ! Résultat, on a bloqué la rue pendant dix minutes et elle a finit par céder. Mais c’est quoi ce sexisme ? Parce que je suis un homme, je devrais la laisser rayer ma carrosserie ? Mais où va le monde !

 

Neuf heures quarante : Ma voiture est au garage, je n’ai pas d’autre alternative que de rentrer chez moi à pieds ou de me promener en ville.

Le choix est vite fait. Et puis j’ai toujours faim, moi !

 

Neuf heures quarante-trois : J’ai été attiré par l’odeur s’échappant du fast-food à deux rues du garage. Je sais qu’il est à peine dix heures mais j’ai tellement faim ! Les deux menus que j’ai commandés ont été engloutis en moins de temps qu’il n’a fallut à la serveuse pour les préparer.

 

Neuf heures quarante-quatre : Une stupeur post-prandiale s’empare de mon esprit et je ne réagis même pas lorsque la chaise en face de moi est tirée.

« Je peux m’assoir là ? »

Un sourire étincelant, des yeux outrageusement maquillés, une minijupe qui remonte « toute seule » quand elle s’assoit : je vous présente Clothilde.

La petite menteuse !

 

Neuf heures cinquante : J’essaie désespérément d’échapper à Clothilde qui a l’air de me trouver à son goût, sans se douter que… sans se douter que je ne suis pas ce dont j’ai l’air !

« Vous allez trouver ça bizarre mais j’ai eu l’impression de vous connaître, tout à l’heure, quand je vous ai vu devant les portes du magasin. »

Sa jambe frôle négligemment la mienne sous la table et je ne sais plus où me mettre.

« Ah… ah bon ? »

Elle papillonne des cils, dans une attitude que je suppose très attirante pour le sexe opposé d’habitude.

Mais, bon sang ! C’est moi le sexe opposé aujourd’hui !

« Vous faites quelque chose, ce soir ? »

Dire que j’imaginais plus Clothilde comme une petite souris discrète et plus portée sur l’esprit que sur le physique… Je retire précipitamment ma main alors qu’elle avance la sienne, conquérante.

« Euh… Figurez-vous que j’ai un rendez-vous. »

Je me lève en quatrième vitesse et disparait au coin de la rue, filant vers le garage avec l’espoir de pouvoir récupérer ma voiture pour me planquer le plus vite possible chez moi à l’abri de tous ces vampires en chasse.

 

Dix heures : MAIS J’AI VRAIMENT UN RENDEZ-VOUS CE SOIR ! Bon sang… comment vais-je faire…

 

Onze heures dix : Ça fait une heure que je suis assis sur ce banc du parc, à regarder mon téléphone sans réussir à me décider à appeler Marc.

« Dis monsieur, pourquoi t’as un téléphone doré ? »

Je lève la tête, surpris. Un gamin blondinet adorable me regarde, la tête penchée sur le côté.

« C’est… celui de mon amie. Elle l’a oublié chez moi et je l’attends pour lui rendre. »

Le gamin s’assoit à mes côtés et me dévisage franchement.

« C’est aussi à elle, le cahier rose dans lequel tu écris ?

- Allez, c’est bon maintenant, fiche le camp ! »

Alors que le gamin se barre en se marrant, je prends conscience de la façon dont je viens de lui parler, moi qui suis toujours agréable avec les enfants…

Le problème est plus urgent qu’il n’y parait.

 

Onze heures quinze : J’ai appelé Marc. Avec ma voix rauque de mâle, je n’ai eu aucun problème à lui faire croire que j’étais malade. Avec un pincement au cœur, j’ai raccroché rapidement et je me suis mis à errer dans le parc, shootant dans de pauvres cailloux innocents de mon état.

 

Onze heures seize : J’AI BOUSCULÉ MARC ! MAIS QU’EST-CE QUE J’AI BIEN PU FAIRE POUR CONTRARIER L’UNIVERS À CE POINT ??

 

Onze heures quarante-quatre : Je n’ai rien compris à ce qui vient de se passer. Pour résumer, Marc est rentré chez lui pour changer de chemise, je lui ai emboité le pas en m’excusant, il a explosé de rire en me voyant chez lui, tout penaud. Et il n’a pas trouvé ça bizarre du tout.

Il a l’air de bien m’aimer, malgré sa chemise foutue. Enfin, c’est ce qu’il a dit.

Du coup il m’a proposé de manger avec lui ce soir, puisque son premier rendez-vous a été annulé et que le restaurant ne voulait pas lui rembourser la réservation.

Je. Ne. Comprends. Strictement. Rien.

 

Six heures cinquante-quatre : J’ai loué tous les films qui parlent d’échanges de corps disponibles au magasin et j’ai commandé une pizza. Et quelques autres aussi, mais bon. Tout ce que je peux en conclure, c’est que ça se finit bien en général. Enfin, sauf celui avec l’histoire de la mouche qui entre dans la chambre de téléportation, mais ça n’a rien à voir avec mon cas. Donc, pas d’inquiétude. La situation se résoudra d’elle-même.

 

Six heures cinquante-six : BON SANG ET SI LA SITUATION NE SE RÉSOLVAIT JAMAIS D’ELLE-MÊME ???

 

Six heures cinquante-huit : BON SANG JE DOIS ÊTRE CHEZ MARC DANS DEUX MINUTES ET JE NE SUIS TOUJOURS PAS HABILLÉ !

 

Six heures cinquante-neuf : Ah… C’est vrai…

 

Sept heures trente : Oui, il parait que les gars ne sont pas vraiment à la pointe de la ponctualité. Un coup de bol qu’il y  avait pas de bouchon à cette heure. De toute façon, Marc non plus n’est pas prêt.

 

Sept heures trente-deux : BON SANG ! CE PULL EST AFFREUX !

« C’est mon pull préféré, mais je le mets pas quand je sors avec ma petite amie, elle le trouverait naze et voudrait que je le jette. Mais j’y tiens et… on est entre nous, ça te gène pas ? »

Je secoue la tête, essayant de perdre mon sens critique pour la soirée. JE NE VEUX SURTOUT PAS QUE MARC SACHE QUE JE SUIS LÀ !

 

Vingt-deux heures pilepoil, comme le cheval de Woody : On s’est bien marrés. Oui, vraiment. On s’est moqués des filles courtement vêtues et des vieux croulants qui tiennent leurs couverts à deux doigts et avec un air digne alors que leurs spaghetti s’échappent allégrement de leurs fourchettes en laissant des traces sanglantes sur leurs bajoues pendantes.

On s’est bien amusés, oui, je me suis même étruqué avec mon verre de vin quand Marc m’a parlé de sa collègue de bureau habillée un peu trop près du corps et qui le serrait de près.

On s’est bien marré jusqu’à vingt-deux heures pilepoil, où j’ai commencé à sentir des petites démangeaisons sur mon visage et mes bras. Puis j’ai eu l’impression de voir trouble, mes mains étaient si petites… Et Marc me regardait bizarrement, le silence s’était fait dans le restaurant, le serveur avait laissé tombé sa petite serviette blanche…

 

Je me suis vue dans la vitre. J’étais redevenue moi.

C’était pas vraiment le meilleur moment.

« Euh… J’aime bien ton pull. »

 

Remerciements à Emmylie Roberts pour sa bienveillante correction

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 16/10/2016

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