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L'Arlequin

« Arlequin dans sa boutique

Sur les marches du Palais,

Il enseigne la musique

A tous ses petits valets… »

Ce n’était pas un palais qui se dressait devant lui, mais bien une cathédrale dont les degrés larges accueillaient autant de citadins éreintés de ne rien faire que de touristes occupés à photographier l’édifice camouflé en grande partie derrière leur moitié.

Il avait rendez-vous avec la petite Colombine du théâtre d’à côté, une jeune fille pour laquelle le blond vénitien avait été inventé.

Un caractère vif, enjoué, à la limite de l’extravagance, à la limite de tout, même. Elle semblait née pour jouer le personnage dont elle portait le nom. Peut-être était-ce même elle qui avait inspiré les dramaturges de la Commedia dell’arte.

Il était tombé sur elle à la sortie du petit théâtre de rue dans lequel sa troupe s’était produite ce soir-là et il avait été charmé par cette déesse aux yeux pers qui n’avait rien à jalouser à Pallas, si ce n’était un peu de plomb pour sa tête légère. Elle avait accepté, joueuse, de venir le retrouver le lendemain devant Christ Church.

C’était le lieu qu’il connaissait le mieux, après avoir passé six mois dans la capitale Irlandaise qui ne se réveillait qu’à la nuit tombée. Lui, il se promenait de jours comme de nuit tel un chat grisé par les rues d’une ville étrangère et pourtant parcourue maintes fois depuis son arrivée ; il était surpris à tout instant par un détail minime mais si important qui lui avait échappé et alors il recommençait sa tournée des lieux, recherchant à voir tel Lyncée les dessous de cette cité.

Il aimait beaucoup cette cathédrale et les églises en général ; des bâtiments érigés pour la gloire d’un être immatériel, intouchable et invisible, qui se faisaient la prétention d’effleurer le ciel de leur doigt tendu vers les nuages dans une position semblable à l’Adam de Michel-Ange alors qu’ils ne dépassaient même pas la stratosphère : image même de l’orgueil humain. Des gens étaient morts pour ça, pour que ce clocher romano-gothique étale son protestantisme dans un Dublin catholique. Beaucoup de gens.

On ne sait pas ce qu’il s’est passé dans ces lieux, généralement. On ne sait pas sur qui on marche, qui a signé d’un gamma majuscule ce pavé, le signe de l’équerre pour les tailleurs de pierre.

Il était fasciné par les églises comme par les falaises et il ne manquait ni de l’un, ni de l’autre en ce pays ; c’étaient toutes deux des roches immuables sur lesquelles se fracasse une marée qui, de génération en génération, devient de plus en plus violente.

Certaines églises ne se remettent pas de l’affront que leurs anciens serviteurs leur donnent en fait d’offrandes à présent. Au lieu de les reconstruire, on les détruit ou on les remplace. Pire, on les empaille ! On les empaille dans le béton des bunkers de la violence.

D’autres, les plus récentes ou les plus cachées, s’en sortent mieux. Le peuple qui les entoure y fait plus attention ; Christ Church a été plutôt bien restaurée. C’était vers cela que se tournaient ses pensées alors que gracieusement la jeune fille arrivait dans son dos et plaçait dans un geste de gaminerie deux mains fraîches devant ses yeux.

« Il y a toujours un fameux singe dans la plus jolie et la plus angélique des femmes. », murmura-t-il en se retournant.

« Qu’est-ce que tu dis ? »

Le mignon visage de la comédienne se plissa dans une moue d’incompréhension.

« Je citais du Balzac. »

Un sourire éclaira le ravissant minois de la colombe.

 

Dublin s’ouvraient à eux à l’agonie d’un jour d’été et elle l’entraîna dans un des nombreux bars qui jalonnaient la si célèbre Temple Bar. Il suivait sans réfléchir ce délicieux guide, des citations de Racine tournant dans un méli-mélo mélodieux dans sa tête, mêlant les Athalie, Phèdre, Ariane et Vénus dans un bal mystérieux des plus romanesques. Extravagante, la belle secouait négligemment de sa main libre un délicat petit éventail de dentelle teintée et portait enroulée autour du cou une sorte de lavallière ornée de pompons, probablement des restes  de son costume de scène.

« Deux Guiness, please ! »

Elle pointa deux charmants doigts vers la barmaid pour compléter sa commande et une nouvelle citation s’échappa dans un souffle sans qu’il puisse la retenir.

« Les qualités sont du domaine de tout le monde, les vices seuls marquent la personnalité. »

Il fut gratifié d’un nouveau sourire éclatant et la comédienne le mena cette fois-ci vers une table à l’étage de la maisonnée. Il s’installa et tout en la regardant siroter son verre trop grand pour ses mains menues, il se laissa aller à ses inclinaisons culturelles.

« Tu savais que boire du méthanol rendait aveugle ?

- Non. Mais en même temps, qui aurait envie d’en boire ? »

Il resta mouché par cette réplique qui froissait son orgueil. Voyant son expression se refermer, sa compagne éclata d’un rire si frais que plusieurs jeunes gens attablés aux alentours se retournèrent vers elle.

« Mais qu’est-ce que tu es cultivé comme mec ! »

Il s’autorisa un petit sourire mais resta méfiant face à cette ménade belle et farouche, peut-être folle comme ses comparses qui avaient déchiqueté Orphée à la voix d’or.

Elle lui désigna une inscription gravée à la fois en gaélique et en anglais sur une poutre au-dessus de leur tête.

« Et ça ? Tu serais capable de me dire ce que ça signifie ? Je ne sais pas deux mots d’anglais ! »

Il la dévisagea un instant avant de répondre. Il était tombé sur cette fille par hasard, la première fois. Une jeune femme perdue dans Dublin, seule, qui semblait affolée et ne savait débiter que du Shakespeare en guise de britannique ; le reste du temps, du français fusait à toute vitesse de sa bouche aux lèvres peintes d’orange. Il l’avait reconduite soulagée jusqu’au théâtre où le reste de sa troupe lui avait donné rendez-vous et, mémorisant les lieux, il y était retourné pour la voir le jour suivant, cette Thisbé insouciante qui avait dû laisser choir son voile ensanglanté aux pieds de nombreux prétendants rapidement évincés. Le théâtre renforce les mœurs ou les change.

« Après tout, selon la Bruyère, Racine peint les Hommes tels qu’ils sont !

- C’est ma traduction ?

- Non. Le temps comme la marée n’attendent pas d’Hommes.

- La voici donc, cette fameuse phrase ! Je l’ai déjà entendue quelque part. Connaissez-vous son auteur ?

- C’est un proverbe de marin, une de ces vieilles phrases usées sur les langues rêches de superstitieux et qui a encore la chance de posséder un réel sens.

- Mais peut-être qu’il en a été autrement un jour. »

Il fronça les sourcils, déstabilisé.

« Que veux-tu dire ?

- Rien, je ne fais que te répéter ce que disait ma grand-mère. »

Elle souriait distraitement, caressant d’une poigne faible son verre de bière. Sa façon d’alterner le vouvoiement et le « tu » d’une façon enfantine était proche de lui procurer un agacement amusé. Il osa enfin la regarder dans les yeux qu’elle avait magnifiquement moqueur et en fut tout ébaubi.

« Tes yeux ont la couleur d’une jaspilite verte des plus rares ! On dirait du chrysoprase ! »

Elle afficha une ravissante moue d’incompréhension sur son visage d’enfante.

« Mais de quoi me parles-tu ? »

Un instant découragé, il passa sa main dans ses cheveux, les ébouriffant un peu plus qu’ils ne l’étaient déjà. Elle posa distraitement une main fragile sur sa tête pour en aplatir les épis qu’il avait soulevés.

« Ce sont des pierres précieuses. Des morceaux de quartz verts ou rouges, comme la cornaline. Mais parce qu’ils sont jolis, on les appelle jaspe. De simples morceaux de quartz. »

Il baissa la tête, honteux de n’avoir pas su réprimer son savoir si expressif.

Une main fraîche et blanche recouvrir la sienne et il trouva le courage de relever les yeux pour se perdre dans ceux à la couleur de la mer mouvante de Colombine. Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée/C’est Vénus toute entière à sa proie attachée. Il refusa le passage de ses lèvres à ces vers de Phèdre dans un effort surhumain et se contenta de sourire piteusement à la belle.

Ce moment si empli de douceur à son goût fut coupé dans son envol par une voix musicale et chuta au sol comme un oisillon pataud.

« Colombine ! Il nous manque un joueur pour l’Eleusis ! Tu viens ? »

La belle le quitta du regard et se retourna vers la table la plus proche, occupée par trois jeunes hommes.

« Luc ! Tu étais là ? Tu aurais pu me prévenir ! »

Le personnage se leva avec arrogance.

« Je ne voulais pas troubler si gente compagnie ! »

L’actrice rougit et baissa les yeux au sol, repassa plusieurs fois du plat de la main sa jupe puis s’adressa à nouveau à lui.

« Tu viens ? »

Méfiant, il regarda la tablée qui préparait le jeu.

« Je ne sais pas jouer. »

Aussitôt sa compagne retrouva son naturel heureux et l’entraîna vers ses collègues.

« Je suppose que tu les reconnais : Arlequin, Scaramouche et Scapin ! »

Bien sûr, Arlequin et ses élèves de musique, les pulchinello ! Ou bien ses acolytes des mauvais coups. Ils ont bien dû l’aider un jour à enlever la fantasque Colombine des bras de Pierrot.

« J’ai trouvé un œuf de Colombe, Luther en a fait sortir un serpent. 

- Que dis-tu ?

- Bonjour. »

Il fallait faire taire Erasme qui soufflait au fin fond de son être. La comédienne fixait comme obnubilé le personnage tout aussi extravagant qu’elle qu’était Arlequin. Ou Luc, selon les versions. Telle une nouvelle Sémélé, elle avait succombé à la divinité du personnage. Son fil d’Ariane le précipitait tout droit vers le minotaure !

« Le jeu d’Eleusis est plutôt simple. Tu prends deux paquets de cartes, tu mélanges. Ensuite tu désignes un « dieu » qui choisit sans le dire une règle pour toute la durée de la partie. Les autres doivent poser des cartes devant lui, qu’il peut accepter ou refuser selon sa règle. Le but est de deviner la règle. Simple, non ? »

La voix de Luc était tout bonnement ensorcelante et il doutait que Colombine refuse encore longtemps de se laisser entraîner sur le sentier d’Arlequin. Elle flotte, elle hésite ; en un mot, elle est femme, telle l’Athalie de Racine. Femme qui lui aspergeait le cœur au vitriol.

Plusieurs parties se succédèrent sans jamais le voir échouer et cela finit par agacer ses compagnons peu habitués à perdre la face. Arlequin et ses Polichinelles se levèrent.

« Bon, nous, on change de bar. Tu viens ? »

Ce n’était pas à lui qu’ils s’adressaient et une fois de plus la jeune fille parut indécise, elle se leva et lui tourna un dos digne de la Charite Thalie. Sa Callipyge le laissait en plan.

Réglant les consommations et le pourboire, dix pourcents au moins, il quitta à son tour le pub pour flâner paresseusement dans les rues et déclamer à son aise ses vers préférés.

« ...de quel amour blessé,

Vous mourûtes au bord où vous fûtes laissé… »

Il y avait justement un fleuve au travers de Dublin et ses pas l’y menèrent naturellement à la recherche d’un Bacchus –ou plus justement d’une bacchante- dans les bras desquels se réfugier pour sauver les restes de cette nuit épique qui ne valait pas une couronne, qu’elle soit boréale ou non.

Son nom retentit dans la ville et il se retourna pour observer la course de son bel oiseau qui volait à tire-d’aile pour le rejoindre.

« Je ne veux pas rester avec eux, ils ne sont pas amusants. »

Des larmes boudeuses perlaient de ses yeux d’ondine et il se plut à la comparer à un Janus aux visages de Muses, Thalie et Melpomène occupant la face cachée à tour de rôle. Elle saisit sa main et ils se baladèrent en silence sous le ciel toujours plus sombre malgré la lumière artificielle des lampadaires.

« Récite-moi quelque chose. »

Il chercha dans sa tête matière à répondre à une demande aussi incongrue quand la chose s’imposa d’elle-même.

« Voir le monde dans un grain de sable

Et un paradis dans une fleur sauvage

Faire tenir l’infini dans le creux de ta main

Et l’éternité en une heure. »

Elle posa sa tête dans le creux de son épaule, ses cheveux caressant sa joue comme autant de plumes duveteuses.

« C’est beau. Je ne l’ai jamais entendu. 

- C’est ma propre traduction de William Blake.

- Tu es vraiment quelqu’un de surprenant, tu sais ? »

Il ne répondit pas, se contentant de savourer l’instant présent, un moment où personne ne se moquait de lui.

« Tu dois me trouver bien bête, pour une comédienne ! C’est vrai que je ne connais pas grand’chose. Mais il y a une phrase qui me marquera toujours. »

Elle le fixait de ses grands yeux opalescents se superposant à ceux du Chat de Baudelaire.

« Je ferai surgir la peur d’un grain de poussière. »

Elle ressemblait à présent au Chat du Cheshire par la folie qui imprégnait sa voix et il craignit un instant qu’elle ne le soit réellement. Mais elle recommença à sourire à la faveur de l’ombre claire d’un lampadaire et il fut rassuré de la retrouver normale. Du moins dans la limite de ce qu’elle pouvait l’être.

Elle sauta directement à l’âne et changea de sujet.

« Tu veux voir la cathédrale de nuit ? »

Sans attendre de confirmation ni même de réponse, elle le traîna à nouveau dans le dédale de rues et de traverses jusqu’à l’établissement. La grande porte de bois massif était entrouverte, chose pour le moins inhabituelle. Ils pénétrèrent dans le lieu saint.

Il resta statufié par la majesté nocturne qu’émanait des vitraux baignés d’un clair obscur.

 

« Quos ego. »

La locution latine résonna longuement dans la nef vide. Une ombre de la forme d’un galurin envahit le tableau de couleur qu’il contemplait.

« Je vais me fâcher. »

La colombe avait déserté les lieux d’une guerre titanesque.

« Il ne faut pas soutirer son dû à un Arlequin ! »

Le costume bigarré se dessina soudainement à la faveur de la mince lueur d’un chandelier qu’on allumait.

« Et d’ailleurs, quel est ton nom, toi qui croit pouvoir rivaliser de séduction avec le maître de cet art ? »

Luc était à présent tout proche, peut-être à une rangée de chaises ou deux. Il enfarina rapidement son visage de poudre de riz qu’il conservait en continu dans sa poche et colla la mouche de velours noir sous son œil gauche, prêt pour l’affrontement.

« Pierrot. »

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 20/09/2018