La Fée Émerveillée

Je l’ai trouvée devant ma porte. Elle était là, misérable. Elle a levé ses grands yeux vers moi pour s’écrier.

« C’est vraiment une magnifique journée ! »

Je n’ai eu d’autre choix que de la ramasser, cette petite fée émerveillée.

Je l’ai posée sur ma table et elle s’est assise au bord, les cure-dents lui faisant office de jambes se balançant dans le vide. Elle a réussi à se retenir deux secondes puis a succombé à son impatience.

« Tu n’aurais pas des bonbons ? J’adore ça ! »

Interdite, je lui ai tendu un vieux paquet où souffraient silencieusement une poignée de guimauves et j’ai claqué la porte, déjà en retard pour le travail.

 

Une reconstitution de la bataille de la Somme s’était installée dans la cuisine durant mon absence. Les plans de travail étaient recouverts d’une boue goût cacao engluant des coquilles d’œufs dans leur fuite vers l’évier, no man’s land où fondait doucement le beurre, réduit en charpie par des milliers de minuscules baïonnettes si l’on en croyait les marques sur son corps encore tiède. Couvrant cette scène irréelle d’un doux manteau blanc cotonneux, une pluie de farine s’échappait du bocal stratégiquement renversé sur l’étage.

Au centre du carnage souriait l’instigatrice de ce massacre.

J’ai saisis par la pointe de ses ailes cette petite fauteuse de troubles glacée au sucre vanillé et l’ai trempée dans un verre d’eau chaude pour décoller la pâte à gâteaux de ses cheveux. Elle a gloussé sous mon regard sévère.

« Ça aurait été plus drôle dans du lait ! C’est le seul ingrédient manquant ! »

Et sans tenir compte de mon exaspération, elle a laissé exploser un rire aussi enfantin qu’une soirée pyjama au thème « princesses et châteaux ».

 

J’ai patiemment attendu qu’elle ait fini de nettoyer ses ailes, petite touche par petite touche, tentant de leur rendre leur couleur diaphane aussi fidèlement qu’un peintre travaillant les voiles et leurs drapés. Enfin, elle a paru disposée à m’entendre, remuant ses oreilles pour en faire sortir les malicieux grains de sucre s’y étant glissés.

« Qui es-tu ? »

Elle a haussé les épaules, un sourire éclatant au cœur.

« Aucune idée. Je suis arrivée là, j’ai trouvé cette journée particulièrement belle et puis j’ai eu envie de faire des cookies. »

Je n’ai pu retenir un sifflement d’énervement ; ce petit paquet d’os à peine plus grand qu’une pâquerette avait un énorme potentiel pour ennuyer le monde !

Je regrettais déjà d’avoir ouvert les yeux ce matin là.

 

J’ai nettoyé la cuisine, sauvant plusieurs fois cette petite sotte de la noyade au milieu des bulles de produit vaisselle ; à chaque fois, elle s’asseyait au bord de l’évier et devait lisser ses ailes pour ne pas qu’elles gondolent.

« Pourquoi tu t’obstines à vouloir m’aider si ça te mets dans le pétrin après ? »

Elle a battu des ailes, projetant de minuscules gouttelettes irisées sur les carrelages blancs pavant le mur de ma cuisine.

« Parce que c’est plus drôle de faire les corvées à deux !

- Je n’aurais pas eu à nettoyer tout ça si tu n’avais pas mis le bazar.

- Je voulais te faire des cookies. Tout le monde aime les cookies !

- Non. Pas moi. »

Elle m’a jeté ses yeux de chaton triste au visage et j’ai du la soulever par la bout des ailes pour la poser sur mon épaule et ne plus les voir, ces deux grands iris culpabilisateurs.

« Ouah ! J’adore cet endroit ! J’ai envie d’y rester pour toujours ! »

Je ne savais pas qu’une fée tenait fermement à ses souhaits.

 

Elle ne me quittait plus d’un pas. Personne ne la remarque, elle passe inaperçue partout, c’est fou ; je n’ai pourtant jamais vu quelqu’un d’aussi voyant, d’aussi bruyant silencieusement.

C’est lors de la pause de midi que j’ai exprimé mon mécontentement. Elle se balançait sur ma boucle d’oreille créole, au rythme d’une balade qu’elle chantonnait plus à pleine qu’à mi-voix.

« Arrête ! Tout le monde nous regarde. »

Elle s’est arrêtée d’être une seconde, observant attentivement le réfectoire morne, puis a explosé de rire.

« Regarde autour de toi ! Tout le monde s’en fout ! »

Ça m’a soutiré un petit ricanement gêné.

 

Nous en étions à plusieurs jours de cohabitation et elle avait à peine fouillé la moitié de mes affaires. J’avais abandonné l’idée de l’en empêcher et je n’ai donc pas réagi quand je l’ai vue allongée entre deux pages d’un de mes carnets, le tenant ainsi ouvert grâce à son poids plume. Elle n’est pas grande mais sa voix porte loin ; les mots me sont parvenus jusqu’à la cuisine.

« J’enferme ma vie dans ces carnets que je remplis fébrilement comme si le temps que je prenais à les écrire allait me manquer dans la seconde. »

Je suis arrivée en courant dans le bureau, cherchant à l’arrêter.

« Dans la seconde quoi ? Seconde vie ?

- Arrête ! »

Elle m’a ignorée.

« A quoi me servirait une seconde si je n’utilise pas déjà la première. »

J’ai brutalement refermé le carnet sur ma vie et cette petite fée coincée dans mes secrets.

 

Elle m’en a un peu voulu, mais ce n’est pas dans son caractère d’être rancunière. Pourtant, son aile froissée dans la bagarre pour mon intimité l’empêche de voler, ce petit bout de rien qui a l’air de n’avoir jamais vécu les pieds sur terre.

Ce matin, elle a refusé que je la porte, avec une fierté que je ne lui connaissais pas. Elle a marché.

Et en même temps, elle ne marche pas ; elle danse, comme si elle écoutait une musique n’appartenant qu’à elle seule. C’est peut-être simplement l’essence de sa vie ; l’art de ne pas être comme n’importe qui.

Soudain, elle s’est réfugiée dans mes pas, secouée par une grosse goutte qui avait failli la frôler. Je la ramasse avec une délicatesse qui aurait pu passer pour de la tendresse si seulement je n’avais pas été la cause de ce boulet invisible qui la liait au sol. Elle s’est perchée sur mon épaule avec ravissement.

« Il pleut ! C’est merveilleux !

- Je ne vois pas en quoi.

- J’adore l’odeur de la terre après la pluie.

- Pétrichor.

- A tes souhaits. »

Son inculture m’a tiré un sourire fatigué et je l’ai protégée d’une main contre un coup de vent perfide.

« Non, c’est ainsi que ça s’appelle. Pétrichor. L’odeur de la terre après la pluie.

- Et à quoi cela te sert-il de savoir ça si tu n’arrive même pas à ressentir le bonheur que ça te procure ? »

J’ai haussé les épaules, manquant de la faire tomber, et nous avons continué en silence.

 

Elle a frappé à nouveau au moment de la pause cigarette. Comme d’habitude, elle m’a réprimandée pour ce poison que je m’infligeais parmi tant d’autres comme l’alcool ou la dépression mais sa voix s’est brutalement étouffée dans la première bouffée que j’inspirai, littéralement subjuguée par un de mes collègues qui ne m’était pas indifférent mais dont je me savais non désirée.

Elle s’est accrochée à ma boucle d’oreille, murmurant avec tant d’excitation que sa voix aigue en devenait pratiquement inaudible.

« Il te regarde.

- Arrête.

- Si ça se trouve, il est amoureux de toi.

- Arrête, je t’ai dit ! »

Je l’ai fait tomber dans le creux de ma main pour mieux la fusiller ; je n’ai même pas prêté attention aux regards qui ont convergé vers moi.

Je ne voyais que ces grands yeux clairs noyés de larmes.

Ce fut sa première victoire.

 

Je ne sais pas où j’ai trouvé le courage d’aller parler à ce collègue si charmant, encore moins de l’inviter dans un restaurant que je ne connaissais pas. J’ai laissé ma petite fée à la maison, lui confiant mes craintes ; elle m’a assuré qu’elle les garderait sous clef et que rien ne viendrait me perturber, pas même elle.

Mal-à-l’aise et en avance, je tirai sur ma robe pour patienter, me sentant brusquement l’attention de ces gens qui m’entouraient et que je ne connaissais pas. Je crus que la fée m’avait menti et me concentrai sur ses conseils pour éloigner cette morsure de panique qui semblait s’être échappée du chenil de ma Pandore personnelle.

« Surtout, quoiqu’il arrive, reste toi-même. C’est la seule chose à faire.

- Je n’aime pas les gens.

- Et alors ? Eux non plus ne t’aiment pas. Ne te fais pas d’illusions ! Tu n’existes pas pour eux. Alors pourquoi t’en soucier ? »

Son sourire éclatant s’évanouit devant l’apparition de magnifiques roses aussi blanches que la neige, liées ensemble par un ruban ivoire dont la couleur tranchait sur le gant de cuir me présentant ces fleurs.

J’ai levé la tête de mes pensées et ai adressé sans le vouloir un sourire un peu grippé par des années de non-service à ce total inconnu auquel j’avais eu la folie de parler.

 

Il a mené la conversation, je me contentais de répondre à ses questions, intimidée par ma propre audace qui m’avait poussée à passer une soirée hors de chez moi. Cette audace qui avait pris la forme d’une petite fée avec une aile brisée.

Puis il m’a ramenée jusqu’à mon appartement, ses yeux indescriptibles semblant perdus dans le souvenir de cette soirée qui se fondait déjà dans l’ombre des réverbères.

Je lui ai rendu la veste qu’il avait posée sur mes épaules à la sortie du restaurant et il me céda un de ses magnifiques sourires en retour.

« Vous avez une personnalité intéressante.

- Vous trouvez ? C’est gentil. Moi je me trouve banale à en mourir. »

Les mots m’ont échappé, au moins aussi rapidement qu’est passée la lueur de surprise dans ses yeux. Il a rit, gravant une sensation nouvelle dans mon cœur desséché par la vie puis m’a embrassée sans que je puisse y réfléchir plus profondément.

 

Ses cris d’hystérie résonnèrent à travers l’appartement le week-end durant.

« Tu vas le rappeler ? Allez, rappelle-le ! »

J’ai reposé mon portable, crispée. Devant mon regard vide, elle s’est tue. Puis, doucement, elle s’est assise sur mes pieds et a entouré ma cheville de ses petits bras.

 

Je ne suis pas allée travailler, lundi.

Mardi non plus.

Et ma petite fée émerveillée était incapable de me faire bouger de devant ce foutu téléphone que je ne parvenais pas à faire sonner.

 

« Arrête ! Ne fais pas ça ! »

Je l’ai envoyée valser d’un coup de pied et elle s’est assommée contre le pied de la table, déterminée à en finir. J’ai craché mon venin sur son petit corps amorphe que je haïssais d’être aussi heureux de vivre.

« Je suis incapable d’être normale ! Et tu es incapable de m’en empêcher, tu es inutile ! »

J’ai respiré profondément avant de m’assoir devant le matériel qui m’attendait sagement, frémissant d’impatience.

Mes doigts ont serré le manche du couteau à en blanchir, enfonçant leurs ongles dans la paume qui venait à leur rencontre s’enrouler sur le bois patiné.

J’ai fermé les yeux et j’ai épinglé mon poignet à la table.

La douleur m’a empêchée de continuer.

 

Je suis retournée au travail mercredi, sans pouvoir mettre le doigt sur cette petite fée que j’avais refusé d’écouter. J’ai évité tant bien que mal les regards se figeant sur le pansement alourdissant mon poignet, des regards que je savais bien réels aujourd’hui pour me les être tant de fois imaginés.

Il m’a rattrapée à la sortie, a saisi mon poignet valide, m’a tirée vers sa voiture sans que je proteste. Nous avons roulé pendant des heures en silence, évitant soigneusement de nous regarder.

Puis il s’est arrêté sur une plage anonyme, grisée par le froid de l’hiver. Ses yeux m’ont fixée au plus profond de mon âme avec humanité et il m’a tournée vers la mer qui baillait à s’en décrocher ses mâchoires d’écume.

« Vas-y. Tu ne te rateras pas et, une fois l’angoisse passée, tu n’auras plus mal. »

J’ai avancé d’un pas vers la promesse que cet homme m’offrait, nouveau bouquet de roses salées aux pétales éphémères s’échouant sur le sable terne. Sa main a raccroché ma veste, dernière amarre me gardant au port de la vie.

« Mais pense à ça : quoi que tu fasses, j’essaierai de te ramener. Je n’arrêterai jamais d’essayer. »

Il m’a lâchée, me laissant libre de m’enfuir de cette vie par l’issue de secours.

Lentement, je me suis avancée vers cette mer me proposant un autre genre de naissance, la laissant m’entourer, me presser, m’oppresser. Lorsque l’eau embrassa ma poitrine, des sanglots qu’aussitôt les vagues s’empressèrent de venir lécher s’en échappèrent, brûlant mes joues.

Je restai ainsi une éternité, incapable d’avancer plus. La mer s’en rendit compte et rejeta mon offrande, chargeant un mini rouleau de me ramener à bon port.

Les jambes tremblantes, je me suis relevée et j’ai marché sans un mot vers la voiture.

 

Il m’a déposée chez moi, rassuré de savoir que je n’avais pas suffisamment de courage pour affronter la mort. Epuisée, j’ai retourné mon appartement, cherchant désespérément ce dont j’avais le plus besoin au monde.

J’ai trouvé le carnet où un éclat translucide servait de marque-page.

C’était un vulgaire bout de plastique.

Je me suis dit que c’était vraiment une magnifique journée.

 

~Bezuth

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