La Philosophie de Comptoir

Sujet de la rédaction : décrivez le métier que vous voulez faire faire plus tard.
"Quand je serai grand, je serai philosophe de comptoir..."
 

L’institutrice avait convoqué papa, sans m’expliquer pourquoi. Elle ne semblait pas en colère, non, plutôt inquiète. Peut-être un peu triste aussi. Elle m’avait donné une B.D. et m’avait dit d’attendre sagement pendant qu’elle parlait à papa.
Papa était ressorti rouge ; je m’en souviens comme si c’était hier. C’était peut-être hier, d’ailleurs. Non, hier, je me souviens : l’infirmière est venue.
C’était un autre hier…

Je me revois très bien, j’étais en CE1. Les autres enfants ne connaissaient rien à propos de la philosophie : ils voulaient devenir pompier ou comme le maître. Parfois, ils changeaient d’avis et voulaient devenir grands, pour faire plein de choses.
« Mais c’est quoi, plein de choses ? »
Ils avaient rigolé et s’étaient moqué de moi.
« T’es bête ! C’est des choses bien, que les adultes font  et nous on a pas le droit. »
Je les avais laissés avec leurs rêves de grandeur enfantine et j’étais allé gagner un gros calot à reflets verts contre Joseph.

Je me rappelle ne jamais avoir souhaité être grand. Du haut de mes soixante-cinq centimètres, je me voyais déjà géant, maître incontesté des minuscules insectes que je prenais soin de ne pas piétiner : pourquoi grandir encore ?
J’aimais mes protégés comme un père et j’ose croire que les fourmis me considéraient comme tel.

Papa est mort dans deux ans.
Ça m’a fait tout bizarre dans le ventre. Sans qu’aucun de ces adultes imbéciles ne me l’explique, j’ai compris que la conscience de papa s’était abîmée dans un oubli d’être que je ne pourrai jamais retenir, faire revenir dans un corps laissé à l’abandon.
Amnésie de l’esprit qui omet de vivre. J’ai rejeté de ma mémoire la raison de cette désertion mais je revois encore aujourd’hui les lourds cauchemars dans lesquels le sommeil m’abandonnait débâcle de la censure de mon inconscient qui ramène dans les flots de ma pensée des reliques de mon père, ô cruels instants à revivre encore et toujours, dans une réalité lucide qui m’écarte pas à pas du monde actuel….
Au-delà des préoccupations de Mnémosyne, j’ai huit ans aujourd’hui. Je ne ris pas : il manque quelque chose. J’inquiète tout le monde, surtout maman. Je ne pleure pas : ma philosophie ne m’y autorise pas.
Lentement, en fixant maman dans les yeux et en effaçant le reste du monde, je force les coins de ma bouche déjà si sérieuse à se redresser pour adresser à distance ce sourire caché dans les méandres de cette commémoration à l’homme qui m’avait donné la vie il y a quatre-vingts années.
Et maman me rend mon sourire par retour de courrier, des larmes d’émotion plein ses jolis yeux turquoises.

Il y a plusieurs Antiquités, je contemplais pensivement le fond de mon verre d’eau, lorsqu’un groupe de mes amis me bouscula hors de mes réminiscences.
« Alors mon vieux, toujours pilier de bar ? »
J’ai rétorqué d’un ton doux.
« Philosophe de comptoir, Paul. C’est différent. »
Ils étaient partis dans un grand rire pour s’installer à leur table habituelle.
« Tes amis sont des imbéciles. Je ne t’ai jamais vu boire autre chose que de l’eau. »
Anna, douce barmaid caressant un verre à bière de son chiffon humide dardait un regard méprisant sur la meute s’esclaffant.
« Ma belle Slovaque, une foule d’ignares parcourt ce monde ; si on devait tous les haïr, il ne nous resterait guère plus que nous-mêmes à aimer. »
Ma rousse préférée jeta le torchon-éponge et s’accouda à son bar.
« Toi je veux bien, mais ne me demande pas d’aimer ces prochains-ci ! »
Son sourire fait écho sur le fleuve de mes souvenances au rire de Victoire qui me vola le mois dernier ma première bille, celle que mon père m’avait offerte pour mon huit sur dix en dictée.

« Anna. Anna… »
Je répète ton nom huit fois, soupir ayant pour rôle de conjurer les fantômes de mes lendemains : mais quel sera mon devenir, belle Anna ? De quelle postérité puis-je rêver…

Tu es morte il y a huit ans, ma chère Slovaque. Nous nous sommes aimés et puis tu es passée à autre chose, lassée par cette philosophie qui prenait plus de place que toi dans ma tête. A présent, il n’y a de place que pour toi, Anna, il n’y a quasiment plus que du vide.
« Je ne peux pas te changer. Et je ne le veux pas. »
Anna, belle Anna ; tu avais mieux compris que moi la philosophie de comptoir que je m’étais targué d’imaginer et qui a finalement pris le pas sur ma vie…
« Tu as quand même l’obligation de revenir philosopher dans mon bar. »
Et tu me souris, Anna.
C’est le dernier souvenir que j’ai de toi, ma douce rousse. Le trophée d’un être en panique qui vit par substitution dans sa mémoire.

J’ai été obligé d’appeler l’infirmière, cette nuit. Elle est venue immédiatement pour m’aider à me ramasser en bas de mon lit.
« Avez-vous mal, Monsieur Jacques ? »
La douleur me ronge moins que cette haine de mes faiblesses ; je souris à ce bel ange aux cheveux vaporeux en secouant doucement la tête.
« Tout va bien mon petit : juste une étourderie. J’ai glissé sur ma pantoufle en essayant de quitter le lit, c’est tout… »
Mais la petite souris blanche au chignon de blé lâche ne sourit pas et me regarde, suspicieuse tentant de paraître détachée.
« Monsieur Jacques… Vous m’appelez « mon petit » parce que vous ne vous rappelez pas de mon nom ? »
Fuite brutale de mon esprit qui ne supporte pas d’être démasqué ; le bruit de la vitre brisée entre mon être et mon paraître a dû réveiller les voisins.

J’ai huit ans aujourd’hui et j’ai vu maman pleurer silencieusement dans la cuisine, pendant qu’elle préparait mon gâteau. Je sais très bien à qui elle pense : elle se remémore papa et son grand sourire, papa et sa joie de vivre, papa et son doigt dans la crème chantilly, me barbouillant le nez en riant tandis que maman tentait de le gronder.
C’est le premier anniversaire que nous fêtons sans papa.

Altéré, avachi, décati, défoncé, défraichi, délavé, fané, fatigué, flétri, usagé… usé.

« Comment vas-tu, mon vieux ? »
Je lève péniblement mon regard sur Joseph. Le temps non plus ne l’a pas épargné, mais il fait partie des « vieux beaux » ; moi je ne veux être ni l’un ni l’autre.
Je sens un sourire illuminer mes yeux et avant que je puisse les retenir, des mots creux franchissent mes lèvres.
« Tu te souviens ton gros calot vert, Joseph ? Tu veux pas le récupérer aujourd’hui ? Sinon je le joue contre Victoire, tu sais, la fille de mes voisins ! »
La pitié dans les yeux de mon ami, reflet de ma déchéance, me blesse plus encore que cette échappée de mon corps qui n’en fait qu’à sa tête. Il saisit ma main et la presse convulsivement, retenant ses pleurs.
Ça va aller mon vieux, t’inquiètes… »
Mais je sais bien que c’est plus pour éteindre la peur de mourir que j’ai éveillée en lui que pour me rassurer.

J’ai dix-huit ans aujourd’hui et Victoire seulement seize. Elle m’énerve, toujours plus intelligente que moi, toujours à répondre à tout ; maman m’a plus ou moins forcé de l’emmener patiner avec moi : il parait que je ne dois pas rester si seul.
Mais si je pars maman, tu seras encore plus seule…
Je grommelle et Victoire est encore plus énervante qu’à son habitude. Elle piaille, saute partout, me colle.
Puis elle tombe, faisant grincer la glace ; je l’aide à se relever et je la tiens, pour la maintenir.
Elle me sourit.

Ma mémoire est une pièce pleine de sourires, trophées de chasse qui ornent le tombeau où s’abîme mon esprit.
« Comment allez-vous aujourd’hui, Monsieur Jacques ? »
J’aurai le tiens aussi, petite souris blonde. Je prends le temps pour ménager mon effet et ma langue.
« Très bien, Marie. Et vous ? »
Mon petit, ton sourire heureusement surpris est le plus beau de ma collection.

J’ai dix-huit ans aujourd’hui et j’ai payé un chocolat chaud à Victoire pour la remettre de ses émotions. Sous la minuscule table du non moins petit bar, nos genoux s’entrechoquent ; le rouge dont le froid a maquillé les joues de Victoire s’accentue, écrin de pourpre dans lequel ses yeux brillent comme l’améthyste de la bague de fiançailles de maman.
Mon ventre se tord.

 

Des jours plus tard, je rentrai dans ce même bar, désœuvré. Je m’assis sans réfléchir, face au bar. Le barman débordé passa une minute la tête derrière une porte répondant au doux patronyme de « privée » et après plusieurs échanges de hurlements une jeune fille en sortit, avec un tablier noué à la taille et un regard morgue qui se posa sur moi et se fracassa sur mon indifférence.
« Qu’est-ce que vous voulez ? »
Je détaillai la nouvelle serveuse. Pas très grande, pas très belle, un peu triste, pas très à sa place.
« Rien du tout. »
Elle grimaça, basculant sa tête vers le barman.
« Alors vous sortez. Il faut consommer, ici.
- Je ne sortirai qu’avec vous. Vous n’êtes pas heureuse dans ce bar. »
La serveuse laissa tomber son air rebelle et me contempla, stupéfaite. Nous restâmes ainsi jusqu’à ce que le barman la bouscule.
« Je t’ai pas engagée pour rêver, Anna ! Et vous, soit vous consommez, soit vous partez ! »
Je ne bougeai pas d’un cil tandis qu’Anna retirait son tablier en me fixant et le lançait au visage de son patron. Puis elle sauta sur le bar et je lui offris obligeamment ma main pour en descendre. Avec la grâce d’une reine, Anna rejeta ses cheveux roux en arrière et sauta du comptoir sous le regard médusé de son ancien employeur.
« A part mettre les autres au chômage, vous faites quoi dans la vie ? »
Je lui tins la porte pour qu’elle sorte, sans un coup d’œil en arrière.
« Je suis philosophe de comptoir. »
Elle noua son écharpe en deux grands gestes aussi violents que l’étoffe était douce.
« Et ça consiste en quoi ? »
Je lui tournai le dos en haussant les épaules et commençai à partir.
« Je ne sais pas, Anna. Je cherche encore. Peut-être à aider les gens comme toi ? »
Anna ne me suivit pas.
 

J’ai dix-huit ans aujourd’hui et Victoire m’a déniaisé.
Je ne me souvins pas comment ça s’est passé : par étourderie, sûrement, une distraction en entraînant une autre. J’ai tenté de m’esquiver, paniqué, mais Victoire n’a pas voulu retenir les griffes de sa patte et ne s’est pas lassée de jouer avec la souris affolée que j’étais.
Jusqu’à la semaine prochaine. Abandon dans lequel tu m’as rejeté, Victoire, souffrance de celui qui se sait délaissé sans en obtenir les raisons. Tu m’ignoras une semaine puis tu disparus de ma vie, gardant dans ton exode la bille de mon père que tu n’as jamais voulu me rendre.

Je me réveille en sursaut, sans savoir où je suis. Le noir m’oppresse et je cherche péniblement ma mémoire. Où suis-je ? Le jour se fait sous mon crâne mais pas sous mes yeux, après une recherche infinie. Dans mon lit, tout simplement dans mon lit.
L’angoisse soulevée par le cauchemar que je viens de faire ne s’atténue pas ; j’aimerais ouvrir les volets mais je ne parviens pas à quitter mon lit, j’ai un poids sur la poitrine. Mon ventre me fait mal ; je me souviens de mon rêve. Les larmes coulent sur mes joues sans qu’il n’y ait personne pour les sécher.
Tu étais là, papa.
J’avais huit ans et tu étais là. Tu me regardais, fier de moi. Et puis les larmes ont commencé à couler de mes yeux sans que je comprenne pourquoi. Avec une horreur immonde, les mots se sont imposés à mon esprit.
« Tu es mort, papa. Tu ne peux pas être là, n’est-ce pas ? »
Tu m’as souri tristement papa, sans t’avancer vers moi pour me prendre dans tes bras et me réconforter.
Et j’ai pleuré le jour de mes huit ans, devant le fantôme de ce qui aurait dû être.

J’ai oublié le jour de la mort de maman. Maman qui s’angoissait sans cesse de ma fuite des réalités…
« Encore ta foutue philosophie ! Elle ne te fera pas vivre, mon chéri… »
Mais j’avais réalisé que vivre, ce n’était pas faire ce qu’on attendait de moi, ma belle maman. Non maman, j’ai dédié mon devenir à l’inattention, à la distraction, la négligence : de bien plus belles choses en naissent. Lundi, si Marie la petite souris le veut bien, je t’achèterai un bouquet de lys blancs, maman.
Je n’ai pas oublié qu’elles étaient tes fleurs préférées.

« Aidez-moi à me lever, mon petit. »
Depuis qu’elle sait que je me rappelle de son nom, Marie me force à jouer au memory avec elle à longueur de temps. Avec diligence elle s’exécute ; j’ai honte de la forcer à toucher cette décrépitude qu’est mon corps. Je la raccompagne jusqu’à ma porte et elle gratifie ma vieille joue fripée par les rasages quotidiens d’un baiser.
« A demain, Monsieur Jacques. »
Je ne veux pas passer cette nuit, maman…

Je savais que tu réussirais, Anna. Je suis rentré dans ton bar le sourire au cœur et tu m’as accueilli en faisant semblant de ne pas me reconnaître.
« Que désirez-vous, Monsieur ? »
Je me suis assis sur un de tes tabourets branlants.
« Un verre d’eau, s’il vous plait. »
Tu as posé ton torchon en maitrisant le rire qui montait dans ta gorge.
« Vous n’êtes pas obligé de consommer, vous savez ? »
Je me suis penché vers toi, comme un conspirateur.
« Alors Anna, tu es heureuse dans ce bar ? »
Tu m’as lancé ton torchon humide dans la figure et tu m’as servi un clin d’œil et un verre d’eau.
« Il est pas si mal ton boulot, monsieur le philosophe de comptoir. »
 

Marie a sonné une huitième fois, anxieuse. Puis cette petite souris a défoncé la porte et son épaule de son poids plume. L’odeur de gaz l’a guidée vers la cuisine ; je m’étais couché par terre pour ma dernière nuit. Je vois dans ma semi-inconscience le visage de ma petite Marie penché sur moi, des larmes plein ses rides d’inquiétude. Puis un noir satisfaisant s’empare de mon esprit.

Le gris partout ; il facilite la fredaine dans laquelle ma tête s’enfonce toujours plus alors que je m’efforce de la garder à la surface, le nez en l’air.
« Bonjour, Monsieur Jacques. »
Je ne fais même plus l’effort de ne pas avoir l’air fatigué lorsque je lui réponds.
« Bonjour Marie. »
Compassion immonde qui fait dégouliner de pitié cette voix qui me soigne chaque jour sans que je m’en souvienne.
« Ça fait huit mois que Marie ne s’occupe plus de vous, Monsieur Jacques. Vous êtes chez nous maintenant. »
Chez nous… Je ne réponds pas et je ferme les yeux d’un air las. C’est la seule chose qu’il me reste à faire dans ce mouroir.

Je me tiens au lavabo pour ne pas tomber alors que je scrute le miroir, avide de réponses à ces questions que le ver dans ma tête n’arrête pas de me poser.
Quand est-ce, mon anniversaire ?
Depuis quand je me néglige autant ?
Qui est Anna ?
Quand cette déchéance a-t-elle bien pu débuter…
Dans un sursaut de lutte, mes jambes tremblent pour essayer de maintenir le poids de mon corps debout ; mais mes allumettes, bâtons d’eskimos fondus, sont trop frêles.
Le bruit attire la voix qui remplace Marie pour mon corps mais pas mon esprit.

« Tu vois, mon grand, dans la vie, il ne faut pas que tu te casse trop la tête, sinon tu la perdras vite, crois-moi ! Il vaut mieux parfois savourer le fait d’exister accoudé à un comptoir ou allongé dans l’herbe sous un ciel d’étoiles… »
J’ai un peu froid, alors papa me prend dans ses bras en m’entourant de son manteau. Puis on s’allonge et son doigt se lève, souverain des différentes constellations qu’il pointe, me contant leur histoire. Mais moi, je le regarde et c’est dans ses yeux que je trouve les étoiles de mon avenir.

« Vous vous êtes cassé le col du fémur droit lors de votre chute, Monsieur Jacques. Vu votre âge, je crains que la rééducation à la marche vous fatigue plus qu’autre chose… »
Il cesse de lire sa fiche et me jette un regard vide.
« Vous avez des questions ? »
Stoïque, je le fixe, espérant qu’il comprenne mon subtil appel à l’aide. Devant mon silence suppliant il me salue rapidement de la tête et sort de la pièce, gêné.
Je suis sûr qu’il a compris que je veux mourir.

J’ai quatre-vingts ans aujourd’hui et mon corps me trahit. Je n’ai plus d’hier, ma mémoire-gruyère me les a tous pris. Je n’ai pas de demain, la douleur et la solitude les éloignent de ma main tremblante. Je vis à grand peine des aujourd’hui dont je n’ai pas envie. Ne me reste que ma philosophie idiote, celle qui a rythmé ma vie depuis que mon père a perdu la sienne.
Je m’en contenterai.
 

~Bezuth