Tôt ou tard

Il est tard et très tôt à la fois, étendu au sol je ne parviens pas à fermer l’œil malgré la fatigue, comme chaque soir. Je ne dors pas et mes pensées s’envolent vers un ailleurs inconnu, un monde que j’imagine sur une autre Terre, un autre continent. Je rêve de ta vie, terrien de l’autre monde, le nouveau et l’ancien main dans la main pour appauvrir le mien encore plus qu’il ne l’est déjà.

Comment pourrait-elle être ? Sage, tranquille, paisible ? Sombre, triste, pénible ? Je ne peux que projeter ce que je vis sur d’autres visages, d’autres corps usés. Usés par quoi ? Toi aussi, tu dois brûler tes mains dans les bains de teinture ? Toi aussi, tu dois courber ton dos sur de vétustes machines ? Toi aussi, tu dois rêver à des ailleurs meilleurs lorsque, fané par la vie tu ne parviens même plus à dormir ? Qu’elle doit être angoissante, ton existence, humain d’une autre planète ! Sais-tu de quoi sera constitué le lendemain ? Moi, je n’ai pas besoin de le deviner, chacun de mes jours sera semblable au dernier : teindre, coudre, rêver.

 

Il est tard et très tôt à la fois, étendu au sol je dessine sur mon plafond ton monde du bout de mon doigt. Je ne dors pas et mon imagination s’envole vers toi. Tu as l’air heureux, habitant de ces pays dont j’ai seulement entendu parler. L’air seulement, car tu existes dans ma tête et que mon cœur ne sait pas ce qu’est le bonheur.

Mon corps sait sourire comme il vit, mais tu dis que nous n’avons pas les mêmes valeurs. J’entends des légendes sur ton pays, grand riche de l’autre côté du monde. Il paraît que ton bonheur, tu dois pouvoir le toucher pour le voir : il te faut du papier inutile dans le sac de cuir que tu rentres dans les poches que je couds sur tes pantalons. Il te faut une belle caisse qui roule bien ; tu la savonnes d’ailleurs chaque semaine. Moi des caisses, j’en reçois des centaines par jour, toujours plus emplies de ces tissus qu’on doit changer de couleurs chimiques. Il te faut des sandales étouffantes avec une marque ; j’en ai des milliards de marques dans mon atelier, laquelle veux-tu que je fasse sur tes chaussures ? Moi je n’emprisonne pas mes pieds dans tes sandales fermées, ils touchent la terre nourricière que mes pères ont labourée.

Pourquoi ne puis-je plus la cultiver ?

Quand j’étais jeune homme, être d’une autre humanité, j’ai été à l’école, avec une de tes semblables. Elle nous disait de rester avec elle, de ne pas nous laisser exploiter par les entreprises qui ne nous payent que deux takas la journée. Mais j’avais vu le nom inscrit en bas de ton pull, enfant de l’autre monde ; ma sœur a brodé mille fois le même sur des étoffes destinées à ton lointain pays.

Le lendemain, c’était mon premier jour à l’atelier.

 

Il est tard et très tôt à la fois, étendu au sol, je laisse mon esprit quitter mon corps brisé. Il s’envole jusqu’au-dessus des airs, au-dessus des oiseaux, il s’envole et rencontre le tien.

Il s’étonne ; toi aussi tu peux mourir, étranger de la Terre ? Alors tu es comme moi !

Ton esprit s’approche, hésitant : j’ai l’impression que la vue de mon propre esprit le répugne. As-tu honte de moi, esprit du consommateur ? As-tu honte de celui qui a passé son éternité à s’abimer dans les usines que tu as construites ? As-tu honte des vêtements que tu portes comme tu as honte de celui qui a saigné pour qu’ils te parviennent ?

Oui, tu as honte de moi.

Tu as raison, habitant de l’autre monde. Tu as raison d’avoir honte de ce que tu as fait.

Mais c’est trop tard.

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 31/07/2016

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