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Veuvage

Je suis quelqu’un de très discret. La preuve en est : en deux ans, il ne m’a remarquée qu’hier seulement. J’avoue m’être collée à lui par amour. Ses manières, sa façon de s’habiller, mais aussi, et surtout, sa voix m’ont fait craquer. Non que ce soit mon genre de m’enticher d’un homme ! Celui-là avait juste un petit plus, quelque chose de particulier qui a fait fondre mes réticences. J’ai eu peur qu’il ne me rejette. Je me suis réfugiée dans une sorte de carapace protectrice, de laquelle j’avais une vision atténuée du reste du monde. J’avais honte de ce que je semblais être.

Petit à petit, j’ai vaincu ma timidité. Je ne pouvais pas supporter d’être éloignée de lui. J’ai donc rompu les fils de mon cocon. Je me suis agrippée à lui, toujours cachée. Voulais-je cela ? Rester dans son ombre des années durant ? Peut-être… Je pense que j’aurais souffert également de rester ignorée.

 

Au tout début de ma traque, il s’était mis en tête de sortir avec une autre jeune fille. Elle était jolie, certes. Il aurait pu l’épouser. L’idée me rendait malade. Après une semaine d’amour courtois, il l’a enfin invitée chez lui. J’avais envie de mourir. Blonde, le teint pâle, les lèvres de Blanche-Neige. Tout le contraire de moi, pauvre petite chose misérable qui n’appartenait même pas à leur monde.

Cette nuit-là, ils ont dormi dans le même lit. Le lendemain, lorsqu’il s’est éveillé, elle était déjà froide. Sa réaction m’a fort plu. Un mélange de dégoût et de peur devant le visage congestionné. Du rejet. Celui qu’il me destine à présent.

On dit que ma morsure est venimeuse, mais je connais des langues de vipères pires que moi. Elle aurait dû savoir que rien n’est plus dangereux qu’une femme jalouse.

Et jalouse, je l’étais, de toutes ces filles frivoles dans les rues qui osaient exhiber leurs longues pattes sans risquer la moindre critique.

Sandra – je crois que c’est ainsi qu’il l’a nommée en la secouant avant de comprendre que, malheureusement, elle ne se réveillerait plus jamais – a été en quelque sorte mon bouc-émissaire, catalyseur de ma haine envers ses semblables.

Il a été très éprouvé par l’arrivée de la police, l’enquête et tout ce qui s’ensuivit.

Curieusement, on ne m’a posé aucune question. Comme si je n’existais pas. Cela m’a outré au possible. J’étais presque prête à avouer, à leur hurler à la face mes actes, juste pour leur prouver que j’en étais capable. Mais je me suis retenue juste à temps. Comment aurait-il réagi s’il avait su que j’étais la principale instigatrice de son malheur soudain ? Bien que, d’un certain point de vue, la faute ne reposait que sur le cadavre roide que l’on avait descendu couvert d’un drap plus blanc que l’intégrité de la victime. Je n’avais pas envie d’être séparée de lui, surtout après tant de sacrifices.

Je me suis donc tue. Blottie dans un minuscule cagibi pour ne pas déranger, j’ai observé l’incessant va-et-vient qui dura des heures.

La nuit venue, le calme avec, je me suis faufilée dans sa chambre et je l’ai regardé dormir, me jurant de ne jamais plus le quitter.

Je n’ai pas une très bonne vue, mais je connais ses traits par cœur à force de les parcourir. J’aime particulièrement ses oreilles. D’aucuns diraient qu’elles sont larges et décollées, mais pour moi elles sont parfaites. Elles m’inspirent une sereine impression de protection.

 

Il m’a vue pour la première fois avant-hier, donc. J’ai eu conscience de son dégoût mal dissimulé, mais celui-ci a finalement laissé sa place à une curiosité sans bornes à mon égard. Je n’avais pas fait très attention, ce jour-là. J’étais assoupie, tranquillisée par la petite routine dans laquelle nous nous étions enfermés. Il m’a secouée un peu trop violemment et je suis tombée, extrêmement surprise. J’aurais presque montré les crocs.

Il m’a placée sur la table de la cuisine et il s’est assis. J’étais gênée, je ne savais pas où me mettre. Comment lui avouer que j’étais là depuis le début ? Ce que je ressentais ?

Au bout de quelques temps, il s’est levé. Je l’ai entendu fourailler dans la pièce d’à côté, murmurant des noms étranges que je n’arrivais pas à saisir. Enfin il est revenu, suffocant sous le poids d’un lourd volume.

Il feuilleta pendant quelques secondes l’épais bouquin puis se leva de nouveau, repoussant sa chaise. Le livre resta sur la table, en équilibre sur sa tranche, ouvert sur des pages emplies de couleurs.

Ma vue trop mauvaise me força à me pencher au-dessus des caractères brouillés. Il vit immédiatement que j’avais bougé. Ses mains tremblèrent. Il m’obligea à abandonner ma lecture, me chassant à coups de torchon, puis referma violemment le traité. J’avais tout juste eu le temps de lire deux mots vaguement latins. Lactrocestus nactans.

J’ai subitement retrouvé l’usage de mes jambes. J’ai honte de le dire, mais je me suis enfuie. Me dirigeant vers la pièce qui m’apparaissait alors comme la plus accueillante, je me suis dissimulée sous le lit, cachette puérile mais efficace. Il a retourné la maison sans me trouver, restant fébrile toute la journée. Le soir enfin, il s’est tranquillisé. Il a soigneusement inspecté sa chambre avant de s’installer, mais, noir sur noir, ce n’est pas évident. Je ne suis sortie à pas de velours qu’en entendant ces grondements caverneux que l’on pourrait qualifier de ronflements. C’est ce qu’il dit, comme excuse, aux autres : « J’ai mal dormi, c’est parce que je ronfle. »

Mais en fait de ronflements, je trouve que cela correspondrait plus aux grognements d’un fauve, même s’il n’a rien d’imposant. Bien sûr, il me dépasse de plusieurs centimètres, mais enfin… il a une constitution plutôt fragile et n’a rien d’un chasseur.

Pourtant… Oui, on pourrait dire que je serais sa lionne, si seulement il le permettait... Je paralyserais mes proies pour les lui rapporter, les déposer à ses pieds. Il serait mon roi. Je le choierais comme je n’ai jamais chouchouté mes propres enfants. Mais on ne peut pas le comparer à ma progéniture, qui est multiple, même pour mon âge. Lui, il est unique.

 

C’est une semaine plus tard qu’il s’est décidé à m’éliminer. Il a surpris quelques unes des toiles que je me prenais à faire lors de petits temps de repos. J’ai toujours été une artiste dans l’âme. Je pense qu’il espérait que je fusse partie pour de bon. Mais je m’accrochais encore désespérément à un semblant d’espoir.

Je ne sais pas ce qu’il pensait obtenir avec cette bombe insecticide. Le gaz monte, c’est bien connu. Je me suis glissée sous un meuble, hors d’atteinte. J’ai subi toutes les attaques chimiques. Fumigènes, poisons, colles…

Le seul venin qui puisse m’achever n’est autre que l’amour. L’amour est un arsenic. Il ronge de l’intérieur, petit à petit. Il vous offre des moments de joie intense, aussitôt suivis par des abîmes profonds de désespoir. Il vous laisse le supplier en rampant par terre, pour vous abandonner ensuite à votre triste sort, vous ôtant le dernier plaisir d’une fin honorable. Et vous dépérissez, seule, emprisonnée dans votre honte, pour finalement cesser de vivre.

 

J’ai décidé de devancer cette progression logique. Ce ne sera pas moi la victime. J’ai horreur de m’humilier.

Je suis rentrée dans sa chambre, encore une fois. On a raison de situer toutes les actions majeures d’un roman dans cette pièce. C’est ici que se déroulent les dénouements. Comiques, romanesques, lyriques,… tragiques. Je vais mettre un point final à cette histoire.

Il est affalé sur sa couche. Il me ferait presque pitié. Mais ce n’est pas moi la victime. Après tout… c’est dans ma nature de tuer ceux qui pourraient me rendre heureuse. Et on ne peut lutter contre son essence, non ?

Je sais où je vais le mordre. Derrière son oreille gauche. Elle est un peu moins décollée que l’autre. Le légiste ne le découvrira pas tout de suite. Et je serais seule, au calme dans ce grand appartement vide.

Ma reptation me paraît affreusement longue. J’ai peur qu’il fasse un mouvement brusque qui m’enverrait valser dans les airs – ce qui me tuerait aussi sûrement qu’une gifle – ou, pire, qu’il se réveille et s’aperçoive de ma présence.

Mais rien de tout cela. Je finis sans dérangement mon ascension.

 

Il avait l’air étrangement tourmenté, ces temps-ci. Ses traits se sont un peu plus creusés et je peux compter les rides nouvelles qui sont apparues. Mon action servira au moins à cela : lui offrir le repos et la sérénité.

C’est idiot ; j’hésite au dernier moment, le plus fatidique.

Puis j’aperçois ses mains crispées sur un objet qui déclenche ma haine la plus totale. Le foulard de Sandra.

Un détail attire mon regard. Le motif brodé sur la pièce de tissu représente une araignée toute en finesse, noire. Avec un petit sablier rouge sur l’abdomen. J’en ai presque les larmes aux yeux. Et je le tue.

 

Ils ont emporté son corps une semaine plus tard. Il ne sentait pas, je l’avais parfaitement momifié.

J’ai d’ailleurs profité de ce laps de temps pour re-décorer entièrement l’appartement. Tout en voiles légers, il me convient mieux.

Il correspond tout à fait à ma condition de veuve noire.

 

~Bezuth