L'esprit noyé dans des brumes de violences, Anne ouvrit les yeux. Il était là.
— C'est un bel agneau que tu m'as trouvé là, Anne.
Confuse, Anne laissa glisser son regard sur l'homme debout face à elle, torse nu. Elle ne put retenir un frisson devant les trois paires d'yeux violets qui la fixaient, cillant à tour de rôle.
— Éros.. Je ne comprends pas. Un agneau ?
Éros caressa son nez busqué d'un doigt, arborant un sourire qui flirtait avec sa dernière paire d'yeux.
— Allons, Anne. Tu ne te souviens pas du marché que nous avons passé ?
Mal-à-l'aise, Anne reporta son attention sur ses ailes noires, ignorant les six yeux posés sur elle.
— Vous aviez promis de me laisser en paix si je trouvais quelqu'un à aimer.
— Oh, Anne...
En l'espace d'une fraction de seconde, Éros se retrouva juste devant elle, l'écrasant de toute sa stature. Il posa un doigt sur le tatouage qu'il avait inscrit dix ans plus tôt ; une décharge indéfinissable parcourut le corps d'Anne tandis qu'il chuchotait dans son oreille.
— Je voulais un sacrifice, mon amour. Quelqu'un pour te remplacer. Et cette jeune femme, avec tout son malheur, et ses émotions, et son empathie... Elle est délicieuse.
La violence de la révélation lui coupa le souffle.
— Non...
Éros posa ses lèvres sur l’œil violet à la base de son cou.
— Si. Lorsque je ferme les yeux... C'est elle que je vois à présent.
— Non !
Elle le repoussa d'une main, ce qui ne le fit bouger que d'une poignée de centimètres.
— Je ne veux pas qu'elle prenne ma place !
Il s'empara de ses mains et la contraignit à rester près de lui.
— Allons, Anne ! Crois-tu que les décisions t'appartiennent ? Soit ! Voilà le choix qu'il te reste : convainc Marie de venir à moi de son plein gré, et tu seras libre. Sinon, vous serez à moi toutes les deux.
Son sourire dévoila ses dents pointues. Ses yeux étaient tous les six grand ouverts et disséquaient Anne, au bord du gouffre.
— Anne !
Elle se tourna vers l'origine de la voix, croyant y reconnaître Marie. Celle-ci déboula dans la grotte sombre, les yeux écarquillés par la peur et se réfugia dans ses bras, sans prêter attention à Éros
— Ils me suivent, Anne ! Les oiseaux étaient dans ma chambre !
Une bouffée de haine monta en Anne tandis qu'elle serrait contre elle le corps tremblant de Marie. Elle leva la tête vers Éros, enfin capable de le regarder dans les yeux.
— Pourquoi faites-vous cela ? Pourquoi moi ?
L'expression sur le visage du démon changea subtilement ; il apparut presque bienveillant.
— Oh, mon amour ! Tu poses enfin la bonne question.
— E... Erèbe ?
Le souffle coupé, le démon ne répondit pas immédiatement. D'un coup, il parut moins grand, moins musclé, moins sombre.
— Tu... tu te souviens de moi ?
Lentement, Marie se détacha des bras d'Anne et se tourna vers l'être ailé. Sa main caressa avec délicatesse les plumes de ses ailes qui s'irisèrent discrètement à son contact.
— Bien sûr. Où étais-tu passé ?
Le démon ne répondit pas, deux de ses paires d'yeux fermées tandis que la dernière dévorait le visage de Marie.
— Une seconde. Je croyais que tu t'appelais Éros ?
Il ne prit pas la peine de répondre, tout aux caresses d'Anne.
— J'aurais dû faire le lien plus tôt. Tu as devant toi le dieu primordial, né du Chaos. Éros, Erèbe, Nyx, Tartare et Gaïa, tous enfermés dans un seul corps. Chacun de ses esprits entre en résonance une fois par siècle avec l'âme d'un humain, et il n'a de cesse que de se l'approprier. Du moins c'est ce qu'Erèbe m'avait expliqué, il y a quinze ans. Toute ma vie... oh, toute ma vie, Anne, je me suis demandée en quoi je méritais de vivre. Et la nuit où j'ai tenté de me suicider... Il m'a sauvée.
Anne secoua la tête, pétrie d'incompréhension.
— Mais... pourquoi ne t'a-t-il pas reconnue alors ?
Anne frôla la joue du dieu d'un doigt, évitant ses paupières.
— Erèbe ne voulait pas que les autres s'intéressent à moi. Les autres peuvent être... cruels. Comme Éros te forçant à lui trouver un sacrifice.
— Et si ces personnalités entrent en résonance avec les âmes humaines...
Elle s'arrêta un instant, le temps de se rappeler que Marie avait eu la patience de prêter foi à ses propres élucubrations.
— Si c'est bien le cas, pourquoi moi ?
— Parce que tu es incapable d'aimer.
Marie laissa échapper un cri de douleur alors que le dieu enfonçait brusquement ses serres dans ses épaules.
— Regarde-toi, Anne ! Ose me dire que tu ressens autre chose qu'un désir de possession, uniquement parce que tu pensais qu'elle te sauverait de moi !
Il enfonça ses griffes un peu plus. Marie tenta de retenir un hurlement, qui passa tout de même le barrage de ses lèvres lorsqu'il la força à s'agenouiller devant lui.
— Regarde-toi, Anne ! Tu sais que j'ai raison, tu sais que tu ne vaux pas mieux que moi ! Oui, regarde-toi...
Vidée de toute substance, Anne s'assit en tailleur à même le sol. Cette situation était tellement irréelle, tellement absurde... qu'elle ne parvenait à ressentir autre chose qu'une sérénité profonde.
— Je n'ai jamais prétendu valoir plus que toi, Éros
Les larmes aux yeux, Éros transperça Marie, qui perdit conscience. Il relâcha sa prise et la jeune femme glissa au sol.
— Alors pourquoi ne veux-tu pas m'aimer ?
Avec calme, Anne se leva pour faire face au dieu fou.
— Peut-être parce que tu n'es qu'une brute ?
Elle avança d'un autre pas, le doigt pointé en avant.
— Parce que le seul moyen de communication que tu connais est le chantage ?
Éros lui paraissait vraiment moins impressionnant, tout d'un coup.
— Et, par-dessus tout, parce qu'on ne peut pas forcer l'affection d'une personne ?
Elle enfonça son doigt dans la poitrine du dieu ailé, le faisant reculer par petits à-coups.
— Non, crois-moi, les gens comme nous ne méritent pas d'être aimés.
Devant l'absence d'oreille de l'être, elle agrippa son aile pour le forcer à regarder Marie, étendue à terre.
— Et les gens comme elle ne méritent pas qu'on les blesse.
Détournant son attention d’Éros, Anne se dirigea vers son amie et la hissa sur son épaule sans se soucier du sang qui dégouttait sur ses cheveux.
— À bon entendeur, salut !