Je me reposais, incapable de faire un pas de plus vers ma fin, lorsqu’un crissement me fit ouvrir les yeux. Au cœur de la nuit, deux obsidiennes brillaient au-dessus de moi. Un lapin dodu les accompagnait. Je me redressai avec un soupir.
— Jodrick… Tu es venu me ramener mes affaires ?
Un claquement sec retentit et aussitôt le feu rugit, dévorant le bois que Jodrick avait rassemblé. Les flammes animèrent ses yeux, apportant une touche proche de l’herbe fraiche dans le vert mousse de ses pupilles.
— Jodrick ? Pourquoi me suis-tu ?
Il me fit face avec plus de vivacité que je ne l’en soupçonnais.
— Je vous l’ai dit, je veux être votre apprenti.
— Je n’ai pas d’apprenti, Jodrick. Je n’en suis pas digne. Tu devrais rentrer chez toi. Demain, tout sera fini.
L’enfant s’affaira autour de la viande, me dissimulant la vérité cachée dans son regard.
— Je n’ai pas de chez moi, Seigneur Occien. Ma mère et moi, on a été chassés de village en village, à cause que ma mère avait eu un accident. Ils l’appelaient « gueule de travers » et ils nous jetaient des pierres pour être sûrs qu’on reviendrait pas. J’ai appris très rapidement à me débrouiller seul. Surtout quand ma mère est morte.
Je respectai le silence de ce jeune être brisé par un monde que j’allais détruire. Sans un bruit, il me tendit un morceau de viande cuit à point ; nous mangeâmes de concert, l’homme et l’enfant. Enfin, il quitta son mutisme.
— Vous m’avez pas répondu, la première fois. Qui abandonnerait un titre de Seigneur de Guerre et la richesse ?
Je m’allongeai à même le sol, le regard perdu dans cette mer d’étoiles qui perçaient le ciel de leur éclat.
— Un homme à qui la paix a été promise. Mais une paix construite sur la souffrance de milliers d’autres, une paix réservée à une poignée d’élus. Lorsque j’ai ouvert les yeux sur ce fait, j’ai refusé les terres que le Maître m’avait offertes. J’ai refusé de porter plus longtemps ce titre dont il m’avait glorifié.
Mon regard se posa sur l’épée qui luisait sagement, reflétant les braises du feu mourant.
— Et maintenant, il ne me reste plus qu’une promesse à tenir.
J’inspirai profondément face aux deux immenses portes du palais que Sywan avait érigé au centre du Royaume Caelifer, à l’instar de la maison du mestre de Doucri. Les soldats furent faciles à vaincre, de jeunes recrues en cours de formation. Le Maître ne dépendait d’aucun homme pour assurer sa protection…
Je traversai le château avec aisance, ponctuant mon chemin d’une traînée sanglante, cicatrice ouverte sur ma vie et les actes qui la composaient. Enfin, je poussai les portes de la salle du trône. Les rumeurs disaient vrai : les murs, le plafond, le sol, tous d’or pur, alors que de l’autre côté de ces murailles, le peuple crevait de misère. Je m’engouffrai dans le long couloir central menant au trône sur lequel une silhouette familière siégeait fièrement, flanqué d’un fauteuil plus modeste et occupé par une ombre évaporée.
— Occien ! Le Seigneur de Guerre qui refuse son titre, solitaire et amer ! Le meilleur de mes soldats et le pire des déserteurs.
J’avançais, laissant la pointe de l’épée érafler le sol. Je découvrais au fur et à mesure de majestueuses fresques relatant les exploits de Sywan, esquissées à l’aide d’innombrables pierres précieuses.
Enfin, je fis face à mes erreurs.
— Sywan, Maître du Royaume Caelifer… Ces quinze dernières années t’ont révélé.
— Ami de toujours… Ce n’est pas le temps qui m’a changé : c’est toi qui m’as rendu comme ceci.
— Je ne parle pas de changement... tu étais déjà ainsi. Le Trou des Damnés m’a ouvert les yeux. Connais-tu la légende de ce gouffre, Sywan ?
Incapable de comprendre le cheminement de mes pensées, Sywan fronça les sourcils.
— La légende de Dioré, rendue folle par la douleur de voir son époux et ses enfants se combattre et précipitant les responsables de cette guerre, les Hommes, dans le Royaume Terrestre par une énorme porte creusée à l’aide de son poing. Le dieu-forge, dans son dernier souffle, y aurait jeté sa progéniture pour sceller le passage et ainsi séparer le monde des dieux et celui des hommes… C’était une des histoires favorites de la vieille Griezel.
— Non, Sywan. Je ne parle pas de ce mythe. Je parle de quatre enfants, trois vivants, deux terrifiés, un mort. Je parle de la brume recouvrant le monde, nous isolant de tout. Je parle de cette horreur poisseuse qui ne m’a pas quitté depuis quinze ans. Je parle du premier sang que tu as versé. Je parle de la naissance d’un monstre.
Le Maître du Royaume Caelifer éclata d’un rire plus pur que le tintement d’un cristal tombant sur un sol d’or et se tourna vers son épouse, figée dans la même expression de stupeur silencieuse depuis quinze ans.
— Entends-tu ça, ma douce Elya ? Occien, le plus impétueux des lâches, me traitant de monstre !
— Ce n’est pas toi que je qualifie de monstre.
— Pardon ?
Je relevai la tête, la détermination embrasant mon regard.
— Le monstre, né des ténèbres du Trou des Damnés, c’est moi !
Je levai l’épée à deux mains, prêt à baptiser cette histoire de notre sang.
— J’aurais dû t’en empêcher ! J’aurais dû t’arrêter !
La lame s’abaissa dans une lenteur exquise.
— Jamais elles n’auraient dû mourir.
La garde trembla entre mes mains alors que l’arme rencontrait les frêles os d’Elya qui s’était portée à sa rencontre, protégeant son époux de son corps. Elya, divinité née de la terre pour le plaisir de deux enfants, pour la compétition de deux amis… L’air absent, elle observait le sang gouttant de son épaule, les entrelacs sombres se dessinant à mesure que sa robe immaculée s’en imbibait, l’éclat vermeil du métal fiché dans son corps. Sans hâte, ses yeux aux reflets plus riches que l’humus de cette forêt où nous aimions badiner jadis s’élevèrent jusqu’à croiser les miens, imperturbables.
Je recueillis son dernier sourire sans aucun ébranlement de mon âme.
Sywan se dressa en un bond et s’élança vers son épée ; j’interceptai son geste de la pointe de ma lame, épinglant son poignet au mur d’or serti de pierreries. Ma main enserra sa gorge, le forçant à me faire face. Malgré sa situation, Sywan conservait un rictus cynique.
— Ainsi, nous en sommes toujours là, Occien ? Deux enfants se chamaillant pour les faveurs d’une dame… et puisque tu ne pouvais l’avoir, tu l’as tuée !
— Je l’ai libérée de ton emprise. Elle était déjà morte, morte depuis quinze ans ! Morte dans ce Trou avec Analiope.
Il me cracha au visage avec hargne.
— Rien de tout cela ne se serait déroulé si tu ne m'avais pas forcé à mettre les pieds dans cette forêt maudite !
Stoïque, j’acquiesçai.
— Je sais. Mais un ami de toujours m’a confié que les légendes s’écrivent dans le sang. Et j’ai une promesse à accomplir.
Dans l’éclair de panique qui fusa dans ses yeux écarquillés, je revis le ciel de notre enfance, ce lourd ciel d’été sans nuage sous lequel notre histoire avait basculé vers la légende sanglante du Maître du Royaume Caelifer et du Seigneur de Guerre renégat, ce ciel qui m’avait vu naître monstre. Ce ciel qui aurait dû assister à ma mort.
Mon regard croisa celui du monstre dans le reflet que le mur d’or me renvoyait, à côté du cadavre cloué par l’épée. J’essuyai d’un revers de main le sang coulant sur mon visage ; le monstre était toujours là, au plus profond de mon âme. Je me détournai du corps de Sywan pour me pencher sur celui, diaphane, d’Elya. La mort l’avait magnifiée, la rendant à ce Royaume qui n’était pas celui des Hommes. Nous aurait-elle conduits au Trou des Damnés, quinze ans auparavant, si je n’avais pas poussé Sywan et ses yeux délicats à pénétrer dans la touffeur de la forêt ? Serions-nous tous tombés sous les coups des barbares qui avaient écumé le Royaume Caelifer ?
Après une ultime caresse, j’abandonnai mes amis et l’épée et quittai ce nouveau monde où les monstres ne régnaient plus.
Le Seigneur de Guerre renégat s’esquiva hors de la salle du trône, ses épaules encore plus basses que lorsqu’il supportait le fardeau de son passé. Après un instant de silence, l’enfant émergea de sa cachette et s’approcha du Maître du Royaume Caelifer déchu pour s’emparer de la couronne ceignant son front. Il sursauta lorsque les yeux limpides s’ouvrirent et fixèrent les siens.
— Toi…
Le souffle d’horreur lui ôta sa vitalité restante et le regard du Maître devint vitreux.
Avec un sourire, le garçon le délesta de sa couronne et la posa sur sa propre tête, avant de s’installer confortablement sur le trône du Royaume Caelifer.
Son regard d’un vert profond reflétait les teintes brumeuses d’une forêt dissimulant le sang d’une légende.
Jodrick, fils d’Analiope à la gueule de travers, éclata de rire.