Le sang des Légendes

Après un craquement humide, la lueur tremblotante de l’allumette éclaira les quatre visages déformés par la peur. Il leva les yeux de sa flamme pour regarder, un à un, ses compagnons. Le feu lui brûla les doigts, et ils replongèrent dans l’angoisse obscure du Trou des Damnés.

 

Je me souviendrai toute ma vie de cette nuit. Ce fut le commencement de notre histoire. Une histoire digne des légendes.

J’ai grandi dans un petit village poussiéreux pompeusement dénommé Doucri, en hommage au mythe de son érection. D’après Griezel, la doyenne du village, le dieu-forge Ascor, fatigué d’errer à travers les fabuleux champs du Royaume Caelifer, hurla sa frustration vers la terre, et de la terre émergea alors son repos. Ce serait donc au centre de mon village, là où s’élève la maison du mestre, que le dieu-forge passa sa dernière nuit sur le Royaume Caelifer, avant d’aller combattre ses propres enfants menaçant les Hommes.

J’adorais écouter les histoires de la vieille Griezel lorsque j’étais enfant. Elle finissait toujours ses contes par un petit sourire mystérieux, ponctuation finale de toutes ces fables improbables que les anciens s’étaient inventées pour décrire le monde. Tout était si magique… peut-être pour nous épargner la cruauté de la réalité. Car les mythes ne naissent pas à coup de féeries ou autre fanfreluches.

Les légendes s’écrivent dans le sang.

Le soleil embrasait de paresse l’ensemble du village, paralysé par la chaleur bien plus qu’excessive de ce printemps. Rassemblant toute la force dont je disposais, je gratifiai d’une légère tape sur l’épaule Sywan, mon ami de toujours, vautré dans le foin à mes côtés. Un grognement émergea de dessous son chapeau.

— Sy… On doit aller ramasser du bois pour ce soir. Vu le temps, ça risque de bien se rafraîchir cette nuit.

— Tu peux y aller seul, non ? Il est hors de question que je bouge.

J’arrachai son couvre-chef, découvrant ses grands yeux bleus limpides. Aussitôt, son bras s’éleva, maigre protection contre l’ardeur de ce soleil que les nuages eux-mêmes avaient fui.

— Occien ! Tu sais très bien que ça brûle !

— Raison de plus pour m’accompagner ! Dans la forêt, tes yeux seront à l’abri de cette lumière dévastatrice !

Mon rire moqueur s’égraina dans le silence pesant du village assommé, point de départ de cette aventure.

 

— Je comprends vraiment pas pourquoi t’avais besoin de moi.

— J’allais quand même pas porter le bois tout seul !

Sywan grommela une réponse indiscernable. Je me retournai vers lui avec un rictus moqueur, fourrant ma récolte dans ses bras pour mieux railler ce que je prenais pour de la lâcheté.

— Attends un peu… T’as peur, Sy ?

Il rougit violemment, le sang qui affluait dans ses pommettes trahissant des émotions qu’il tentait de dissimuler sous un masque imperturbable. J’espérai avoir touché un point sensible, quand j’entendis le craquement de feuilles dans mon dos et, brusquement, je reçu une gifle sur le haut du crâne.

— Imbécile. Il faut craindre cette forêt !

Je reconnus la voix douce et mature d’Elya et eus honte de mon comportement ; la compétition constante qui m’opposait à Sywan s’était récemment renforcée et j’avais le sentiment qu’Elya n’était pas un facteur négligeable de ce jeu de coqs…

Je fis face à notre amie, toujours flanquée d’Analiope, de deux ans notre cadette et protégée d’Elya. Elya… Comme à son habitude, son visage transpirait une bienveillance sereine qui baignait l’espace environnant dans une aura d’irréalité, divinité extirpée de la terre pour rayonner sur le Royaume Caelifer. Calmement, elle ramena une mèche de ses cheveux dorés sous sa coiffe et le temps sembla s’arrêter alors que les coins de sa bouche cédaient au caprice de son sourire.

— Vous voulez venir voir le Trou des Damnés ?

 

Sywan et moi échangeâmes un long regard confus face au spectacle des deux filles grimpant avec agilité à travers les ronces du sous-bois. Mille fois plus confiante qu’au sein du village, Analiope tourna vers nous ses yeux d’un vert profond et nous adressa un signe.

— Et bien, qu’attendez-vous ? Vous avez peur ?

Puérilement poussés par cette insulte, nous les suivîmes, priant silencieusement de ne pas déchirer nos culottes dans les taillis touffus de cette forêt de moins en moins accueillante. Nous nous enfoncions toujours plus profondément dans les bois, guidés par ces deux chèvres vêtues de robes cabriolant sagement dans l’humus et prenant soin de temps en temps de ralentir pour nous attendre, nous, simples hommes qui pataugions dans les pièges tendus par les fourbes racines ; peut-être aurions-nous dû y voir un signe et rebrousser chemin… Les fins rais de lumière qui perçaient le ciel des feuilles s’estompaient sans que nous y prenions garde, absorbés par les chants secrets de la forêt bruissante de vie auxquels nos sens s’éveillaient, découvrant leur omniprésence dans le déclin du jour. Le froid s’abattit avec force sur nous, et ainsi nous sûmes que la nuit l’avait accompagné et que nos parents nous puniraient certainement de ne pas avoir ramené de combustible pour casser la fraîcheur de la soirée.

— Les filles ! On devrait peut-être rentrer, non ?

Un éclair sauvage brilla dans la pénombre, seul témoin du refus d’Analiope de faire marche arrière ; le comportement de cette enfant me fit frissonner et, malgré moi, je lui fis suite, l’angoisse étouffant mon sens des réalités. Il me semblait que les poussières flottant avec nonchalance dans l’air épais étaient autant de minuscules fées se riant de ma couardise. Pour me rassurer, je me rapprochai de la silhouette tranquille d’Elya, qui me gratifia à nouveau d’un sourire. Je restais un instant à profiter de ce don, lorsque son délicat visage se déforma au son d’un hurlement. Alertée, Elya s’élança vers l’origine du cri.

Sans plus réfléchir ni écouter nos peurs, Sywan et moi nous précipitâmes à sa poursuite.

Nous rattrapâmes Elya au bord d’un gouffre sans fond d’où s’élevaient avec difficulté de lourdes brumes dignes de mes plus vivaces cauchemars.

— Analiope !

Son cri résonna dans l’abîme sans trouver de réponse. J’observai avec détachement les larmes couler sur le visage d’Elya, la défigurant hideusement avant de s’élancer vers le précipice avec plus de hardiesse que je n’en rassemblerais jamais dans mon existence. Sywan eut alors une réflexion que je redoutais.

— Il faut aller la chercher.

Le Trou des Damnés répercuta sa décision d’un ton moqueur tandis que tout espoir de sentir à nouveau la lumière du soleil quittait mon âme.

 

Une volée de marches se découpait dans la dentelle de la roche instable bordant le gouffre, rongées par les ténèbres qui dissimulaient à nos yeux les secrets du Trou des Damnés. Nous descendions en silence, sursautant au moindre gravillon échappant au contrôle de ses pairs pour courir vers une chute infinie ; nous n’entendions même pas leur dernier cri. Ma chemise me paraissait affreusement fine et collait à ma peau, détrempée de sueur et de bruine. Après une éternité, nous atteignîmes le fond.

L’obscurité enrobait chaque recoin de son tissu de mensonges et maintes fois nous nous égratignâmes aux parois abruptes de ce sombre songe dans lequel nous nous étions engouffrés. Nous nous refusions à baisser les yeux sur cette colle spongieuse qui maculait nos pieds et imbibait la mousse, aveugles que nous étions aux conséquences de cette folle aventure.

Je frissonnai en sentant une main glacée s’insinuer entre mes doigts, aussitôt rassuré par le discret sourire d’excuse d’Elya qui, un instant, réchauffa ce monde sordide.

Brutalement, la coiffe d’Elya lui fut arrachée et ses cheveux s’égayèrent brièvement dans l’atmosphère poisseuse du Trou des Damnés, avant d’être plaqués par deux mains ensanglantées. Pétrifié, je scrutai l’hideux visage se tenant derrière Elya ; le vert de ces yeux fous se posa sur moi et je reconnus avec effroi Analiope sous l’horreur simiesque que formait son crâne. Incapable de réagir, j’assistai au supplice d’Elya étranglée par sa protégée, son visage exsangue happant l’air sans espoir.

Un choc écœurant résonna et Elya reprit vie en un unique râle qui retentit dans le fond du gouffre. Sywan lâcha le lourd rocher couvert de sang et se précipita pour lui porter assistance.

Comme englué dans cette fantasmagorie horrifique, je craquai une allumette.

La pierre avait achevé de fracasser ce jeune crâne déjà fortement abîmé par la chute. Nauséeux, je détournai les yeux de ce premier cadavre pour les poser sur Sywan, couvert de boue et hagard. Sans hâte, son regard s’éleva pour croiser le mien ; je frissonnai devant la détermination que j’y découvris.

Je me tournai vers Elya pour lire une terreur sans précédent sur son visage.

L’allumette me brûla les doigts.

J’avais pratiquement atteint la sortie du village miteux lorsque des cris de fureur retentirent dans mon dos. Un petit paquet de nerfs heurta mes jambes, manquant de s’empaler sur la lame nue qui pendait à mon côté. Je baissai les yeux sur un gamin d’une dizaine d’années, les yeux fous et les mains occupées par une miche de pain plus large que sa tête. Son visage se fit masque suppliant alors que ses poursuivants se rapprochaient.

— Seigneur ! Aidez-moi !

Il me suffit de me tenir entre lui et les villageois en furie pour que ceux-ci temporisent leur colère, hypnotisés par l’épée qui se dressait devant eux. Soudainement taiseux, ils reculèrent dans l’ombre de leurs masures et abandonnèrent la poursuite.

Derrière moi, l’enfant s’était éclipsé.

Nous émergeâmes du couvert des arbres, guidés par une étrange lueur rougeoyante telle une braise sous les cendres. Et c’étaient bien des braises, couvant sous les cendres de notre foyer ; nous nous étions extirpés d’un enfer pour aussitôt nous noyer dans celui de la réalité. Rattrapé par la fatalité de cette journée qui m’en avait paru cent, je tombai à genoux dans la poussière chaude et poisseuse. Elya me dépassa, d’abord avec hésitation, puis elle se mit à courir vers les débris qui, ce matin même, lui tenaient lieu de maison. Les poutres s’enchevêtraient, tordues de douleur sous la caresse violente de l’incendie ; je la vis s’agenouiller et saisir une main noircie et racornie. Son visage se contracta, incapable de verser de réelles larmes. Sywan était accablé par sa propre peine, plus loin dans le village : sur la place avaient été empalés son père et ses frères.

Nous étions là, trois enfants qui n’en étaient déjà plus, orphelins au cœur des restes de Doucri.

Le gamin m’attendait bien plus loin, au bord du chemin. Ne restait du pain qu’une moitié, qu’il divisa encore en deux pour m’en tendre une part.

— Pour vous remercier, Seigneur.

J’acceptai le pain, rectifiant l’enfant.

— Appelle-moi Occien, je ne suis plus Seigneur.

Il éclata d’un rire frais, faisant briller ses yeux.

— C’est ridicule ! Qui abandonnerait le titre de Seigneur de Guerre ? Avec tout l’or qui va avec ?

Je contournai sa question à l’aide d’une autre.

— Et toi, petit ? Quel est ton nom ?

— Jodrick, Seigneur Occien !

Je lui rendis un maigre sourire avant de poursuivre ma route.— Prends garde à toi, Jodrick. Nous ne vivons pas dans un monde de paix.

— Lève-toi, Occien.

Je redressai la tête, brisé. Sywan me surplombait, immense, déterminé. Une lueur farouche brillait dans ses yeux d’ordinaire aussi purs que l’eau courante tandis que sa main serrait convulsivement la garde d’une lourde épée dont la pointe traçait ses sillons de souffrance dans les cendres de notre innocence.

— Lève-toi et viens les venger avec moi.

Ma vue se brouilla un instant tandis que je secouais la tête, incapable d’articuler un son cohérent. Sywan agrippa le col de ma chemise déchirée et maculée de boue et me remit sur mes pieds. Ses gestes étaient empreints d’une certaine dignité blessée, quoique tremblants. Il était encore plus beau que d’ordinaire.

— Tu n’es qu’un lâche.

Mes idées parvinrent enfin à se frayer un passage parmi les larmes obstruant ma gorge.

— Ce n’est pas par la violence que nous nous reconstruirons, Sywan.

Avec dégoût, il me lâcha et j’oscillai, hésitant entre embrasser la terre ou le défier avec autant de superbe qu’il en avait dénichée, quelque part entre le Trou des Damnés et la fin de notre enfance. Mais j’en fus incapable ; ce qui l’avait élevé m’avait arraché les ailes.

— Ami de toujours… Tu as changé.

Il planta un index rageur dans mon thorax.

— Toi, tu es pareil à toi-même ! Toujours grandiloquent, mais incapable d’agir ! Si je n’avais pas pris cette pierre, Elya serait morte sous tes yeux.

— Je…

— Je te montrerai, Occien ! Je les retrouverai et j’éradiquerai ceux qui ont assassiné ma famille, celle d’Elya et la tienne ! Cette épée tranchera leur gorge et celle de leurs fils et le feu qu’ils ont allumé ce jour me consumera jusqu’à ce que tous soient alignés devant moi et que je disperse leurs cendres au vent, les condamnant à errer sans fin, incapables de rejoindre le Royaume Terrestre !

La prise de Sywan se raffermit sur la lourde épée et il m’adressa un regard de défi mêlé de dédain avant de se tourner vers Elya pour l’extirper de son marasme hébété. Avec une douceur nouvelle, il l’entoura de ses bras, écrasant son dos sous le poids de l’épée ; le reflet de l’aurore sur la lame les para d’une irréalité sereine, réincarnation terrestre d’Ascor et Dioré, sa compagne au tragique destin.

Devant ce spectacle, un sentiment inconnu embrasa mon âme et me poussa à plier le genou devant mon ami de toujours. J’avais soif, une soif que je pensais intarissable, brûlure violente déchirant mon corps pour mieux catalyser ma volonté ; agenouillé dans les cendres de mon village, le seul futur que mes yeux désiraient voir était la vengeance.

—  Allons-y.

Le feu craquait tout doucement dans la Lande Désertée, bien loin des champs dorés de mon enfance. A genoux, je priais tel à mon habitude le dieu-forge, afin qu’il attire la miséricorde des autres sur mon destin. Un craquement plus sec se fit entendre dans mon dos et je pivotai souplement, posant mon épée sur le nez d’un gamin couvert de poussière et la main sur mon repas. Doucement, il laissa retomber son bras et recula hors de portée de ma lame.

— Qu’est-ce que tu fais là, Jodrick ?

Contrarié, le garçon se frotta un instant le nez, le maculant d’encore plus de poussière qu’il ne l’en avait nettoyé.

— J’avais faim, Seigneur Occien.

J’arrachai une cuisse du lapereau chétif que j’avais peiné à attraper et lui tendis le reste.

—  Je t’ai déjà dis que je n’étais pas un seigneur, Jodrick. J’ai juste une épée.

Je soupirai devant le visage réjoui du garçon, craignant la phrase suivante.

— Prenez-moi comme apprenti, Seigneur Occien !

— Non, Jodrick. Tu as quel âge ? Neuf, dix ans ?

— Je suis un homme, moi aussi !

Mon regard erra sur ce visage encore bouffi d’enfance, se superposant un instant à l’image que ma mémoire avait conservée de mon ami de toujours. Les craquements du feu me ramenèrent alors à ce jour terrible où mon âme s’était brisée, enfouie sous les ruines fumantes de Doucri… Un tremblement s’empara de mes mains et l’épée me glissa des doigts pour s’échouer dans la poussière. Je croisai le regard de Jodrick, empli de jugement et d’un vert aussi profond que celui d’Analiope…

— Seigneur Occien ?

— Va-t-en, Jodrick.

Dépité, le garçon jeta la carcasse que je lui avais cédée dans les flammes et s’esquiva sous la lune.

Lorsque je m’éveillai de mes songes de brume le lendemain, de mon équipement ne restait que l’épée, dissimulée sous le poids de mon corps.

Jodrick s’était vengé de mon dédain ; il n’avait pas compris que j’avais sauvegardé son enfance. Las, je me remis en route.

Je serrais le corps que toute vie avait déserté contre mon torse, perclus d’une douleur tout autant morale que physique. Sywan apparut devant moi, la lame de son épée dégouttant le sang des dizaines qu’il avait occis alors qu’ils fuyaient l’incendie que nous avions allumé en plein cœur de leur camp. Les larmes nettoyaient mon visage en deux flots continus tandis que je levais la tête vers mon ami de toujours, partageant ma souffrance et mon incompréhension.

— Pourquoi ?! Ce n’était qu’un enfant !

— Les légendes s’écrivent dans le sang, Occien. Dans le sang de tes ennemis.

— Il n’avait pas de camp, Sywan !

Mon ami s’agenouilla à mes côtés pour enserrer mon épaule de sa main.

— Il n’était pas dans le nôtre.

Il me dégagea doucement du cadavre d’une dizaine d’années, me forçant à relâcher mon arme enfoncée dans le corps. Alors qu’il m’aidait à me relever, le poignard que l’enfant avait brandi vers moi glissa de sa main menue. Sywan s’en empara et le nettoya avec un pan de sa chemise avant de me le tendre.

— Sois fier de ce que nous avons accompli aujourd’hui, Occien. C’est le quatrième campement que nous détruisons et chaque jour, de plus en plus d’hommes nous rejoignent. Nous serons bientôt à la tête d’une armée et nous pourrons nous attaquer à la troupe ; celle qui persiste à ravager les campagnes en massacrant les paysans. Et nous les aurons vengés.

— Mais que ferons-nous d’une armée lorsque tout sera fini, Sywan ?

Il m’adressa un large sourire d’une sincérité qui me remémora notre calme vie d’antan.

— Nous vivrons tous en paix.

Je me confortai dans les douces promesses que Sywan m’offrait et parvins à esquisser un semblant de sourire, recevant l’affectueuse accolade qu’il me proposait.

— Allons rejoindre la douce Elya, ami de toujours.

 

Elya nous accueillit d’un léger signe de tête, incapable de sourire depuis plus d’une éternité. Elle s’affairait autour de dizaines de feux, assistée dans la confection du repas par une nuée de femmes et de fillettes qui avaient suivi leurs hommes dans notre guerre. J’acceptai avec gratitude une assiette de ragoût et m’attachais à lui décrire les paysages que nous avions parcourus avant de débusquer le campement barbare, évitant avec soin d’évoquer le massacre qui avait suivi. Mais les yeux emplis d’ombres de cette déesse distante ne trouvaient intérêt qu’en Sywan et ses exploits guerriers, relatés avec force de gestes et de cris, sous les clameurs du peuple qu’il s’était créé. Je comprenais cet engouement. Sywan était en tout point admirable et plus nous avancions dans notre quête vengeresse, plus je m’effaçais devant cet homme qui nous avait tous liés dans la noble croisade qu'il menait : défendre notre Royaume contre ces barbares qui anéantissaient jusqu’au plus minuscule hameau sur leur passage, abandonnant dans leur sillage quelques colons. Ils établissaient leurs maisons sur les ruines des nôtres et cultivaient nos champs, mangeaient nos bêtes. Le regard luisant, Sywan se leva et aussitôt un silence respectueux s’imposa.

— Mes chers amis ! Chaque jour, nous sommes plus nombreux à nous insurger contre ces bêtes à forme humaine qui brûlent nos foyers ! Chaque jour, nous nous rapprochons de cette meute qui décime nos campagnes ! Et bientôt, nous serons devant eux. Et ils nous craindront, car dans notre regard ils ne verront que la mort !

Une clameur impressionnante ponctua sa tirade, unissant ces paysans qui avaient appris à tuer sous l’égide d’un homme à peine plus vieux que leurs fils. Il étendit ses mains et aussitôt les hurlements s’étouffèrent.

— Mais que ferons-nous lorsque cet ennemi sera mort ?

Le murmure se propagea dans l’assemblée alors que je me redressai, alerté.

— D’autres se lèveront, avides de sang et de violence ! D’autres convoiteront nos terres, nos femmes, nos vies !

Des cris de fureur fusèrent et déjà quelques esprits s’échauffaient. Perdu dans un mélange de confusion et de trahison, je ne pouvais me détacher du regard brillant de mon ami exalté.

— La seule solution, mes amis, est de construire un nouveau monde ! Un monde où nous serons tous à l’abri, hors d’atteinte de ces monstres ! Un monde où nos enfants grandiront sans crainte ! Un monde de paix !

Je n’entendais plus le brouhaha de l’armée, mon attention fixée sur Sywan qui s’esquivait vers sa tente. Je m’engageai à sa suite, esquivant les badauds envoûtés par la verve de leur nouveau maître. Alors que je laissais retomber le pan de tissu faisant office de porte, il m’adressa un sourire enthousiaste.

— Tu les entends ? Ils marcheront avec nous, quoiqu’il advienne ! Et la rumeur se répandra, nous apportant encore plus de recrues !

Son sourire s’effaça à la vue de mon visage fermé.

— Qu’est-ce qui te tourmente, ami de toujours ?

— Tu m’avais promis la paix, Sywan.

Avec un soupir plus ténu que le chant d’un oisillon, il s’avança, lame dénudée. Je me crispai, prêt à agir. Mais au lieu de lever l’épée sur moi, il s’agenouilla et me présenta la garde.

— Prends cette arme, Occien. C’est l’épée qui a mis à mort mon père. Si jamais je faillis un jour à ma promesse, tu auras pour charge de m’envoyer auprès de lui.

Je posai la main sur son épaule, honteux d’avoir douté.

— Je te demande pardon, ami. Je serais incapable de te blesser.

Il se releva, son visage de nouveau illuminé par un sourire éclatant. Ses mains me tendirent l’épée à la garde décorée de vaporeuses volutes.

— Alors c’est avec joie que je te la confie.

Je me reposais, incapable de faire un pas de plus vers ma fin, lorsqu’un crissement me fit ouvrir les yeux. Au cœur de la nuit, deux obsidiennes brillaient au-dessus de moi. Un lapin dodu les accompagnait. Je me redressai avec un soupir.

— Jodrick… Tu es venu me ramener mes affaires ?

Un claquement sec retentit et aussitôt le feu rugit, dévorant le bois que Jodrick avait rassemblé. Les flammes animèrent ses yeux, apportant une touche proche de l’herbe fraiche dans le vert mousse de ses pupilles.

— Jodrick ? Pourquoi me suis-tu ?

Il me fit face avec plus de vivacité que je ne l’en soupçonnais.

— Je vous l’ai dit, je veux être votre apprenti.

— Je n’ai pas d’apprenti, Jodrick. Je n’en suis pas digne. Tu devrais rentrer chez toi. Demain, tout sera fini.

L’enfant s’affaira autour de la viande, me dissimulant la vérité cachée dans son regard.

— Je n’ai pas de chez moi, Seigneur Occien. Ma mère et moi, on a été chassés de village en village, à cause que ma mère avait eu un accident. Ils l’appelaient « gueule de travers » et ils nous jetaient des pierres pour être sûrs qu’on reviendrait pas. J’ai appris très rapidement à me débrouiller seul. Surtout quand ma mère est morte.

Je respectai le silence de ce jeune être brisé par un monde que j’allais détruire. Sans un bruit, il me tendit un morceau de viande cuit à point ; nous mangeâmes de concert, l’homme et l’enfant. Enfin, il quitta son mutisme.

— Vous m’avez pas répondu, la première fois. Qui abandonnerait un titre de Seigneur de Guerre et la richesse ?

Je m’allongeai à même le sol, le regard perdu dans cette mer d’étoiles qui perçaient le ciel de leur éclat.

— Un homme à qui la paix a été promise. Mais une paix construite sur la souffrance de milliers d’autres, une paix réservée à une poignée d’élus. Lorsque j’ai ouvert les yeux sur ce fait, j’ai refusé les terres que le Maître m’avait offertes. J’ai refusé de porter plus longtemps ce titre dont il m’avait glorifié.

Mon regard se posa sur l’épée qui luisait sagement, reflétant les braises du feu mourant.

— Et maintenant, il ne me reste plus qu’une promesse à tenir.

 

J’inspirai profondément face aux deux immenses portes du palais que Sywan avait érigé au centre du Royaume Caelifer, à l’instar de la maison du mestre de Doucri. Les soldats furent faciles à vaincre, de jeunes recrues en cours de formation. Le Maître ne dépendait d’aucun homme pour assurer sa protection…

Je traversai le château avec aisance, ponctuant mon chemin d’une traînée sanglante, cicatrice ouverte sur ma vie et les actes qui la composaient. Enfin, je poussai les portes de la salle du trône. Les rumeurs disaient vrai : les murs, le plafond, le sol, tous d’or pur, alors que de l’autre côté de ces murailles, le peuple crevait de misère. Je m’engouffrai dans le long couloir central menant au trône sur lequel une silhouette familière siégeait fièrement, flanqué d’un fauteuil plus modeste et occupé par une ombre évaporée.

— Occien ! Le Seigneur de Guerre qui refuse son titre, solitaire et amer ! Le meilleur de mes soldats et le pire des déserteurs.

J’avançais, laissant la pointe de l’épée érafler le sol. Je découvrais au fur et à mesure de majestueuses fresques relatant les exploits de Sywan, esquissées à l’aide d’innombrables pierres précieuses.

Enfin, je fis face à mes erreurs.

— Sywan, Maître du Royaume Caelifer… Ces quinze dernières années t’ont révélé.

— Ami de toujours… Ce n’est pas le temps qui m’a changé : c’est toi qui m’as rendu comme ceci.

— Je ne parle pas de changement... tu étais déjà ainsi. Le Trou des Damnés m’a ouvert les yeux. Connais-tu la légende de ce gouffre, Sywan ?

Incapable de comprendre le cheminement de mes pensées, Sywan fronça les sourcils.

— La légende de Dioré, rendue folle par la douleur de voir son époux et ses enfants se combattre et précipitant les responsables de cette guerre, les Hommes, dans le Royaume Terrestre par une énorme porte creusée à l’aide de son poing. Le dieu-forge, dans son dernier souffle, y aurait jeté sa progéniture pour sceller le passage et ainsi séparer le monde des dieux et celui des hommes… C’était une des histoires favorites de la vieille Griezel.

— Non, Sywan. Je ne parle pas de ce mythe. Je parle de quatre enfants, trois vivants, deux terrifiés, un mort. Je parle de la brume recouvrant le monde, nous isolant de tout. Je parle de cette horreur poisseuse qui ne m’a pas quitté depuis quinze ans. Je parle du premier sang que tu as versé. Je parle de la naissance d’un monstre.

Le Maître du Royaume Caelifer éclata d’un rire plus pur que le tintement d’un cristal tombant sur un sol d’or et se tourna vers son épouse, figée dans la même expression de stupeur silencieuse depuis quinze ans.

— Entends-tu ça, ma douce Elya ? Occien, le plus impétueux des lâches, me traitant de monstre !

— Ce n’est pas toi que je qualifie de monstre.

— Pardon ?

Je relevai la tête, la détermination embrasant mon regard.

— Le monstre, né des ténèbres du Trou des Damnés, c’est moi !

Je levai l’épée à deux mains, prêt à baptiser cette histoire de notre sang.

— J’aurais dû t’en empêcher ! J’aurais dû t’arrêter !

La lame s’abaissa dans une lenteur exquise.

— Jamais elles n’auraient dû mourir.

La garde trembla entre mes mains alors que l’arme rencontrait les frêles os d’Elya qui s’était portée à sa rencontre, protégeant son époux de son corps. Elya, divinité née de la terre pour le plaisir de deux enfants, pour la compétition de deux amis… L’air absent, elle observait le sang gouttant de son épaule, les entrelacs sombres se dessinant à mesure que sa robe immaculée s’en imbibait, l’éclat vermeil du métal fiché dans son corps. Sans hâte, ses yeux aux reflets plus riches que l’humus de cette forêt où nous aimions badiner jadis s’élevèrent jusqu’à croiser les miens, imperturbables.

Je recueillis son dernier sourire sans aucun ébranlement de mon âme.

Sywan se dressa en un bond et s’élança vers son épée ; j’interceptai son geste de la pointe de ma lame, épinglant son poignet au mur d’or serti de pierreries. Ma main enserra sa gorge, le forçant à me faire face. Malgré sa situation, Sywan conservait un rictus cynique.

— Ainsi, nous en sommes toujours là, Occien ? Deux enfants se chamaillant pour les faveurs d’une dame… et puisque tu ne pouvais l’avoir, tu l’as tuée !

— Je l’ai libérée de ton emprise. Elle était déjà morte, morte depuis quinze ans ! Morte dans ce Trou avec Analiope.

Il me cracha au visage avec hargne.

— Rien de tout cela ne se serait déroulé si tu ne m'avais pas forcé à mettre les pieds dans cette forêt maudite !

Stoïque, j’acquiesçai.

— Je sais. Mais un ami de toujours m’a confié que les légendes s’écrivent dans le sang. Et j’ai une promesse à accomplir.

Dans l’éclair de panique qui fusa dans ses yeux écarquillés, je revis le ciel de notre enfance, ce lourd ciel d’été sans nuage sous lequel notre histoire avait basculé vers la légende sanglante du Maître du Royaume Caelifer et du Seigneur de Guerre renégat, ce ciel qui m’avait vu naître monstre. Ce ciel qui aurait dû assister à ma mort.

Mon regard croisa celui du monstre dans le reflet que le mur d’or me renvoyait, à côté du cadavre cloué par l’épée. J’essuyai d’un revers de main le sang coulant sur mon visage ; le monstre était toujours là, au plus profond de mon âme. Je me détournai du corps de Sywan pour me pencher sur celui, diaphane, d’Elya. La mort l’avait magnifiée, la rendant à ce Royaume qui n’était pas celui des Hommes. Nous aurait-elle conduits au Trou des Damnés, quinze ans auparavant, si je n’avais pas poussé Sywan et ses yeux délicats à pénétrer dans la touffeur de la forêt ? Serions-nous tous tombés sous les coups des barbares qui avaient écumé le Royaume Caelifer ?

Après une ultime caresse, j’abandonnai mes amis et l’épée et quittai ce nouveau monde où les monstres ne régnaient plus.

 

Le Seigneur de Guerre renégat s’esquiva hors de la salle du trône, ses épaules encore plus basses que lorsqu’il supportait le fardeau de son passé. Après un instant de silence, l’enfant émergea de sa cachette et s’approcha du Maître du Royaume Caelifer déchu pour s’emparer de la couronne ceignant son front. Il sursauta lorsque les yeux limpides s’ouvrirent et fixèrent les siens.

Toi…

Le souffle d’horreur lui ôta sa vitalité restante et le regard du Maître devint vitreux.

Avec un sourire, le garçon le délesta de sa couronne et la posa sur sa propre tête, avant de s’installer confortablement sur le trône du Royaume Caelifer.

Son regard d’un vert profond reflétait les teintes brumeuses d’une forêt dissimulant le sang d’une légende.

Jodrick, fils d’Analiope à la gueule de travers, éclata de rire.

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