La rage froide de Félidore le Fortuné s’abattit sur nos nuques avec plus d’intensité que la hache du bourreau. Avec la majesté que ses actes passés lui refusaient, il marcha sur mon aimée et agrippa sa magnifique chevelure pour lui tordre tête.
— Ainsi, Vultus, tu as osé me défier.
Lucida le fixa de ses yeux plus limpides que l’eau pure avec défi, sans qu’il ne sourcille.
— Tu m’as fait perdre mon bien le plus précieux…
— À dire vrai, votre Altesse, vous l’avez perdue depuis bien longtemps.
Je supportai sans broncher le mauvais coup que le garde m’infligea dans les reins. Les pas se rapprochèrent sereinement de moi et deux souliers parés d’or apparurent dans mon champ de vision. La voix menaçante ne m’ôta point le courage que la mort m’avait insufflé.
— Que marmonnes-tu, misérable vendeur de chance ?
Je relevai la tête avec fierté, sombrant sans ciller dans le regard dément du Roi.
— Je dis que vous avez perdu votre fille depuis bien longtemps, votre Altesse !
Je savourai l’horreur délicieuse qui s’était peinte sur le masque de notre souverain, profitant de la surprise des soldats pour me redresser.
— Vous m’avez nommé Gardien de la dernière fée du Royaume, votre Altesse. Vous m’avez donné ordre de lui soutirer des larmes de joie. Comment aurais-je pu accomplir mon travail si je ne savais rien d’elle ?
Mais rapidement déjà, Félidore retrouva son assurance.
— Ce que tu avance n’a aucun sens. Comment pourrais-je être le père d’une fée ?
— Laissez-moi vous conter une histoire, votre Altesse. L’histoire d’une dame accablée par son incapacité à donner un enfant à son époux. La tristesse de ce couple était telle que tout semblait dépérir autour d’eux ; cette détresse alla jusqu’à effleurer une puissante amie du père de l’homme, qui s’étonna de ressentir pareil malheur dans un royaume qu’elle avait toujours connu prospère. Intriguée, elle rendit visite à la dame, un soir sans lune où seules les étoiles veillaient sur le monde. Personne ne saura jamais ce qui fut dit cette nuit là, mais lorsque l’aube peignit le ciel de ses doigts de lumière, la reine annonça sa grossesse au Roi Félidore et l’enfant naquit, ô oui votre Altesse, l’enfant naquit avec des cheveux plus lumineux que l’or du Soleil ! L’enfant naquit et lorsque ses yeux s’ouvrirent pour la première fois sur le monde, ils n’étaient pas bleus, ni verts et encore moins marron ! Ils étaient uniques et vous avez alors entraperçut l’œuvre de la discrète amie de votre père. Vous avez fait annoncer l’enfant mort-né et l’avez enfermé dans une des pièces les plus reculées du château, assuré de pouvoir un jour tirer bénéfice du prodige qui vous avait été offert. Sot, bien sot êtes-vous… Cette naissance n’était-elle pas en elle-même un miracle ? La seule visite que l’enfant recevait était celle de sa mère, sa mère éplorée qui dès qu’elle franchissait le seuil de cette maudite cellule éprouvait la plus franche des plénitudes ; bientôt, elle fut enceinte à nouveau et vous fûtes doté d’un fils. Un jour, vous avez prêté attention à votre épouse délaissée et vous avez constaté les marques constellant son visage ; les stigmates de la chance. Aucun des médecins du Royaume ne parvint à identifier la maladie qui la tourmentait. C’est alors qu’une servante vint vous avouer que, chaque jour, au sortir de la pièce où la Reine passait ses journées enfermée, de nouvelles plaies étaient apparues. Vous mîtes très peu de temps à découvrir l’origine de ces cicatrices ainsi que les vertus des larmes de l’enfant que vous aviez renié. Et pendant que vous expérimentiez de nouveaux procédés pour recueillir ce que vous considériez comme un cadeau du Destin pour asservir ce peuple qui refusait votre autorité et relancer l’économie d’un royaume appauvri par les festins de votre père, votre épouse s’étiolait, condamnée par l’interdiction que vous aviez posée de pénétrer à nouveau dans la cellule de son enfant. Bien sûr, vous avez tenté de combler le manque qu’elle ressentait avec les larmes que vous récoltiez ; mais, vous me l’avez vous-même confié, la qualité de la chance dépend de l’humeur de la fée… et vous la torturiez, incapable de voir en elle votre chair et votre sang. La Reine dépérissait et un incroyable manque de chance s’installa autour d’elle, juste retour des choses. Vous n’en tîntes pas compte, jusqu’à ce triste, triste jour où l’accident eut lieu ; le bébé glissa hors de ses bras. De rage, vous étranglâtes de vos propres mains votre épouse et les Juges de l’Âme accompagnèrent votre fils et sa mère dans les Bois Eternels, tandis que vous profitiez d’une vague de peste pour dissimuler votre forfait. Et vous avez poursuivi vos sombres desseins, incapable de ressentir un soupçon de piété paternelle pour cet enfant tant désiré qu’il en avait été béni par la Fortune elle-même…
Un éclat de rire déchira le silence qui s’était appesanti à la fin de mon histoire. D’un geste se voulant nonchalant, le Roi redressa sa couronne et fit signe aux gardes de sortir leur épée. Il se pencha à nouveau vers moi accompagné par le crissement interminable des lames sur leur fourreau.
— Joli conte, petit vendeur. Dis-moi qui te l’a confié et je le ferai pendre pour mensonge.
Sans pouvoir m’empêcher de sourire, je plongeai une dernière fois dans ces yeux aussi sales que l’âme qu’ils trahissaient et bousculai le Roi Félidore le Fortuné, projetant sa couronne au sol où elle se brisa en mille éclats.
— Qui d’autre qu’une marchande de fortune aurait la verve de raconter de si réelles histoires ?!
Le cri de rage du Roi fut couvert par un hurlement terrible.
— FELIDOOOORE !
Elle était à nouveau là, fruit de la rencontre entre mes cauchemars et la réalité. Ses atours éclatants tournoyèrent un instant dans la brume de son apparition avant qu’elle ne parvienne à les contrôler, majestueuse dame aux cheveux flottant sur ses épaules comme une capeline de lumière ; son regard se posa sur le roi misérable et alors son apparence changea de nouveau, trésor de l’ombre qui recouvrit l’esprit de chacun des êtres présents.
Le Roi tenta avec maladresse de réunir les fragments de sa couronne, mais déjà elle était sur lui, se tenant devant la tenture que j’avais déjà observée et qui la reflétait comme un miroir ; Félidore quant à lui posait pour son père, mais avec si peu de superbe qu’on l’aurait pu croire déjà damné. La dame se contenta de pointer un doigt vers lui.
— L’amitié qui me liait à ton père t’a protégé de la sanction que tu mérites pour le plus affreux des crimes. Mais le présent est morcelé et le charme qui me prévenait d’agir est rompu. Renonce à ta vie passée : ton futur est entre mes mains comme toujours il l’aurait dû être !
Le sang délaissait le visage du monarque au fur et à mesure de la diatribe de la dame. Lorsqu’elle baissa son bras menaçant, Félidore le Fortuné, quatrième du nom, n’était plus. Sans plus porter attention au roi cruel, la dame se retourna vers nous, vêtue à nouveau de son apparence de lumière et nous offrit la bénédiction de son sourire. Il me sembla entrapercevoir deux silhouettes translucides dans son sillage, une mère et son fils nous gratifiant de lointains saluts. La dame perçut leur présence et s’écarta afin de leur permettre de s’approcher de Lucida. Doucement, le fantôme de la reine emprisonna les mains de ma petite fée entre les siennes, tandis que le petit prince s’élevait pour déposer une fleur des plus éphémères dans sa magnifique chevelure. Elle nous embrassa de son souffle plus léger que le battement des ailes de milliers de papillons, Lucida et moi, avant de s’éclipser à la faveur d’un rayon de lumière. Oscillant sur des jambes qui avaient aussi peu de consistance que le reste de son corps, le petit prince paraissait attendre une réponse à son offrande ; Lucida s’agenouilla et cueillit avec délicatesse une minuscule perle salée glissant paresseusement hors de l’étreinte de ses cils pour se poser sur son doigt. Avec le plus magnifique des sourires que je ne verrai jamais, elle déposa cette larme sur le front de son petit frère ; un arc-en-ciel parut rayonner dans la salle baignée par l’obscurité de cette nuit sans lune.
D’un geste presque maternel, l’impressionnante dame rappela à elle l’enfant qui se précipita, mi-flottant, mi-courant, avant de s’évaporer à son tour dans les brumes du Bois des Obscures qui louvoyait en sombres volutes autour des gardes abasourdis.
La dame s’entoura de son manteau d’ombre et nous adressa un clin d’œil, étincelle de malice noyée dans l’obscurité dans laquelle elle se fondait déjà.
Assommés par la scène, les soldats ne savaient quoi faire, la seule source d’ordres qu’ils reconnaissaient étant ramassée sur elle-même au sol, triste pantin ayant tenté de s’affranchir de son marionnettiste qui, pour le châtier, avait fauché ses fils. Enfin, le chef de la garde s’approcha avec hésitation de nous, oscillant entre indécision et déférence.
— Princesse… ?
Une douce résolution imprégna les traits de mon aimée. Ses magnifiques yeux de glace se fermèrent et elle secoua la tête avec lenteur, refusant de supporter une nouvelle vie de contraintes.
— J’ai déjà été suffisamment spéciale, pour cette vie comme pour toutes celles à venir.
Elle glissa sa main dans la mienne et m’entraina vers la nuit qui régnait sur le cœur du Royaume, laissant les hommes s’entre-déchirer pour la place du Mort.
Nous traversâmes la ville sans nous retourner, jusqu’à trouver une prairie tranquille où ma fée s’installa, tandis que cette voix si familière qui veille sur chacun de nous sourdait à travers les feuilles de l’arbre de rébellion que mon amour avait nourri.
Qu’est-ce qu’un véritable héros ?
— Je n’en sais rien !
J’hurlai enfin ma réponse à la face de la Lune, sous le regard amusé de Lucida.
Et dans le ciel, les étoiles dessinèrent le sourire de Dame Fortune.
~Bezuth