Une paire de matelots vint enlever les deux amis à leur prison temporaire, bousculant les barils sans ménagement.
— Doucement avec ça ! Ce sont des barils emplis de combustible nucléaire ! Avec ce qu’il y a là-dedans, vous pouvez faire sauter le navire ! Sainte-barbe, ça vous parle ?
Une lueur nouvelle éclaira le regard du mousse.
— Coriñ, tu es un génie.
Sans plus d’explication, il précéda les marins vers la salle de commandement où patientait l’Ange Noir et prit la parole.
— Je vous prie de nous libérer.
— En quel honneur, Monseigneur ?
Ovide produisit le médaillon qu’il conservait toujours sur lui.
— Si vous ne me libérez pas, je fais exploser la Terre.
Interdite, l’Ange Noir le fixa, oscillant entre le rire et la colère.
— Et que veux-tu que cela me fasse ?
— Allons… Vous êtes suffisamment intelligente pour comprendre que ma famille règne uniquement parce que nous avons la mainmise sur la Terre. Plus de Terre, plus de Roi. Et pas de rançon.
D’un geste sec, Rasqen agrippa le médaillon, lui arrachant son moyen de pression des mains.
— Lancez l’appel, Cap’taine. J’ai fait amener le seul héraut de la station.
Une maigre silhouette, usée par la force mentale que son travail requérait, s’extirpa avec difficultés de l’ombre baignant le Démon Blanc à quai. L’Ange se leva de son fauteuil, pétrie d’hésitation. Son regard glissa sur le Roi du Monde et son ami, s’arrêtant seulement sur la main électrobionique du quartier-maître, en miettes. Un éclair de colère assombrit ses yeux et elle se redressa de toute sa stature, habitée par une résolution nouvelle ; elle devait agir pour le profit du Démon Blanc et de son équipage.
— Héraut ! Transmet ceci à tes semblables : Moi, l’Ange Noir, capitaine du navire connu dans l’ensemble de l’Univers sous le nom de Démon Blanc, réclame audience auprès des Anciens. Nous avons en notre possession le Roi du Monde et, compte tenu de la valeur qu’il présente aux yeux de l’Humanité, offrons de vous le restituer en échange de l’équivalent des bénéfices dégagés par les colonies du Taureau depuis l’installation des mines d’hydrogène.
Alors que le héraut remplissait son office, Coriñ s’avança vers le capitaine, suppliant.
— Capitaine… je vous en prie, libérez-le. Ne pensez-vous pas que les Anciens préfèreront nous détruire plutôt que de payer ?
Drapée dans une majesté blessée, l’Ange Noir s’avança vers le quartier-maître sans prendre garde aux imprécations de son lieutenant.
— Vous m’avez beaucoup déçue, Monsieur Coriñ. Votre trahison…
— Jamais je ne vous trahirai, Capitaine !
Le capitaine laissa éclater ses émotions et gifla le quartier-maître.
— N’appelez-vous donc pas vos petites réunions interdites une trahison ? La seule chose maintenant un semblant d’ordre sur ce navire sont mes règles, Monsieur Coriñ ! Et bafouer mes règles, c’est me trahir ! Rappelez-moi, comment châtions-nous la trahison sur mon bâtiment ?
— Par l’exil, Cap’taine.
L’œil électrobionique de Rasqen se délecta de la panique naissante dans le regard violet du quartier-maître. La tension de la scène fut brusquement coupée par le rire nerveux qui secouait les épaules d’Ovide. Enervée, l’Ange Noir se posta devant lui.
— Pouvez-vous nous éclairer sur la raison de cet amusement soudain, Votre Majesté ?
Le mousse leva la tête pour croiser le regard courroucé de son impétueux capitaine, accentuant son hilarité.
— Je viens à peine de me rendre compte que votre Démon Blanc est entièrement peint en rouge !
Au milieu de cette révélation impromptue, le héraut se redressa.
— Vous n’êtes aucunement en droit de négocier, pirate. Puisque vous nous avez gracieusement indiqué votre position par l’utilisation des relais de communication, votre navire sera arraisonné dans l’heure, votre équipage exécuté et le Roi du Monde rapatrié.
Le héraut s’affala brusquement au sol sous le regard abasourdi des gradés. Enfin calmé, Ovide essuya les larmes de joie qui avaient envahi son visage.
— Vous voulez bien m’écouter, à présent ?
Rendue interdite par le jugement des Anciens, l’Ange Noir l’autorisa d’un geste à poursuivre. Ovide désigna son pendentif.
— Ce médaillon est un portail de téléportation. Il permet au Roi du Monde de se rendre sur Terre. De là, je pourrais tenir à distance l’armée des Anciens.
— Comment ?
— Il existe sur Terre une arme nucléaire, que l’on active au moyen d’un code connu des Rois uniquement. C’est notre moyen de pression sur le reste des colonies. Rendez-moi la Porte de la Terre et je vous garantis la vie sauve, à vous et à votre équipage.
— Paroles ! Ce ne sont que des paroles, Cap’taine, aussi vrai que j’vous vois ! On devrait le tuer et s’enfuir ! Sans le héraut, les Anciens ne nous localiseront pas !
— Taisez-vous, Monsieur Rasqen !
L’Ange Noir s’avança vers ses prisonniers, les toisant de toute sa hauteur.
— Tiendras-tu ta promesse, Roi du Monde ? Sauveras-tu le Démon ?
Ovide baissa les yeux avec humilité.
— Je ne sais pas si le Roi du Monde possède une once d’honneur, mais vous avez ma parole de mousse, Capitaine.
L’Ange Noir scruta le visage de cet homme si puissant qui refusait de l’être. Lentement, elle présenta sa main ouverte vers son lieutenant. Celui-ci protesta, serrant convulsivement le médaillon contre lui. Sans décrocher un mot, le capitaine garda la main tendue.
A l’instant où Rasqen consentit à se séparer de la Porte de la Terre, le Démon Blanc chavira.
— Les Anciens ! Ils sont là !
Le mousse chercha désespérément le médaillon qui avait volé dans la pièce au moment de l’abordage. Les bruits de lutte résonnaient déjà dans les plus proches coursives, affolant le lieutenant.
— Les hommes des Anciens nous attaquent, Cap’taine !
— J’avais remarqué, Monsieur Rasqen !
Une lame insidieuse se glissa sous la gorge d’Ovide, trop absorbé par la recherche de la Porte pour prêter attention aux mouvements du sordide enseigne.
— Utilisons-le comme otage Cap’taine ! Comme prévu au départ.
Sans s’émouvoir, l’Ange Noir redressa son chapeau paré de plumes, bousculé par l’arraisonnage.
— Monsieur Rasqen, devant votre imbécilité croissante, je crains devoir me séparer de vous.
L’enseigne s’écroula, assommé par Coriñ. L’Ange Noir leva les yeux au ciel, trahissant son soulagement. Elle produisit le médaillon sous le nez du mousse.
— Il semblerait que tu sois dans l’incapacité de tenir ta promesse, mousse. A défaut de sauver le Démon Blanc et son équipage, préserve au moins son quartier maître et son mousse.
Reconnaissant, Ovide se saisit de la Porte sous le regard grave de son capitaine. Alors qu’il se rapprochait de Coriñ pour l’inclure dans le champ de téléportation, il se tourna vers l’Ange Noir.
— Pourquoi l’avoir peint en rouge ?
— Réfléchis un peu ! Le blanc, c’est extrêmement salissant.
— Alors… Pourquoi ne pas l’appeler le Démon Rouge ?
Le flegme du capitaine se craquela en un geste d’énervement.
— Mais parce que je suis l’Ange Noir !
Les cris de la bataille faisant rage sur le navire se rapprochèrent alors que les derniers marins cédaient face aux forces des Anciens. Coriñ tendit une main vers son capitaine.
— Venez avec nous, Celæno.
Une tendresse jusqu’alors dissimulée s’empara du visage de l’Ange Noir.
— Un capitaine sombre avec son navire, Coriñ.
Tendant l’oreille aux fracas des combats, elle se précipita vers le sas de la salle de commande et ferma la porte au nez des soldats des Anciens. Arcboutée contre celle-ci, elle adressa un dernier ordre au jeune mousse.
— Sauve-le !
Ovide et Coriñ activèrent la Porte de la Terre, disparaissant instantanément.
Sans se soucier de la larme solitaire brûlant sa joue, le capitaine recula d’un bond, laissant entrer les soldats dans le château. Son dernier soupir fut adressé au compagnon de sa vie.
— Ça y est, mon chéri. C’est toi et moi, notre dernière danse. L’apothéose de notre ascension.
Tirant son épée datant d’un autre temps, l’Ange Noir se mit à tournoyer entre ses ennemis, abreuvant le pont de leur sang.