Il émergea des brumes noyant son village, petite silhouette portant le poids du futur. Ses grands yeux sombres mangeaient son visage déjà bien diminué par d’énormes cernes violets. Sans un mot, il me tendit un paquet d’oursons à la guimauve. D’un coup de dents, je décapitai la confiserie, attentif aux mouvements de l’enfant. C’était un triste gosse rongé par l'insomnie, perdu dans une chemise trop longue. Ses doigts squelettiques tremblaient sans même qu’il tente de les maîtriser. Il s’installa en silence à mes côtés, rassemblant ses maigres jambes sous le chaperon de ses bras. J’observai les allumettes qui lui servaient de membres, calculant le temps qu’il parviendrait à survivre face à eux. Enfin, il leva un regard dégoulinant d’effroi sur le fusil posé en travers de mes cuisses.
— Vous allez me tuer ?
Il me sembla déceler une lueur d’espoir dans ce timide filet de voix. Ses cheveux noirs tombaient devant ses yeux sans qu’il songe un instant à les repousser, son attention tournée toute entière vers moi, et vers cette réponse qu’il redoutait.
— Depuis combien de temps te retiens-tu de dormir, petit ?
Je vis ses pupilles s’étrécir et son regard s’humidifier alors qu’il luttait contre un bâillement. Le simple fait de l’avoir mentionné suffisait à le faire tomber de sommeil…
— Rémi ! Rentre tout de suite à la maison !
Une dame qui ne s’était pas déplacée pour m'accabler d'injures avec le reste du village arracha sèchement l’enfant à notre conversation, horrifiée. Elle se dressa aussitôt entre sa progéniture et moi, en digne mère protectrice. Son doigt menaçant se pointa vers moi.
— Ne vous approchez pas de lui !
Elle disparut avec le petit et je repris ma veillée, seul avec un paquet de bonbons déjà à moitié fondus malgré les températures de saison.
— Ainsi, vous ne l’avez pas tué.
Je sursautai à peine lorsqu’Enoch émergea de l’ombre pour s’asseoir et piocher à son tour dans le sachet de guimauves.
— D’ailleurs, votre mission est vraiment bancale. Vous êtes obligé de tuer un enfant ?
Je lui jetai un regard en coin ; il léchait consciencieusement ses doigts maculés de chocolat fondu.
— Je dois le tuer. Sinon l’Apocalypse se réalisera.
Enoch explosa d’un rire sonore qui résonna à travers les ruelles désertées comme une malédiction proférée à travers le temps.
— L’apocalypse ?! Vous avez un peu trop abusé des films de science-fiction, jeune homme.
Je soupirai, désignant la lueur tremblotante de ces lampadaires alimentés comme par magie.
— Et ça, ce n’est pas de la science-fiction pour vous ?
Le vieil homme engloutit un autre ourson, suçotant ses doigts comme un enfant.
— Alors, racontez-moi cette apocalypse.
Cette fois-ci, je dévisageai franchement mon interlocuteur, traquant le mal en lui. Je n'y trouvai qu’une franche curiosité, doublée par le désir de protéger l’enfant et, au-delà, le village. Et peut-être un peu de pitié à mon égard.
— Au départ, ils étaient sept. Sept portes vers le futur. Sept Rêveurs. Mais parfois, les rêves virent au cauchemar… Comme le gosse, ils étaient capables d’arpenter cette route vers le futur lorsque leur conscience s’étiolait et que la frontière entre les réalités s’estompait. En théorie, le voyage dans le temps est rendu possible parce que le temps est formé de boucles qui, parfois, s’accolent. Imaginez deux bulles de savon qui se heurtent : elles échangent des molécules, des atomes. Les esprits de ces sept personnes sont ces particules qui voyagent de bulle en bulle... Mais parfois, la bulle n’est pas paradisiaque et les Rêveurs se retrouvent piégés en plein cauchemar.
Je m’arrêtai un instant pour maîtriser l’angoisse que je sentais sourde en moi. Il me tendit le sachet et je pris une sucrerie presque machinalement.
— Dans l’imaginaire populaire, le voyage dans le temps ne peut se faire que dans le passé, ou bien uniquement vers un futur meilleur. Les gens ne peuvent concevoir que notre futur soit… le début de la fin.
L’ours fondait entre mes doigts, dégouttant son enrobage sur les pavés. La guimauve blanche commençait à percer sous le glaçage, squelette improbable… Je frissonnai instinctivement.
— L’enfant voyage entre deux réalités alternatives : un monde parfait où l’homme s’est surpassé au niveau technologique et relationnel. Un nouvel Eden.
L’ours s’écrasa à terre dans un bruit spongieux. J’essuyai mes doigts sur ma veste avant de poursuivre.
— Et l’Enfer sur terre. Une humanité régressée et dégénérée qui a nourri les monstres qui vont nous dévorer.
Enoch oscilla un instant, poussé par le vent qui chantonnait tout doucement dans le village endormi. Il peigna sans hâte ses longs cheveux blancs à la seule aide de ses doigts, perdu dans ses pensées. Une heure comme une minute auraient pu s’écouler avant qu’il ne reprenne.
— Vous avez tué les six premiers ?
Je me perdis dans la contemplation du pauvre ourson de guimauve tristement abandonné au sol dans sa mare de chocolat.
— Je n’en ai pas eu besoin. Les monstres les ont trouvés avant moi.
La nuit n’aurait pu s’achever sans un cri.