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L'Enfant Rêveur

Il était né aveugle et pourtant il voyait mieux que moi. Il effleurait les choses du bout de ses doigts aussi immatériels que lui et il parvenait à décrire un monde sans que je puisse l’égaler. Je lui avais demandé un jour pourquoi il passait le plus clair de son temps le nez en l’air. Il m’avait touché délicatement le bras et avait souri tristement.

« Parce que le ciel est la seule chose que je ne peux pas voir. »

Alors je lui décrivis le ciel. Mais il ne me crut pas.

« Une chose aussi magnifiquement banale ne peut pas exister. »

Il grandit. Beaucoup mais il ne s’en rendait pas compte et moi non plus. Il me quitta pour étudier l’art et subit l’étonnement des autres sans mon soutien. Il dessina et ses dessins présentaient tant de justesse à travers leurs traits qu’il en devient si ce n’est célèbre, du moins connu. Les couleurs se perdaient dans des océans multicolores pour laisser leur place aux matières. Les ombres n’existaient que par la froideur de leur contact et le soleil était la caresse réconfortante d’une légère main fraternelle sur le visage. Comment faisait-il ? Je ne sais toujours pas aujourd’hui. Mais un jour il cessa et revint vers moi pour me demander comment était le ciel, comme à chaque fois lorsque nous étions enfants.

Il en a eu assez de voir en touchant. Alors il a arrêté de regarder. Il a enfermé ses mains magiques dans de gros gants de cuir. Et à chaque fois qu’il se sentait perdu et aveugle, j’étais là pour lui toucher l’épaule. Il est resté longtemps dans cet état, sans se morfondre mais en s’isolant du reste de l’humanité, ermite croyant concentrer toute la sagesse des non-voyants par sa science du toucher.

 

Nous étions tous les deux dans mon jardin, installés dans des chaises longues, à contempler sans vraiment voir le coucher du soleil.

« Dis moi… qu’est-ce que c’est, le ciel ? »

La question me surprit, bien que je m’y attendais.

« Et bien… c’est une grande étendue bleue…

- Et le bleu, qu’est-ce que c’est ? »

Devant mon silence, il se mit à sourire.

« On ne peut pas toucher les couleurs. Les formes n’ont pas de couleurs. »

Et il est parti, drapé dans une dignité fausse que transperçait sa douleur.

 

Je ne l’ai pas revu pendant un sacré bout de temps. Plus d’ami pour me montrer la véritable surface des choses et je crois en être devenu plus aveugle que lui, refusant de voir les autres de peur qu’ils ne me contaminent avec leur envie de ne voir que le réel.

Il a sonné chez moi à deux heures du matin une nuit d’été, ses gants noirs d’aveugle perdus dans son sillage comme autant de sacs de lest. La montgolfière chercherait-elle de nouveau à toucher le ciel ?

« Côme ? Qu’est-ce qu’il y a… »

Il semblait plutôt agité.

« J’ai besoin que tu me fasses toucher le rouge. Et le blanc. Et le noir aussi… »

Assis à ma table de cuisine, on s’observait, mains jointes. Toucher les couleurs…

Une idée me vint. Je me levai et cassai un verre. Il sursauta.

« Qu’est-ce que tu fais ?

- T’occupe. »

Je cherchai l’écharpe de velours que mon ex avait laissée dans sa fuite de ma réalité et saupoudrai mes éclats divers au-dessus. Je pris sa main et la guidai.

« Vas-y doucement. Tu vois, c’est ça, le rouge.

- C’est doux.

- Oui.

- Mais c’est aussi agressif.

- Exactement.

- Ça dépend des circonstances ?

- Non. Ça dépend de ce que tu veux voir. »

Il se mit à sourire, illuminant la pénombre de ma cuisine par sa joie.

« Pourquoi tu me demandes ça au fait ? »

Il secoua doucement la tête, fier de ce qu’il avait appris, un sourire que je n’avais jamais vu teintant ses propos.

« Ecoute ça : Je me sens comme une rose rouge sang, piquée dans un buisson de lilas blancs.

- C’est de toi ?

- Non. Une fille m’a murmuré ça dans l’oreille. Et ça aussi : Je veux pouvoir tisser du bout de mes doigts le voile noir d’une soirée brumeuse avec toi.

- Ses vers ne sont pas très réguliers.

- Je voulais juste les comprendre.

- Tu as son numéro ?

- Mieux. »

Son bonheur me rendait presque aveugle à mon tour.

« Elle passe me prendre ce soir. »

Il me quitta à nouveau et je jetai l’écharpe rouge décolorée.

 

Il se maria en secret, sans personne d’autre qu’un prêtre, alors que cela faisait bien longtemps qu’il ne croyait plus en quelque chose qu’il était impossible de toucher comme le ciel. J’ai été blessé, bien évidemment. Il se moquait de mes croyances, avant. Et il les embrassait soudainement pour une fille à peine connue, une fille qui lui avait chuchoté une poignée de vers branlants et qui l’avait incité à toucher les couleurs. Il n’avait jamais pu admettre que mon ciel existait.

Il ne m’avait jamais demandé de toucher le bleu.

 

Encore une fois, il est venu me voir. Je le fixais en silence alors qu’il montrait son visage aux cieux, réfléchissant toujours à la manière dont les autres pouvaient percevoir ce que lui-même touchait.

J’ai pris la parole après avoir appuyé mon visage contre mes deux mains, comprimant ce sentiment d’abandon qui augmentait sans cesse depuis toutes ces années passées en la compagnie de cet ancien rêveur, un petit garçon qui, je me souviens, passait son temps à regarder un ciel qu’il refusait de voir exister.

« Plus besoin de moi pour toucher les couleurs alors ?

- Effectivement.

- C’est agressif.

- Oui.

- Sans être doux.

- Je n’ai plus besoin de personne.

- Même plus de toi. »

Il me fixa de ses yeux vides.

« Exactement. »

 

Je ne le croisais plus et il ne venait plus me voir. Il avait changé d’horizon, préférant celui de cette fille que je n’avais jamais vu au ciel de notre enfance.

Il se fit opérer. Des implants. Sa femme lui en avait parlé. Il ne m’en avait pas parlé. Et aussitôt il changea du tout au tout.

Je suis venu le retrouver sur un banc dans un parc quelconque où aucun arbre ne barrait cette vue sur le ciel.

Côme, te souviens-tu de moi ? Te souviens-tu de ma description du ciel ?

« Tout est banal », l’ai-je entendu murmurer.

Oui Côme, tout est banal, désespérément banal, mais c’est magnifique aussi, de voir le banal, te souviens-tu ?

Brutalement il posa ses mains sur ses yeux, refusant de voir.

Mais c’est trop tard, Côme. Si tu savais comme je t’avais envié de ne voir que ce que tu voulais voir…

 

Il ne parvenait pas à se souvenir de sa vision passée, de sa vision touchée. Ses doigts ne lui délivraient plus les informations dont il avait besoin et il ne voyait plus rien si ce n’est l’ordinaire, le merveilleusement banal qui avait soudainement perdu tout sens à ses nouveaux yeux.

Il quitta sa femme. Il quitta son boulot. Il quitta ce monde, aussi. Il avait trouvé une nouvelle drogue, celle des anciennes images qui le hantaient, il se shootait à ses souvenirs par l’intermédiaire d’acides.

« Je vois… »

Il répétait ces mots en continu, les yeux hagards et les mains tremblantes. Il caressait chaque chose, l’étreignait comme s’il craignait de ne plus jamais la ressentir que par ses yeux et aussitôt passait à une autre, dans l’espoir de ne jamais plus perdre son don, de réussir à outrepasser les chemins neuronaux que son cerveau avait élaboré avec ses implants, de retrouver les petites routes de campagnes que les influx électriques empruntaient autrefois du bout de ses doigts vers son esprit, liaison mille fois plus rapide que l’autoroute sans déviation, mille fois plus magique…

Il n’était plus rien qu’un sentiment de perte immense, accru par sa consommation grandissante de substituts de vie à l’aveugle. Il portait des lunettes de soleil si teintées qu’une simili-obscurité l’entourait presque en continu et il tombait régulièrement de sa double cécité ; l’enfant-rêveur avait dégringolé de son clair de lune et ne parvenait pas à esquisser ses premiers pas.

 

Alors il revint vers moi. Il titubait comme ivre, les yeux fermés, s’appuyant avec hargne sur les meubles, flagellant l’air par des mouvements brusques, désespérés. Où est donc passé l’être diaphane que j’avais toujours connu ? Il s’affala lourdement dans un de mes fauteuils, le souffle court, puis glissa à terre.

« Paul… »

Il pleurait, roulé en boule.

« Paul… Raconte-moi comme avant… »

Il leva vers moi ses yeux mouillés de larmes.

« Tu te souviens, hein, comment tu racontais, Paul… »

Devant mon silence, il gémit et cacha à nouveau sa tête dans ses bras.

« Raconte-moi ce que tu vois, Paul ! »

Doucement, je le serrai contre moi et lui décrivis le ciel que je nous avais imaginé, enfants.

Un ciel que l’on n’avait pas besoin de toucher pour y croire.

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 22/03/2017

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