Il sifflote doucement dans l’air matinal. Quand il est heureux, il pépie sans discontinuer ; s’il est triste, on ne l’entend plus. Et c’est vrai qu’il ressemble à un oiseau. Ses cheveux jamais coiffés sont pareils au plumage ébouriffé d’un oisillon mal réveillé. Il est fin et sec comme un moineau. Ses yeux ne se fixent jamais longtemps sur les choses ; ils volètent d’un nid d’attention à l’autre, toujours en quête de nouveauté, de miroir aux alouettes.
En automne, il met ce grand manteau que j’aime beaucoup et qui l’allonge encore plus. Et lorsque le vent fait danser les feuilles mortes, les deux pans de sa veste jamais fermée lui dessinent une paire d’ailes qui se soulèvent dans la bise.
Il dit que je suis une libellule et cela m’inquiète un peu même si j’en ris ; me mangerait-il de son appétit d’oiseau si je ressemble de trop à un insecte ?
J’aime bien flâner le nez au vent avec lui. Je n’ai pas trop compris quel métier il exerçait mais il a beaucoup de temps pour moi ; je squatte son nid de cigogne, perché dans une mansarde. Je m’approche d’une guitare que je frôle d’un doigt. Je me tourne vers lui, excitée comme une mouette.
« Joue-moi quelque chose ! »
Il secoue la tête ; il aurait l’air désolé si ses lèvres savaient montrer autre chose qu’une moue désabusée.
« Toutes les chansons que je connais finissent mal.
- C’est faux.
- Ah non ? Tu devrais mieux écouter la dernière note. La dernière petite note. Elle est triste. »
Il tourne le dos à l’instrument et je le saisis. A peine mes ongles frôlent-ils la corde qu’elle se rompt comme s’ils avaient été la plus pointue des serres. Il s’élance et attrape cette pauvre guitare comme un bébé, se voûtant pour la protéger de son corps. Puis, lentement, sans lever les yeux du cadavre de l’instrument, il se déplume face à moi.
« J’ai déjà été marié. Il y a dix ans. Depuis je ne joue plus.
- Tu t’es marié à dix-huit ans ? »
Je ris et ses yeux perçants me fixent.
« Ça te dérange ? »
Je baisse la tête, fautive. J’ai cassé la guitare de mon rossignol et celui-ci ne chantera plus jamais pour sa libellule.
Le jour de mes vingt ans, il s’est mis à genoux, ses ailes brunes balayant le sol à ses pieds, aussi maladroit et majestueux qu’un albatros. Il a demandé ma main et je n’ai pu que refuser.
« Je suis enceinte.
Je contemple son air de roitelet blessé et j’ai envie de le prendre sous mon aile, de le réchauffer comme une poule près de mon cœur. Mais mon ventre a tracé une distance infinie entre nous, même à vol d’oiseau il mettrait au moins vingt ans à la franchir.
Je sors lentement du restaurant sans oser regarder tous ces vieux coqs qui me toisent, horrifiés.
Je lui en avais mis plein les yeux, de ces paons qui se rengorgeaient comme des toucans. Mais il ne leur a jamais volé dans les plumes. Non, il est resté stoïque, digne comme un héron et drapé dans cette politesse raide caractéristique des échassiers. Il doit me prendre pour une bécasse.
Après plusieurs jours à l’éviter, j’ai enfin accepté de le retrouver dans un café où il parlait avec une perruche bien apprivoisée. Devant mon temps d’arrêt style chien de chasse sentant des faisans embusqués, il l’a présentée.
« Elle s’appelle Gaëlle. »
J’ai vu la grimace qui s’est emparée de son visage, comme si la prononciation de son nom lui coûtait autant que de pondre un œuf. Il a toujours détesté les prénoms en « G ». Mon cœur battait la mesure de mes erreurs et j’avais envie de piailler comme une dingue pour effaroucher cette gazelle qui pensait m’envoler mon homme-oiseau.
Au lieu de ça, je lui ai tourné le dos et je suis rentrée chez moi.
Il est venu me chercher dans le bar, silencieux. J’ai vaguement conscience d’avoir fait tout mon possible pour attirer l’attention sur moi. Comme un oiseau de paradis voulant se faire voler ses plumes. J’ai fait du bruit, beaucoup de bruit contrairement à mon habitude. Je crois qu’il y a eu une bagarre ; puis on est partis. Je me suis retrouvée brutalement dans mon lit, mon homme oiseau perché au-dessus de ma tête. Il ne souriait pas, ne chantait pas ; il avait un air triste et des yeux humides dépourvus de larmes.
« Tu aurais dû me dire oui, Jezabel. »
Le noir m’a rattrapée.
Malgré la gueule de bois qui m’alourdissait, j’ai couru. « Jezabel. C’est mélodieux. » Ce sont les premiers mots qu’il m’a chanté, la sérénade unique qui aurait pu servir de parade si seulement j’avais eu l’idée de l’écouter au lieu de bavarder en continu comme une pie.
L’homme s’est envolé. Ne reste plus au sol que sa guitare, cette guitare dont j’avais cassé une corde. Cette guitare qui lui donnait les ailes de ses rêves.
~Bezuth