La Gamine Sans Nom

Savez-vous que l’air a un goût ? C’est ce que j’essaie d’apprendre à mon humain. J’essaie de lui apprendre à laisser filtrer sa langue entre ses lèvres pour goûter le fond de l’air. Plutôt frais aujourd’hui, ça goûte le fromage à tartiner.

 

Mon humain me parle parfois de sa vie avant moi. Il avait une fille, vous savez ? Toute petite elle avait décidé qu’elle n’aurait pas de nom.

Pas de nom, elle s’effaçait devant tout le monde, devant tout. Elle ne bougeait jamais, ne faisait pas un bruit. Mais elle est morte avec fracas pourtant. Sa fille est morte et du coup il m’a pris, moi. D’après sa description, j’ai décidé le goût qu’elle avait : chocolat.

Elle a quitté sa vie avec fracas et cela a fait perdre foi à son fils. Elle était trop délicate, trop fragile, trop diaphane ; elle est morte. Mais son fils a survécut.

Le beau-fils de mon humain en a également été tout retourné. Lui, il avait le goût du vent, changeant, un peu humide et un peu sec. Il a pris le large, chargé des embruns du chagrin, et le petit-fils a atterri chez sa tante.

Une femme bien. L’ainée de la famille, elle a le goût des murailles éternelles, des pyramides millénaires, des roches premières. Elle l’a bien élevé. Le fils de mon humain n’a jamais vu son neveu. Je ne pense même pas qu’il soit au courant de son existence.

Il a un goût épicé, cet humain, non, acidulé. Il est piquant par sa folie mais sucré dans sa douceur. Il était la vie même, comparé à sa sœur, mais cela n’a pas empêché qu’il se meure lorsqu’elle a cessé de vivre. Il s’est enfermé loin du monde, a cessé de parler. Il a prit le goût amer d’un caramel grillé.

Oui, le caramel grillé que l’on ne peut s’empêcher de goûter tout de même et dont la sensation désagréable nous englue la bouche par la suite.

 

Il m’a mis un coup de pied, la dernière fois qu’il est venu voir son père.

 

Elle ne parlait pas, cette gamine. Son silence avait le goût de sa mutinerie. Une mutinerie qui prenait la saveur d’une grève du bruit.

Une grève contre quoi ? Contre le monde. Elle était muette par choix, cette gamine sans nom.

 

Son gosse grandit bien. Lui il a l’épice de l’aventure, un goût de curry sucré et un peu piquant. Il ne ressemble ni à sa mère fracassée comme une vague murmurée sur le sable humide, ni à son père, saveur éphémère de brume légère de soirée. Ça viendra.

Il se bonifiera avec le temps, prendra le pire des deux pour en sortir le meilleur, comme un chocolat trop amer auquel on rajoute du beurre de cacao.

Oubliez ça.

Son goût me semble prometteur, c’est tout. Son histoire sera belle.

 

Le père est parti, il a tourné avec le vent qui souffle dans ses bronches le regret de ce qu’il n’a pas fait. Il aurait pu la sauver. Il n’est pas acide lui, par rapport au caramel brûlé. Non, il est plus insipide, presque subtil mais il lui manque quelque chose pour que sa saveur soit autre que dérangeante.

Une pointe de présence peut-être.

 

La gamine sans nom a disparu de leurs vies et lui il s’évanouit, le gosse fourgué à sa sœur qui l’a déjà élevé, lui. Il est parti se noyer dans d’autres nids.

Pourtant, tout n’est pas de sa faute. C’était un accident, le goût du métal froissé, le goût du cuivre, le goût de mort.

Arrêt de vie, plus de chocolat. Disparition du nom et de tout ce qui rattachait cette gamine à son goût de silence.

Le silence l’a prise.

 

J’ai vu d’anciennes photos. Elle souriait, le petit aussi et l’oiseau débraillé esquissait sous son long bec ce qui pouvait ressembler à un rictus de joie si seulement ses yeux n’avaient pas pris cette teinte de surprise.

J’adore le goût des souvenirs.

 

C’était peu de temps après l’accouchement. Il y avait de petites complications, le gosse avait filé chez son grand-père, la gamine à l’hôpital et l’Homme-oiseau… personne ne le sait.

Elle l’avait appelé à la sortie pour lui dire que tout allait bien, de sa belle voix silencieuse qui goûtait l’eau fraîche.

Elle lui a dit qu’elle l’aimait, que s’il voulait bien venir la chercher ça serait cool et que le soir ils dîneraient sûrement de la palette à la diable avec des pommes de terre. A l’eau.

La messagerie avait enregistré ses dernières volontés.

 

Guilhem lui en veut toujours d’être arrivé en retard. Trop tard. Jamais pressé, l’oiseau mouillé, il vole toujours à contre-courant et le vent lui ébouriffe ses plumes mal fagotées.

La gamine sans nom est montée avec fracas après avoir vécu sans bruit. Une voiture incontrôlable. Un trottoir rabaissé. Deux yeux grands ouverts sur la mort et c’est fini, plus de bruit pour celle qui n’a plus de nom.

 

Trop tard, dans son retard, l’oiseau avait trempé sa plume dans le sang d’une histoire écrite à l’avance et dont la dernière page avait été chiffonnée.

Je pense que ce jour a eu pour tout le monde la saveur salée d’un cauchemar qui ne finit pas. Ou qui se termine sur une vie, sur un cri.

 

J’ai vu mon humain vieillir, prendre le goût des vieilles choses, l’aspect d’une pomme oubliée.

J’ai vu le caramel grillé noircir encore plus, comme si personne n’avait retiré la casserole du feu. Je l’ai vu regoûter à la vie. Puis s’en dégoûter.

Lise. C’est ce qu’ils ont marqué sur sa tombe. Mais ce n’est pas elle ; elle n’a pas de nom.

 

Il avait une dizaine d’années quand elle s’est envolée et il l’adorait.

Il n’a pas eu le droit de venir à son enterrement et il l’a haïe.

Et pendant les trente ans qui ont suivis, il a vécu avec ce fantôme à la main, puis dix années après une deuxième fille, une deuxième Lise.

Une lyse de son âme ; bis repetitas.

Il a voulu oublier. Il n’a pas réussi. Il a arrêté ses études et il s’est mis à dessiner. Il s’est rendu compte qu’il était doué et qu’il ne ferait pas des maths sa vie.

 

Il l’a beaucoup dessinée. Lise. Les deux, fusionnées en une seule. Puis il a arrêté ça aussi, il a tout brûlé. Et il a effacé totalement sa mémoire.

Du moins a-t-il essayé.

 

Mon maître… La gamine sans nom était sa fille. Lui, il a le goût de l’amour mais dans sa bouche je sens la mort.

Il a tout perdu. Sa femme, sa fille, son fils. Il comprend tout à fait qu’il ne vienne plus… mais parfois ca devient trop lourd.

Alors il cherche à clore son histoire. Mais je suis là, je surveille.

 

Aujourd’hui il s’est mis en tête d’utiliser les grands moyens. Je miaule plaintivement, alors qu’il monte lentement sur son tabouret de cuisine. Il goûte la fin et je n’aime pas cette saveur lourde de terre humide.

Si je pouvais parler, humain, je te dirais tout ce que je pense de ta petite famille éclaircie.

Descend de là.

C’est une connerie.

 

Mais mes cris ne servent à rien et je goûte l’air chargé d’encre avant que le facteur ne sonne. Tranquille, mon maître descend et ouvre la porte, résigné à prendre son courrier pour la dernière fois. Ça m’étonne que le facteur ne le voie pas.

C’est une remplaçante aujourd’hui. Une femme souriante aux grands yeux de libellule.

« Bonjour ! J’ai un colis pour vous !

  • Bonjour mademoiselle. Franck n’est pas là ?
  • Son fils est malade, j’ai pris sa tournée. »

Elle jette enfin un coup d’œil vers l’intérieur, attirée par mes feulements trop bruyants. Ses yeux s’ouvrent encore plus tandis que mon humain reste comme pétrifié devant son courrier.

La saveur collante du caramel grillé descend jusqu’à moi.

« Monsieur… vous êtes sûr que ça va ? »

Goût sucré des larmes de joie. Goût de pluie sur l’herbe. Goût de bonheur.

Mon vieil homme hoche la tête, ému.

 

Ses deux bras lâchent tout pour s’enrouler autour de la libellule salvatrice, qui goûte la surprise.

« Monsieur ? »

Une carte glisse vers moi, je la lèche du bout de mes babines, circonspect. Caramel trop cuit, qui attache un peu mais quand même.

Une carte simple, petit bout de carton griffonné, mais qui vient de sauver le monde.

Trois mots attendus depuis si longtemps qu’ils en sont devenus assez forts pour arracher un vieillard à la mort.

« Bon anniversaire, Papa. »

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 27/03/2017

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