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La Vieille Dame

Je m’appelle Aïda, comme l’opéra de Verdi. Si vous connaissez l’histoire, vous savez que le happy end n’est pas vraiment programmé. C’est un peu comme Notre-Dame-de-Paris.

Je préfère donc attendre la vie de pied ferme et ne pas imaginer des ailleurs meilleurs. On tombe de moins haut quand on n’est pas élevé par de pathétiques espérances. Je n’ai pas toujours été comme ça. Avant mon divorce, j’étais plus dans le côté « princesse » de l’histoire ; je virevoltais à travers les tracas avec la grâce aérienne d’un personnage Disney. Je croyais même que j’avais un don, à l’époque. Le don de comprendre les gens.

Comme je me trompais.

 

Aigrie par une vie si différente de mes rêves, je suis entrée un peu par hasard au service de la vieille dame. Avec l’âge, elle avait de plus en plus de mal à faire son ménage et cruellement moins de visites. Peut-être ai-je pensé faire ainsi pénitence de ma naïveté.

« C’est un joli prénom. »

Je ne souris même pas. Je n’ai plus envie que quiconque voie mon sourire. On me l’a déjà volé…

« J’ai certaines exigences du point de vue du ménage. Vous ne devrez en aucun cas utiliser de produits chimiques, rien que de l’eau chaude. »

Je lève un sourcil, interloquée malgré mon envie d’être blasée. Ses rides se transforment, deviennent d’immenses ravins protégeant la vallée magique de son sourire.

« Je suis très sensible. »

Elle m’a observée du coin de ses yeux à moitié plissés, inquiétante par sa jovialité de mamie inca desséchée. Quand j’ai eu fini de dépoussiérer ses affaires, je me suis assise face à elle dans un de ses étranges fauteuils à oreilles sortis d’un autre temps ; comme leur propriétaire.

En silence, je l’ai fixée, attendant qu’elle parle, qu’elle commande l’interaction sociale qu’elle s’était achetée.

Même assise, elle est imposante. Une force naturelle émerge d’elle, comme si elle était capable de tout gérer, de tout savoir et d’agir en conséquence.

A dire vrai, j’ai du mal à imaginer qu’elle ne parvient plus à tenir sa maison seule. Elle parait si forte.

Mais muette.

 

Elle s’est décidée à parler au bout de deux heures, choisissant de me déstabiliser.

« Vous sentez très bon.

- … Merci… Si vous voulez, je peux vous donner le nom de…

- Non, je connais votre parfum. On m’en a offert un flacon à Noël passé. Personnellement, je trouve qu’il empeste. »

C’est mon tour de ne plus rien dire pendant un moment, perdue dans la compréhension de cette femme étrange.

« Je ne comprends pas.

- C’est simple. Votre odeur m’est agréable. Comme lorsqu’on pend le linge dehors et qu’il prend le temps de sécher ; ça vaut tous les assouplissants et les produits chimiques du monde. »

Elle a un petit ricanement granuleux, on dirait qu’elle a avalé une poignée de sable, enfant enterré sur la plage par ses frères et sœurs.

Qu’en saurais-je ? Je suis fille unique.

« Je vous ai prévenu que j’étais sensible ! »

Elle saute sur ses pieds avec la vivacité de l’eau qui court et à nouveau je doute de son statut de grabataire. Mais avant que je ne puisse protester, elle me pousse vers la porte avec force, m’arrachant la promesse de revenir demain, à la même heure. Elle interrompt son geste, le portillon de fer rouillé s’arrête à mi-chemin de se claquer dans mon dos.

« Une dernière chose, petite fleur. »

Je ne me formalise pas du surnom et tend une de mes oreilles à la vieille dame.

« Vous devriez vous aimer plus. »

Grincement de fin du monde du portail et la vieille dame s’évanouit dans la fraicheur de cette soirée d’automne, si vite que je la crois dopée aux cartoons de mon enfance.

 

Un jeu de dames m’attend, face au fauteuil que j’occupe lors de nos longues conversations sans aucun sens. La vieille dame sourit et m’invite à m’assoir et à choisir ma couleur.

« Je ne sais pas jouer. »

Sa réponse est immédiate, Speedy Gonzales de la répartie.

« Je ne veux pas que vous jouiez, je veux que vous réfléchissiez. »

Je choisis les noirs et elle commence. J’imite son geste et lève les yeux sur son regard qui m’autopsie, clair et puissant malgré son début de cataracte.

« Que sentez-vous ? »

Elle a l’art de me déstabiliser et elle le sait, depuis deux semaines qu’on se connait. Mais connaître est un bien grand mot pour juger cette relation.

« Comment ça ? »

Son doigt pointe le pion que je viens de bouger.

« Portez-le à hauteur de nez et dites-moi ce que vous sentez. »

Je m’interroge longuement en moi-même sur sa santé mentale ; ce n’est peut-être pas son physique que le temps a fragilisé ? Mais je juge préférable de lui obéir : il ne faut pas contrarier les fous, dit-on. Je tourne le petit palet de bois poli entre mes doigts, hésitante à respirer les grains de poussière qui en maculent la surface. Comment peut-il y avoir autant de poussière dans cette maison que je nettoie tous les jours ?

« Alors ? »

Son impatience pousse ma main vers mon visage et j’inspire profondément avant de poser sur elle un regard désappointé.

« Rien. »

Vive comme l’éclair, elle est dans mon dos, ses mains posées sur mes épaules. J’aimerai me dégager mais c’est stupide, j’ai peur de la casser. De près, ses mains semblent si faciles à briser… Quid de son apparente stabilité ?

« Fermez les yeux. »

Sa voix rocailleuse se glisse jusqu’à mon oreille, serpentine, et j’obéis sans savoir pourquoi. Ses mots sont porteurs d’une promesse, c’est comme s’ils me disaient « Je vais te réparer, petite fleur ». Mais me réparer de quoi, vieille dame ?

 

C’est notre exercice quotidien, à présent. Elle me fait renifler tout un tas de trucs et je suis censée deviner ce qu’ils sont.

En grande partie des souvenirs.

Quand je lui ai dit ça, ses yeux si gais se sont emplis de larmes et j’ai même eu l’impression que son nez tremblait.

« Et quelle odeur ont les souvenirs, petite fleur ? »

Sa voix étouffée m’a poussée à me lever de mon fauteuil et à la prendre dans mes bras.

« Ils ont l’odeur du sable humide, du linge oublié dans une armoire et des bouquets de fleurs séchées abandonnés, ma vieille dame. »

Elle s’affale dans mes bras, comme si j’avais trouvé son bouton d’arrêt d’être forte.

« Aïda… »

Je sais d’avance quelle va être sa question et je me crispe, prête à recevoir le coup.

« Pourquoi ton mari t’a-t-il quittée ? »

 

Je lui avais jeté à la figure de mauvais vers, tiré des poèmes de mon imagination et il était tombé dans ces filets boiteux qui auraient fait rougir de honte Apollinaire, Rimbaud et les autres. Je l’avais enchaîné à moi par les liens de l’amour et du mariage, mots et papiers dans le vent qu’on peut brûler d’une simple signature.

Il touchait tout ce qui passait, pour voir sans pouvoir.

Il touchait tout, sauf moi. Il ne voulait pas, de crainte d’être déçu si un jour il me voyait de ses yeux.

Il ne voulait pas m’imaginer…

Alors je lui ai parlé de l’opération.

Et les enfers se sont ouverts devant moi en même temps que ses yeux.

 

J’ai poussé la vieille dame dans son canapé et je me suis enfuie en refermant soigneusement le portillon, sachant qu’il me faudrait revenir affronter son omniscience lundi matin.

Juste un week-end pour me préparer.

 

Tous les week-ends de ma vie n’auraient pu me préparer  à ça.

« Aïda, laisse-moi te présenter Paul. »

L’odeur de la liberté me frappe de plein fouet, comme s’il s’était pendu lui-même sur ce fil à linge battu par le vent, pas seulement ses vêtements. Il est grand, mince, un peu ébouriffé. Un peu plus vieux que moi, comme mon ex-mari. Je chasse ce vent de colère qui s’incruste dans mon analyse de l’odeur de cet inconnu et panique en découvrant ce sourire tendre qu’il m’adresse. Lentement, presque contre mon gré, depuis mon cœur qui me fait affreusement mal, monte un sourire.

« Enchantée. »

La vieille dame a des relents de victoire.

 

« Ça se passe bien, avec Paul ? »

Je décime les rangs de ses pions noirs sans parvenir à effacer la joie qui coule d’elle comme une fontaine à parfum.

« Je ne sais pas. A vous de me dire ? »

Ses yeux sourient et elle gagne une dame.

« Votre dernier rendez-vous lui a énormément plu. D’ailleurs, il sent la fraise, cela a presque quelque chose d’écœurant.

Alors c’est ça, l’odeur du bonheur ? La fraise ? »

Sa main intercepte la mienne, prête à remonter une nouvelle échelle de ses pauvres pions désarmés sans leur dame, vagabondant au loin.

« Déçue ? »

Ses yeux cherchent une réponse tandis que son nez scrute l’air pour détecter une éventuelle odeur de rance. Je secoue la tête, réprimant ce sourire que je réserve à une seule personne, la seule capable de les déclencher. La vieille dame lâche ma main et se lève promptement, Bip-Bip en longues jupes affreuses cachant des bas de contention plus abominables encore.

« Vous savez qu’on en fait de plus sexy, maintenant ? »

Elle ne répond pas à ma pique devenue habituelle et retourne son secrétaire.

« Qu’est-ce que vous cherchez ? »

Elle s’arrête sans me répondre, ayant sûrement mis le nez dans ses affaires. Ses mains tremblent…

« Tu sens bien, Aïda.

- Vous voulez dire…

- Je sais ce que je veux dire. »

Je me lève, interloquée par ce comportement irrationnel, même pour la vieille dame à l’odeur des souvenirs oubliés.

Je m’approche et je découvre le trésor qu’elle protège de ses mains ridées, un vieux cahier qui a l’air d’avoir vécu, dont les pages se détachent, pauvres feuilles maltraitées par une avidité de savoir…

Elle m’a dit de le lire, entièrement, correctement. Sans oublier une seule page. Et de sentir la vérité à travers les mots.

Comme elle me l’avait appris.

 

Le portillon se referme tristement sur moi, comme la porte d’une prison où ma vieille dame se condamne elle-même.

« Attendez ! »

Elle hésite mais s’arrête tout de même, acceptant silencieusement de répondre à ma question.

« Pourquoi aviez-vous besoin de moi ? Vous avez l’air parfaitement capable de tenir votre maison toute seule. »

Jamais je n’oublierai son regard si condescendant.

« Tu n’as donc pas senti, Aïda ? »

Elle s’est rapprochée du portillon, sans l’ouvrir. Nos deux visages se sont collés aux grilles, comme un enfant qui va pour la première fois à l’école et qui quémande un dernier baiser à sa mère. Pour le courage.

Mais je ne sais pas laquelle de nous deux est la mère.

« Je suis déjà en sursis, selon les médecins. J’approche de mes soixante-cinq ans alors que je n’aurais jamais dû dépasser soixante. »

Elle ne me laisse pas le temps de rétorquer que c’est impossible, elle a l’air si forte, comment pourrait-on deviner qu’elle est malade, et déjà sa porte claque ; ses mots me frappent avec le retard de compréhension qui me caractérise et je blêmis.

Puis j’agite violemment les bras pour chasser cette odeur de mort qui, maintenant que je l’ai sentie, m’obnubile alors qu’elle avait toujours été là sans me gêner, latente.

Le cahier coincé sous mon bras tombe à terre, effeuillant ses mots dans la rue.

Affolée, je rattrape la page arrachée et ses phrases m’attrapent.

Je lis l’histoire de la fille contrastée à même les pavés.

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 06/04/2017

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