Sentiments

Guilhem

« Guilhem ? »

La main me saisit et me force à me retourner. Je contiens ma mauvaise humeur et lève les yeux sur le propriétaire de cette main malpolie qui interrompt mes réflexions.

Manteau long, cheveux courts et ébouriffés auxquels mes yeux superposent un instant une teinture bleue, le temps d’un battement de cils, puis plus rien qu’un visage inconnu aux grands yeux de libellule, surpris.

 

Jezabel

Il n’a pas changé et il ne se souvient pas de mon nom, ni de mon visage, bien sûr. Moi j’ai cru pouvoir l’oublier mais je n’en pouvais plus de détourner à chaque fois les yeux. Je sais que c’est lui, sans avoir besoin de le prouver, même si entendre sa voix me conforte dans mon impression. C’est lui.

 

Guilhem

Le nom me frappe, il était resté caché dans un coin de mon esprit, ritournelle énervante qui reprend à présent la place représentée par son ornière sur le chemin de ma vie, alors que je retrouve les traits de son visage.

 

Jezabel

« Jezabel. »

Je vacille, étonnée.

« Tu te souviens de moi ?

- J’aurais aimé te répondre non. »

Je stoppe la conversation à ce niveau, sans sourciller. J’aurais dû m’en douter.

 

Guilhem

Je m’en veux même si j’ai envie de m’en foutre totalement ; cette fois-ci c’est ma main qui vole pour la retenir.

« Excuse-moi. J’ai été diagnostiqué autiste mais j’essaie de me soigner. Reste. »

Elle sourit, peut-être sincèrement mais cela ne me réconforte pas autant que le soleil autrefois offert par celle que je veux oublier.

« Ma fille m’attend. »

 

Aïda

Maman s’est ramenée avec quelqu’un que je ne connais pas et cela m’ennuie assez. J’ai besoin de lui parler de la vieille dame…

Guilhem

Que dois-je faire de cette grande perche qui ne ressemble pas du tout à sa mère et me regarde comme si j’étais le pire homme de la Terre ?

« Aïda, voici Guilhem. Guilhem, Aïda, ma fille. »

Très bien, présentations rapides. Je dois lui serrer la main ? Non, elle me fait la bise mais ses yeux restent froids et méchants.

« Vous faites quoi dans la vie ? »

Ça y est, la phase d’agression. Mettre l’autre à terre pour le dominer.

« Je marche et j’essaie d’oublier.

- Oublier les femmes que vous avez fait souffrir ?»

Jezabel ne sait plus sur quel pied danser et je m’en moque, je ne suis pas touché. Puis dans ce visage ravagé par la hargne, je vois se dessiner ces traits tant aimés… Cette brève hallucination aura suffit pour me faire enfin pleurer.

 

Aïda

J’ai été trop loin et maman a l’air aussi choquée que moi. Il paraissait si détaché… Maman ne sait plus où se mettre, elle ne sait pas quoi faire pour rattraper cet homme qui s’est effondré.

« Elle ne voulait pas dire ça, excuse-la, elle vient de divorcer… »

On s’en fout maman, de mon divorce !

Je m’avance vers cet homme cassé et je le prend dans mes bras. La vieille dame dirait qu’il a l’odeur de mon père, si seulement je savais qui est mon père.

 

Jezabel

Je n’étais pas préparée à ça. Quelque chose l’a brisé, cet être que je croyais impavide. Quelqu’un l’a tué.

« Plus sérieusement, je suis concepteur graphique dans une boîte de jeux vidéos. »

Il s’est déjà remis mais il n’aurait jamais dû parler de dessin.

Aïda le fuit comme la peste mais il est revenu à son état initial et ne s’en soucie pas.

 

Guilhem

La fille aux yeux changeants a battu en retraite dès que j’ai parlé de mon boulot ; elle est étrange, presque aussi étrange que le vide dans ma vie.

« Mon ancien mari était aussi…

- Ah. »

 

Aïda

Je suis stupide, il n’en a rien à faire. Je devrais ouvrir les yeux mais ma colère contre Côme m’a rendue aveugle.

C’est absurde.

 

Guilhem

Cette fille est blessée, au moins autant que sa mère. Mais ce n’est pas ma faute, moi je ne l’ai pas détruite à ce point, Jezabel, sinon elle n’aurait pas agrippé mon manteau.

Quelqu’un est passé après moi, quelqu’un qui a réduit en miettes son âme et la lui a envolé, convoyé loin d’elle, tellement loin qu’elle s’étiole à présent.

 

Jezabel

C’est la première fois qu’elle parle de Côme. C’est la première fois qu’elle le mentionne au lieu d’avoir un accès de rage. Et elle passe à autre chose sans pleurer.

« La vieille dame m’a encore parlé de son neveu aujourd’hui. Il paraît que le dernier rendez-vous qu’on a eu lui a fait très plaisir. »

Elle passe à autre chose, forte femme, c’est ma fille ! Dire qu’il n’a suffit que d’un homme pour me détruire et que ce n’était même pas ton père…

 

Guilhem

« Il vient toujours manger avec nous ? »

Comment faites-vous ? Comment vivez-vous sans montrer vos rayures, vos fractures ? Vous vous souriez alors que cinq minutes à peine auparavant nous étions au bord du gouffre…

Folles femmes brisées…

Comme j’aimerais vous ressembler.

« Il arrive dans dix minutes. »

 

Aïda

«  Guilhem, tu veux que je te fasse visiter la maison ? »

Je sais ce qui m’a poussé à prendre cet homme dans mes bras. Guilhem. C’est le nom inscrit dans le carnet. C’est absurde, ce carnet n’est qu’une histoire, rédigée à la main mais inventée…

Mes pensées tournent à une vitesse folle, mêlant passé futur et présent invécu.

 

Guilhem

« Maman au fait ! Je t’ai déjà parlé de Lise ? »

Je manque un battement et le froid m’envahit soudainement.

« C’est une fille géniale, tu sais ? Récemment elle s’est colorée les cheveux en bleu clair… »

Je me sens vidé, prêt à chuter à nouveau. Cela faisait si longtemps…

« Bleu ? Quelle horreur ! Cela doit jurer avec le orange.

- Non. C’est magnifique, bleu et orange. »

Elle me fixe d’un air surpris, puis ses yeux se souviennent.

« Oh… Tu es toujours avec…

- Elle est morte. »

Et voilà, vingt ans que je les évite, ces mots, ma tête doit faire peur car la scène semble s’être figée, les filles ont du mal à respirer.

Aïda se reprend tout de même, tout doucement. Elle hésite, ses yeux cherchent à se faire apaisant et non plus colère et puis elle me tue.

« Vous avez relu votre carnet après ça ? »

 

Jezabel

Je ne comprends pas de quel carnet Aïda parle, Guilhem est pâle comme la mort et je m’en veux d’avoir parlé de cette fille aux cheveux bleus. Aïda produit un vieux cahier aux pages volantes et en sort une feuille aplatie par des années de lecture.

« Vous devriez lire la dernière note. Elle parle de quelqu’un que je connais et je ne pensais pas que tout cela était réel avant d’avoir vu votre réaction. »

 

Aïda

Il ne réagit pas, il reste là, bras ballants, à me fixer. Le papier tremble entre mes doigts et je sens que je vais moi aussi me mettre à pleurer. On toque à la porte et c’est un gong qui me sauve.

 

Jezabel

Aïda file ouvrir avec une joie que je ne lui connaissais plus et son rire résonne pour accueillir le bouquet de roses de ce nouvel ami. Elle débarque les bras encombrés et mon cœur se réchauffe de la voir sourire. Un deuxième bouquet apparaît soudainement pour s’échouer dans mes bras et lorsque je lève la tête pour remercier qui de droit, mon bonheur s’évanouit.

 

Guilhem

J’ai lu la page abandonnée par Aïda. J’ai compris. Du moins je l’espère.

Et je lui en veux.

« L’Homme-oiseau. »

Jezabel balançant une brassée de fleurs dans le visage d’un long jeune homme à l’aspect ébouriffé me distrait de mes noires pensées.

La fille s’enflamme, est à deux doigts de gifler sa mère et je retiens sa main avant qu’elle ne s’envole dans un geste regrettable.

 

Aïda

« Lâchez-moi. »

Sa main force mon bras à redescendre le long de mon corps et la pression disparaît. Je reste furieuse mais je ne dois pas faire de geste de colère ; pas aujourd’hui, pas devant Paul.

« Vous vous trompez, madame. Je m’appelle Paul. »

 

Jezabel

J’ai été idiote, mais il lui ressemble tant… Je me suis esquivée pour dresser la table mais j’ai eu le temps d’apercevoir le regard assassin de ma fille ; c’est tout à fait lui mais en tellement plus jeune. Ses cheveux, sa voix, son manteau… L’idée me traverse tout à coup, c’est son fils. Ça ne peut être que son fils.

 

Guilhem

Le repas semble mort, personne ne parle et chacun observe son assiette.

« Ainsi… Il a cessé de roucouler dans tous les nids et il s’est enfin posé… Ta mère s’appelle Gaëlle ?

- Non.

- Alors comment elle s’appelle ?

- Je ne sais pas. Elle s’est envolée pour le ciel bien avant que je puisse m’en souvenir. »

Jezabel rougit et pique du nez vers son assiette.

« Est-ce qu’il t’a déjà parlé de moi ?

- Maman ! »

Aïda est à nouveau à deux doigts de lever la main et je prépare la mienne mais les yeux de Paul se mettent à sourire, apaisant.

« Non. Mais il parlait souvent d’une libellule très difficile à attraper. »

 

Aïda

Maman quitte la table à toute vitesse et ça m’inquiète même si je ne trouve pas son comportement correct vis-à-vis de Paul. Guilhem se lève et va la rejoindre, lentement, la dernière note chiffonnée dans son poing serré.

Je sens mes lèvres esquisser un sourire d’excuse gêné à Paul qui me regarde d’un air légèrement amusé.

 

Guilhem

Elle pleure. Bien évidemment qu’elle pleure ; cet Homme-oiseau, ça doit être sa fille contrastée à elle, son rêve.

« C’était le père d’Aïda, l'Homme-oiseau ?

- Non, ça aurait dû… »

Ses mains tremblantes cherchent à cacher ses yeux.

« J’ai tout raté, totalement de ma faute… »

Sa voix s’étrangle et je m’accroupis près d’elle pour éloigner délicatement le rideau de ses mains de son visage.

« Laisse moi te raconter une histoire merveilleuse, invécue et pourtant si réelle, l’histoire de la fille contrastée… »

 

Paul

Premier contact : game over.

« Je suis désolée, je ne sais pas pourquoi…

- C’est pas grave, t’inquiète. »

Je souris à cette fille qui a besoin d’être rassurée et mes yeux se promènent dans la pièce sombre pour finalement tomber sur un cahier rapiécé comme une veste adulée.

« Tu permets ? »

Elle acquiesce, heureuse que je ne me sois pas déjà enfui face aux assauts de sa mère. Mes mains tremblent et je caresse les pages dont je connais par cœur le dessin formé par les mots.

« Où l'as-tu eu ?

- C’est ta tante. Elle me l’a donné. »

 

Aïda

Je vois ses yeux se voiler d’une affection sincère.

« Je ne savais pas qu’elle l’avait gardé. »

On a l’impression qu’il parle d’un vieil ami d’enfance perdu de vue, noyé dans la banalité et finalement échoué sur ma table de salon pour le plaisir de l’aider à se souvenir. Puis moi, je me rappelle de quelque chose d’important.

« Je suis désolée, je ne peux pas te le donner… »

Il lève les yeux, surpris.

« J’ai retrouvé son véritable propriétaire. »

Son visage allongé se fend d’un sourire.

« Tant mieux ! Tu me le présenteras ! »

Il repose le carnet et mes lèvres brûlent de relâcher autant de vérité.

« Il est là, avec maman. Guilhem est là. »

 

Jezabel

Je retourne dans le salon, un peu shoutée par toute cette histoire. La progéniture de l’Homme-oiseau a l’air profondément choquée, ses yeux écarquillés dévisagent Guilhem comme s’il n’était qu’un fantôme. Ce qu’il est en partie.

Et puis il a l’air de comprendre quelque chose, son regard s’éclaire et j’ai l’impression qu’il va se remettre à chanter. Il s’élance et tend le cahier si vivant.

« Je m’appelle Paul et ma tante m’a beaucoup parlé de vous. »

Je ne comprends pas et Guilhem non plus apparemment. Il se sent perdu, il perd pieds dans cette réalité qu’il vient à peine de regagner après avoir réveillé le rêve de la fille contrastée que pendant vingt ans il a essayé d’oublier.

« Vous connaissez Clémence je crois ? »

Je perçois un éclair de douleur contracter le visage de cet homme que j’avais essayé d’aimer.

 

Guilhem

Trop de souvenirs… Trop d’une fois.

Pourquoi… pourquoi tous aujourd’hui sur moi ?

 

Aïda

L’homme qui m’a montré que les contes de fées existaient, l’homme que maman a incrusté dans nos vies, il est parti. Il s’est enfui, courant d’air, ouragan doux, il s’est rué hors de la raison.

Trop de pression, je suppose.

Trop de souvenirs.

Et pas assez de temps.

Paul semble émerveillé. Maman s’approche de lui, hésitante.

« Vous le connaissez ? »

Il détache son regard de la porte grande ouverte par où s’est envolé l’amoureux de la fille contrastée et a tordu ses lèvres d’une moue comique, trop féminine pour son visage.

« Malheureusement non. Mais il me semble que c’est mon oncle. »

 

 

Paul

Je suis parti, laissant en plan mes deux femmes désespérées. Chemin faisant, je n’ai pas pu m’empêcher de chantonner, léger, heureux. J’ai laissé tomber mes clefs et je tâtonnais après l’interrupteur quand Côme a hurlé.

« N’allume pas ! »

J’ai fermé les yeux et je me suis laissé guidé par mes doigts tendus, comme il me l’avait appris. Une respiration lourde, basse. Le soyeux vide de mon canapé. Je me laisse glisser à terre, adossé au dossier de mon fauteuil préféré.

« Ça va, vieux ? »

Il grogne, comme un chien énervé.

« T’étais où ? »

 

Côme

Je suis perdu dans le noir et mes doigts ne veulent plus voir. Je déteste ces yeux, je déteste voir avec, c’est laid, le banal, où est donc passé le merveilleux de mes songes ?

« J’étais invité à manger chez la fille dont je t’ai déjà parlé. Et j’ai retrouvé quelqu’un que je pensais ne jamais voir. »

Mal de crâne, mal à ces yeux que je hais, que je veux m’arracher, mais je ne veux pas, je ne peux pas salir mes doigts magiques avec ces traîtres qui ont volé le ciel de mon enfance.

Et le visage de mon amour.

« C’était qui ? »

Il ne me voit pas et moi non plus, je ne peux pas le toucher, je ne peux plus voir, pour la première fois de ma vie je suis aveugle.

« Mon oncle. »

Je m’en tape de ton oncle, je veux que tu me parle de ton rêve, d’amour, de fille que je n’ai jamais pu voir, une fille que je ne vois pas…

« Non, la fille. »

Il remue un peu, je le sens sourire par la manière dont l’air se réchauffe.

« Elle s’appelle Aïda. »

 

Paul

Je sens Côme se crisper à côté de moi. Puis sa main me fracasse le nez comme une mouette s’abattant sur un rocher. Je me lève à la vitesse de l’éclair, surpris.

« Putain, mec !

- Enfoiré. »

Côme s’est levé, lui aussi, comme un chat, les yeux grands ouverts par la colère. Ils luisent dans le noir et il fait presque peur, ainsi.

Il fait peur quand il voit.

 

Côme

Aïda. Aïda. Aïda…

 

Paul

Je recule doucement vers l’entrée pour allumer la lumière mais il me voit et se jette sur moi, sans que je puisse faire un mouvement. Il frappe et frappe toujours et le temps semble infini, c’est une boucle sans fin qui m’enfonce dans un enfer où je ne comprends pas. Puis la lumière se fait et Gaëlle passe la pluie, marraine magique qui me sauve la vie.

 

Gaëlle

Deux garnements qui se battent, je les sépare et j’en prends un pour taper sur l’autre.

« Qu’est-ce qu’il se passe ici ? »

Je prends l’air sévère qui va bien avec la grosse voix et les deux garçons baissent les bras, l’un penaud et l’autre froidement mortel.

L’ancien aveugle fixe de ses yeux haïs son meilleur ami.

« Il drague Aïda. »

Je soupire, soulagée. Paul remue nerveusement.

« Mais qu’est ce que ça peut te faire ? »

Je secoue la tête, découragée.

Aucun tact celui-là, comme son père. Il suffisait d’un souffle pour raviver l’allumette et l’aveugle s’enflamme.

« C’est ma femme enfoiré. »

Et mon neveu tout pantois est horrifié.

 

Côme

Je suis furieux. La vie m’énerve.

« Pourquoi tu me l’as présentée ? Tu savais ? »

Je me perds dans mes rêves aveugles.

Aïda. Aïda. Aïda…

« Oui. Je l’ai même fait exprès. »

Puis tout retombe. Je m’affale au sol et ferme mes yeux qui font peur.

« Je suis désolé, Paul. Je sais pas ce qui m’a pris. »

J’abandonne cette bataille que je ne pouvais gagner.

 

Paul

Je reste là, stupéfait. Elle le savait !

« Mais comment as-tu pu ?! »

Son regard se fait sévère à nouveau et je me sens comme autrefois, enfant.

« Tu n’es pas heureux ? Bon, maintenant, silence. Quelque chose de bien plus important va avoir lieu. »

Je frémis et elle sourit de toutes ses dents.

« On va conclure cette histoire. Réunion de famille ! »

 

Le chat

Les participants du huis clôt arrivent un à un et je les connais tous, c’est flatteur. Celui qui a un goût de mangue et d’ananas garde ses nouveaux yeux fermés, comme s’il appréhendait la suite.

« Pourquoi est-ce que je suis la ? Je ne fais pas partie de la famille, moi… »

Mon humain se lève et pose la main sur l’épaule de l’aveugle qui ne veut pas voir et qui tressaillit à son contact.

« Tu as joué un rôle dans cette histoire, toi aussi. Et je suis sûr que tu brûle tout comme moi de connaître la suite ! »

Caramel brûlé reste dans son coin, sombre, le cahier perdu sur ses genoux qui tressautent selon le rythme secret de son cœur détruit.

 

Paul

Une boule d’appréhension tord mon ventre et je refuse de lever les yeux sur mon oncle, de peur d’être déçu. Et s’il ne m’aimait pas ?

La porte s’ouvre et Aïda entre en traînant sa mère apeurée. Côme ne parait pas s’en rendre compte même si je perçois la crispation de ses doigts ; il est capable de reconnaître une personne au son qu’elle fait en se déplaçant, à la sensation que l’air lui apporte de sa marche…

Puis trois personnes arrivent et ferment la porte. Je serre la main d’oncle Adrien, j’embrasse tante Clémence, je reste face à mon père, sans savoir quoi faire. Et on reste là, bras ballants, tels de drôles d’oiseaux décoiffés par le vent pris à contre-courant.

On me repousse et soudain c’est Guilhem qui fait face à mon père, pour quelques secondes seulement, car il rétale l’Homme-oiseau d’un coup de poing, l’envoyant valser au sol comme une plume de soixante-dix kilos.

« C’est de ta faute si elle est morte ! »

 

Le chat

Le caramel a tourné avec le vent et s’est enflammé. Il a maintenant un goût triste, un goût réchauffé. Et il pleure, petit humain, il pleure comme un gosse, le gosse qu’il est devenu à la mort de sa sœur, la gamine sans nom. La dame au goût de montagne hésite, doit-elle intervenir ? Mais déjà l’humain se calme et va se rasseoir, toujours pleurant, tandis que le moineau se relève, encore plus déboussolé que s’il avait manque l’heure de la migration.

Je laisse filtrer ma langue mais le regrette aussitôt car le goût de grillé est déjà de retour.

 

L’Homme-oiseau

Tout le monde est choqué par cet accueil mais moi je m’y attendais.

Je m’y attends depuis trente ans.

 

Jezabel

Je ne peux pas m’en empêcher, je l’admire, il se relève, l’air de rien, comme d’habitude, ô comme je le hais de rester aussi détaché !

Comme je l’aime.

Comme il y a vingt ans.

 

Aïda

Cet homme à couper le souffle s’est relevé et a épousseté ses ailes de manteau. Il a sourit à Paul, s’est avancé vers Gaëlle et l’a embrassée comme une sœur. J’ai vu maman détourner la tête, presque honteuse. Puis il s’est approché d’elle et a doucement relevé son menton.

« Bonjour, petite libellule. »

Maman a rougi comme une gamine et a tenté de se dégager, sans pouvoir se soustraire à ce regard d’échassier qui l’épinglait sur du liège.

« Bonjour. »

Ils se sont observés sous le regard de la pièce toute entière.

 

Guilhem

Il fait son numéro de charme, comme avec ma sœur, enfin il lâche Jezabel et passe au suivant, à la suivante, Aïda.

Il s’agenouille carrément devant elle et lui donne le baisemain, j’irais bien lui remettre un pain si j’arrivais à m’arrêter de pleurer.

Mais pleurer est tout ce qu’il me reste.

 

Gaëlle

Mon frère reste le connard prétentieux qu’il a toujours été sans jamais s’en rendre compte, par légèreté. Tout a toujours glissé sur lui, sur les plumes de sa cuirasse. Mais moi je sais que les flèches de Guilhem le transpercent.

 

Clémence

Je contemple tout ce beau monde, curieuse. Tous ces gens se sont déjà croisés sans savoir quel rôle ils jouaient dans la vie de l’autre. Et moi, je me sens un peu intruse dans leur monde, spectatrice interdite de cette lessive en famille.

Mais je ne suis pas la seule. Le jeune homme aux yeux fermés se lève dans le lourd silence, un sourire ironique sur ses lèvres.

« Vous permettez que je commence ? »

 

Aïda

Je détourne la tête, je ne peux pas regarder Côme, c’est plus fort que moi. Ma main est toujours emprisonnée entre celles de l’Homme-oiseau qui s’est relevé suite à l’annonce de mon ancien mari.

« Je suis aveugle. Mais il n’est pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir. Et moi je ne veux plus voir.

Oh, bien sûr, à une époque je cherchais à tout prix à voir. Demandez à Paul. Je voulais… je voulais qu’il me décrive le ciel, et il me décrivait quelque chose de magnifiquement banal, de bleu. J’aurais dû me contenter de tout ça.

Mais j’ai rencontré une fille, une fille pour laquelle je voulais voir encore plus et grâce à Paul encore j’ai touché les couleurs. J’ai épousé cette fille et j’ai voulu la voir.

Et quand je l’ai vue… J’ai vu aussi que le banal n’est pas magnifique. Et que le magnifique n’est pas banal non plus, mais ça, je viens juste de le comprendre, de le savoir. »

Côme ouvre les yeux, des yeux qu’il avait dirigés vers moi dès le début.

« Oui, je n’avais pas vu que tu étais magnifique, malgré tous mes talents d’aveugle qui voit tout.

Pour cette femme, je me suis fait opérer, j’ai perdu mon don magique de voir avec mes doigts. Et je l’ai détruite.

Je l’ai détruite par mon amertume, j’étais déçu de voir ce que je m’étais imaginé, je ne voulais plus voir, je ne voulais plus la voir…

Je l’ai détruite. »

Il ferme les yeux douloureusement.

« Et aujourd’hui, elle se reconstruit, grâce à Paul encore. Paul qui est un garçon magnifiquement banal, qui vit dans un monde bleu, rouge, sans couleurs. »

Il me tourne le dos pour ne pas ressentir mes larmes.

« J’ai été idiot. Ce n’est pas mon histoire. Ça ne l’a jamais été. C’est votre histoire, celle de Paul et Aïda. »

Il fait un pas qui le rapproche encore plus de la porte.

« Une dernière faveur, s’il vous plait : laissez-moi vous voir être heureux ensemble. »

La porte effaça de ma vie mon amour aveugle.

 

Adrien

Le silence retombe à nouveau lourd comme une guillotine nous coupant les jambes. Je lâche Clémence et je m’avance, hésitant, sous l’approbation de Gaëlle.

« Moi c’est Adrien. Je suis pas mal lié à tout le monde. Sauf aux deux dames là-bas, je le crains. »

Je stoppe un instant, cherchant mes mots.

« Je suis l’oncle de Paul. On a passé pas mal de temps ensemble. Le dernier de la lignée dont Gaëlle est le chef de meute. Une terreur cette fille, faites attention à elle, c’est elle qui m’a volé le carnet. »

J’essaie de sourire, de faire rire, mais l’heure est trop lourde, l’air trop grave.

« Guilhem est un ami d’enfance, puis de lycée et de fac. Je venais souvent jouer chez lui, alors je connaissais bien … »

Je perds pieds, puis Clémence apparaît à mes côtés et me soutient, je reprends courage et j’affronte le regard vide de Guilhem où pointe l’orage.

 

L’Homme-oiseau

« Sa sœur. »

Je ressens un pincement au cœur. Ma gamine, ma gamine sans nom…

« Ma mère, donc. »

C’est Paul qui a ouvert son bec et je crains pour sa vie, il faut faire profil bas devant certains fauves, devant Guilhem surtout…

 

Guilhem

« C’est ça… »

C’est l’autre tête de piaf qui a parlé, croyant épargner ma colère à son moineau de père.

Le garçon se lève brutalement.

« Mais alors arrêtez de tourner autour du pot ! ça fait trente ans qu’on se tait sur cette histoire !

- Plus que ça. »

Il me regarde, surpris.

« Quoi ? »

Je relève la tête.

« Ça dure depuis beaucoup plus longtemps que ça. A vrai dire, ça a commencé quand j’étais gosse. Qu’est-ce que tu veux savoir, sur ta mère ? »

Il me regarde, abasourdi. Il ne s’attendait pas à ça et ne sait pas quoi demander.

« Quel était son nom. »

 

Clémence

Adrien lâche ma main sans que je puisse le retenir et vole vers son frère.

« Tu ne lui as même pas dit son prénom ! »

Guilhem se lève et retient mon mari, tandis que mon beau-frère se secoue comme un vieil hibou surpris.

« Tu lui as même pas dit ! Mais t’es vraiment un connard !

- Mais qu’est-ce que tu voulais que je lui dise ?! »

C’est la première fois que je le vois perdre son calme.

 

Guilhem

Je comprends. Je comprends combien c’est dur. Et pourtant, quelqu’un doit le faire, quelqu’un aurait depuis le faire depuis bien longtemps. Et ce quelqu’un, c’est moi.

« Lise. »

Je sens Adrien cesser de se débattre, douché par mon intervention, je le lâche et retourne vers papa qui sourit avec des perles dans les yeux, son chat sur les genoux. Je vois les mots se former sur ses lèvres avant que sa voix rouillée d’émotion ne puisse se faire entendre.

« Ma gamine sans nom. »

Je m’avance vers lui, vers les flammes de la cheminée qui illuminent la pièce comme un soleil, comme un sourire.

Ma main s’avance et bientôt le carnet se tord entre les mâchoires de feu qui cautérisent mes plaies, plus profondes que je ne l’aurais cru.

Et je les laisse enfin partir.

 

Jezabel

« Pour toutes celles qui n’avaient pas le droit. »

Il a réussi. Il s’est libéré de ses fantômes. Et je devrais en faire autant.

L’Homme-oiseau a pâlit, ses poings sont crispés. Mais je dois le faire.

 

Aïda

Guilhem a brûlé le carnet et je vois maman se tourner vers l’Homme-oiseau qui a lâché ma main quand son frère l’a agressé.

« Je suis désolée. »

Et l’Homme-oiseau s’est brisé les ailes.

 

Paul

Mon père s’affale soudainement dans un fauteuil et perd tout son éclat nonchalant.

« Moi aussi, je suis désolé. Je suis désolé, je suis vraiment désolé… »

Mon père lève des yeux morts vers moi, comme s’il ne voyait pas, aveuglé par la vie.

« Elle m’aimait. Et je l’ai tuée. »

 

Le chat

Cette histoire a un bon goût. Elle finira bien.

L’oiseau a perdu sa superbe et paraît déplumé, dégonflé. La fille douce comme de la guimauve s’approche.

« Moi je veux raconter une histoire. L’histoire de la fille contrastée. »

Et tout le monde l’a regardée, désespéré.

Un petit bruit embarrassé se fait entendre et c’est le retour de l’enfant qui rêve les yeux grands fermés.

« J’ai… oublié mes clefs. »

La femme-guimauve prend son inspiration et ce petit être perdu sous son aile, le conjure de rester et de leur parler d’une jeune fille esseulée, dégrisée, à qui il aurait confié un petit morceau de fourrure.

 

Gaëlle

Situation retournée, glacée, débloquée, redémarrage en cours.

Y’a pas à dire, elle sait y faire ma belle-sœur avec tous ces nigauds-là.

Et le rêveur éveillé se perd dans ses souvenirs et la contemplation d’un petit morceau de fourrure volé à un instant hors du temps.

 

L’Homme-oiseau

L’aveugle qui ne voulait plus voir lève sa main de cette touffe de poils qui brille entre les larmes de mes regrets, une main qui se tend vers cette belle jeune fille qui n’a encore rien dit sur nos divagations de déraison…

 

Paul

Les pensées tournent dans ma tête aussi que les murs de la pièce. Je ne comprends plus rien… Puis je vois Aïda. Ma main s’élève vers ses yeux noyés dans toute cette folie, celle de famille.

 

Le chat

Elle hésite, la sans-goût, son regard se ferme d’un rideau de larmes tendus entre ces deux mains ouvertes vers elle, supplications inconscientes de leurs propriétaires.

Puis soudain, cette fleur fanée par le passé d’autres vies s’y éveille enfin.

 

 

« Assez ! »

Le cri a interrompu le temps dans la pièce. Elle n’avait pas voulu hurler, c’était plus un murmure pour elle-même, un « Arrête tes conneries, Aïda » provenant directement de sa conscience la plus profonde, la plus violente.

Ils la regardent tous et elle leur rend la pareille, méprisante. Marre de leurs pleurnicheries, marre de leurs drames, marre de tous ces sentiments qui empoisonnent le monde et leurs vies dignes d’une série télévisée basse qualité.

Deux mains lui montrent leur paume dans le silence de cette pièce pleine de gens tourmentés. Deux mains si différentes… la fragilité de Côme et de son petit morceau de fourrure, l’assurance de Paul derrière laquelle pointe son insécurité… Les deux mêmes, en fait.

Elle refuse de les regarder et laisse ses yeux percer au-delà des sentiments pour se poser sur Gaëlle.

La vieille dame est la seule à ne pas être surprise.

« Pourquoi n’est-ce pas à vous d’expliquer ? »

Sans hâte, la vieille dame s’avance au centre du cercle s’étant formé autour d’A¨da, s’arrête à deux pas d’elle.

Elles s’observent, miroir de l’esprit à travers leurs différences.

« Expliquer… mais tout est clair, non ? »

Aïda ne peut que réprimer son sourire.

« Non. Tout ça a une odeur de mensonge. »

Les yeux de la vieille dame sourient tristement.

« Je suis si fière de toi, petite fleur. »

Brusquement, la pièce est vide et blanche, ne reste face à Aïda que Gaëlle, les flammes de la cheminée qui n’existe plus illuminant son visage de reflets aussi mouvants que la toile d’un cauchemar.

« Je croyais que c’était sa vie qu’on revoyait quand on mourait, pas celle des autres. »

Sa voix s’éteint avec son envie de se battre. La vieille dame fronce les sourcils, étonnée.

« Qui a dit que tu étais morte, Aïda ? »

Le feu s’obscurcit alors que le murmure résonne dans la poitrine d’Aïda, électrisant chacun de ses nerfs.

« Tu n’as fait que te cogner la tête sur mon cercueil, petite fleur. »

 

« Vue, ouïe, toucher, goût, odorat… N’oublie pas qu’au fond, il n’y a qu’un sens qui compte, Aïda. Celui dans lequel vont tes sentiments. »

Les larmes de la jeune femme tombent sur le papier immaculé où tremble l’écriture de la vieille dame.

« Ce n’était qu’une petite hypotension, mais au vu de votre état, nous allons vous garder en observation. »

Le clinicien s’interrompt pour la regarder par-dessus son bloc-notes et ses lunettes ave un sourire de connivence.

« C’est prévu pour quand ? »

Elle froisse la lettre d’adieu de ses doigts agités par les émotions qu’elle a appris à ressentir, à sentir à nouveau.

« Dans trois semaines. Quatre maximum. »

Il abaisse totalement son carnet, dévoilant un visage jeune, réjoui, dans lequel sont perdus des yeux incroyablement usés.

« Et vous avez déjà pensé à un nom ? »

Aïda lève son visage baigné de larmes de joie vers ce docteur déjà fatigué mais pas encore tout à fait grisé par la vie.

« Lise. »

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 12/04/2017

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