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Memoriam

Attention ! Voici la nouvelle entière ! Si vous voulez essayer de deviner l'animal qui prend la parole, ne lisez pas la dernière ligne !

Je l’ai regardée mourir. Bien sûr, j’aurais dû intervenir ; mais même si je l’avais voulu, je n’aurais pas pu crier : je suis muet. Comme une carpe.

Je suis sourd aussi. Pas entièrement, mais mal-entendant-muet ça en jette moins.

 

Je l’aimais bien ; elle m’avait repêché dans ce vaste lac, parmi d’autres poissons plus beaux que moi. J’ose croire que c’est ma banalité même qui l’a séduite. Notre vie était réglée comme un tour de bocal : elle se levait, on gobait un bout, elle partait travailler, je bullais toute la journée, elle rentrait, me racontait la sienne et on se couchait.

C’était aussi bien que des vacances dans les mers chaudes, cette histoire. Puis Antoine a crevé la surface de mon petit paradis.

Je l’ai tout de suite détesté ; lui, il m’a noyé sous son indifférence : j’étais tout simplement absent de l’océan dans lequel il évoluait.

 

Il voulait prendre ma place auprès d’elle ; mais je savais déjà que le cœur de cette fille aux lèvres de corail n’avait qu’un trône et que j’y siégeais. Tu n’avais qu’a regarder à quel point elle prenait soin de moi, Antoine.

Mais Antoine s’est rendu compte qu’il ne pouvait la conquérir comme une huitième mer et il en est devenu violent. Elle ne parlait que de moi et cela l’a rendu fou, presque l’écume aux lèvres.

 

Je ne sais pas quel a été le déclic à cette terrible tempête dans son esprit, mais Antoine, cette mer d’huile de quatre-vingt-quinze kilos, s’est métamorphosé en kraken terrifiant ; même Ovide n’aurait pas vu venir cette nouvelle version d’Andromède.

 

Elle est morte étranglée, en silence, privée d’oxygène. Son dernier regard douloureux a été pour moi, moi qui la voyais mourir derrière ma vitre sans pouvoir rien faire.

Antoine a suivi ses yeux et il m’a vu. Je n’ai pas eu le temps de me réfugier au fond de mon château. Dans un élan de rage et de violence, il a cassé la vitre ; je suis passé au travers, me coupant sur les éclats de verre tranchants. Je suis tombé sur le parquet, frétillant tel un poisson hors de l’eau, étouffant.

 

Puis il s’est passé quelque chose d’étrange. L’eau trouble qui surnageait dans les yeux d’Antoine s’est mise à stagner et est redevenue limpide. Avec empressement, il a remplit un verre d’eau dans la cuisine et me l’a ramené, enjambant le corps d’Océane.

Avec délicatesse, il m’a pris dans le creux de sa main et m’a versé dans le verre ; curieuse morale de l’assassin qui épargne le poisson rouge.

Date de dernière mise à jour : 24/07/2016