Et si Colomb n'avait pas atteint l'Amérique

L'air catastrophé, le page traversa le palais jusqu'à la salle du trône.

— Votre Altesse !

Ferdinand II d'Aragon jeta un regard dédaigneux au jeune homme à bout de souffle qui tenait une bouteille vide à la main. Celui-ci inspira profondément avant de tendre à son souverain la missive délivrée par ce curieux postier qu'est la mer. Le Roi d'Espagne prit très rapidement connaissance du message et fronça les sourcils. Il se tourna vers son épouse.

— Il semblerait que vos réticences initiales étaient justifiées. Selon cette lettre, l'expédition de Colomb aurait subi une mutinerie, avant que l'équipage entier ne meure de faim, faute de vivres...

Isabelle la Catholique fit une moue charmante.

— De quand est datée cette missive ?

— Du 28 octobre 1492.

Les deux souverains haussèrent les épaules de concert.

— Ouvrir une nouvelle route vers les Indes par la mer... Nous aurions mieux fait de ne pas le financer.

Le pêcheur remonta ses filets pratiquement vides. Cela faisait plusieurs semaines que le poisson manquait. Il soupira au fond de sa misérable barque. Dieu lui tiendrait-il rancœur de quelque faute passée ?

Une ombre se profila sur l'eau calme, jusqu'à sa maigre embarcation. Il leva la tête, désespéré de trouver dans les cieux comme seule réponse à ses prières la promesse de mauvais temps. Ses yeux s'écarquillèrent et il tenta de ramer du mieux qu'il put ; mais sa barque ne parvint à échapper à la proue de l'immense navire qui marchait sur lui, abritant sur son dos d'étranges diables à la peau rouge et noire, parfois jaune. Leurs cris rauques furent les derniers sons à parvenir aux oreilles du noyé avant que celui-ci n'aille embrasser les sirènes.

— Aztlan ! Aztlan !

Le Régent épongea son front ruisselant à l'aide d'un mouchoir de dentelle.

— Que Dieu nous vienne en aide... Ces démons se battent comme... comme les légions de Satan !

Le Cardinal Dubois étudia de plus près la description des envahisseurs rapportée par le duc de Retz.

— Peut-être devrions-nous requérir l'aide du Pape ?

— Pour que l'Espagne nous sache affaiblis ? Hors de question ! Nous mènerons cette croisade par nous-même ! Faites savoir à notre bon ami Louis Nicolas de Neufv...

Le Conseil fut interrompu par l'arrivée inopinée d'un homme dans sa fraîche vingtaine, au visage cireux comme un masque funéraire.

— Que signifie cette intrusion ?!

L'homme tendit ses armoiries d'azur au chevron d'or, accompagné de trois croisettes ancrées du même, avant de s'affaler devant le Régent.

— Monsieur d'Orléans... J'ai vu... j'ai vu ces démons de l'Enfer... arracher le cœur de mon père et mes sœurs.

Le soldat jeta discrètement un coup d'œil au-dessus du mur d'enceinte, avant de se rassoir en frissonnant.

— Alors ?

Il se tourna vers son compagnon d'armes.

— Ils sont terrifiants. Certains sont couverts de fourrure, avec des pattes griffues à la place des mains et des pieds. D'autres sont couverts de plumes. Ils sont silencieux comme des morts... et ils ne clignent jamais des yeux ! Pour sûr, c'est l'armée du Diable.

— Soldats ! Taisez-vous.

Craintifs, ils firent face au capitaine de la garde.

— Lors du dernier combat, vous avez pu voir qu'ils saignent ? Croyez-moi, ce sont des hommes. Rien que des...

Sa phrase s'étouffa en un gargouillis immonde alors qu'une curieuse flèche traversait sa gorge. Un hurlement enfla parmi les rangs des démons.

— Aztlan !

D'une voix blanche, le premier soldat commenta la mort de leur supérieur.

— Ils arrivent.

Le cri d'une conque couvrit son désespoir.

L'astronome s'inclina devant l'empereur d'Amérique et d'Europe.

— Tecuhtli... Pour quelle raison m'avez-vous fait mander ?

Pensif, le Grand Empereur se tourna vers lui.

— J'espère que tu seras meilleur que tes prédécesseurs. Le treizième baktun touche à sa fin et je ne veux pas que le monde que mes ancêtres ont eu tant de mal à construire tombe dans l'oubli. As-tu étudié les Codex Mayas comme je l'avais ordonné ?

Tremblant de peur, l'astronome resta face contre terre. L'empereur s'impatienta.

— Et bien ?

— Que le colibri guide ma langue... Nous n'avons pas de solution, Tecuhtli. Les écrits Mayas restent obscurs et les derniers représentants de ce peuple dégénéré sont imperméables à la science de leurs ancêtres... Il est probable que cette prophétie ne soit qu'inepties.

Du bout du pied, le Grand Empereur força l'astronome à le regarder.

— Puisse Huitzilopochtli te donner raison ; dans le cas contraire, son Soleil doit être rassasié et la chair de ton espèce semble rendre son énergie particulièrement radieuse.

~Bezuth