Amaruk

Les collines rouges s’élevaient devant moi alors que la nuit d’encre caractéristique de ces terres coulait par le haut du ciel, assombrissant tristement son bleu originel.

Je frissonnai. Ces montagnes avaient trouvé leur nom dans une langue lointaine, par l’intermédiaire de quelque voyageur égaré ayant oublié le chemin pour rentrer chez lui. Il s’était installé ici et avait baptisé le rivage où la nuit l’avait échoué Amaruk. Puis il avait vieilli, s’était peu à peu éloigné de la compagnie de ses semblables pour se recueillir en solitude dans ces dents sanglantes qui mordaient l’air en essayant de happer entre leurs crocs le soleil fragile de cette contrée pour finalement mourir dans l’oubli presque complet.

Un ami m’en avait parlé, de cet étranger qui était venu d’au-delà des mers bien avant ses ancêtres. D’après les légendes qui hantent ces terres, le vieil Inuk était le seul être en mesure de répondre aux questions sans réponse possible. Mais il était mort, d’après les villageois méfiants du dernier patelin que j’avais rencontré.

Amaruk s’élançait tel un affront aux dieux quels qu’ils soient dans un début de pénombre alors que le soleil couchant semblait comme avalé par ces pics qui rougeoyaient du sang clair de la lumière vaincue par l’obscurité et moi je cherchais un mort réfugié dans ses creux, refusant de m’en retourner chez moi les mains emplies d’interrogations vaines après une aussi longue et épuisante route.

Plus j’avançais et plus l’impression de sombrer dans la violence noire de l’enfer m’enserrait le cœur, jusqu’au moment où elle devint si forte que je n’osai plus faire un pas de plus. J’étais aux pieds d’Amaruk, à la frontière même où la terre sablonneuse que je foulais jusqu’à présent laissait place aux rocs écarlates qui constituaient l’impressionnante particularité de cette chaîne de montagnes.

Pourquoi me suis-je arrêté ce jour-là ? J’aurais dû mille fois faire demi-tour, dès que les fermiers m’avaient averti, rentrer peut-être tête basse, mais retrouver mes amis, ma famille. C’est aujourd’hui que je me rends compte qu’il est trop tard, qu’il a toujours été trop tard pour moi.

Je décidai alors de camper la nuit durant. Bien mal m’en prit : je ne pus allumer aucun feu ; le bois poussant dans les environs de ces collines ne donnait guère qu’une fumée blanchâtre et stagnante qui courait au sol au lieu de danser dans les airs. Je me passai alors de sommeil et préférai veiller sur ces montagnes qui projetaient leur ombre qui, même dans l’obscurité, me semblait luire d’un éclat vermeil.

Les heures me paraissaient comme autant de morceaux d’éternité et la nuit s’étirait dans l’infini du ciel comme un chat noir des plus mauvais présages. Je m’enfonçais lentement dans une sorte de coma dû à la fatigue de ces derniers jours pour le moins éreintants lorsque je ressenti une présence qui éveilla en moi les instincts les plus primitifs de la fuite et de la peur.

Doucement, je me retournai en fermant les yeux car je refusais d’être surpris par l’horreur que promettait Amaruk à quiconque empiétait son territoire. Prenant une longue inspiration, je trouvai le courage de regarder enfin mon hypothétique mort directement.

Deux taches rendues brillantes par leur tapetum lucidum m’épinglèrent. Pétrifié, je remarquai qu’elles s’avançaient vers moi et je pus bientôt discerner un loup, immense, arrivant sans doute à hauteur de ma poitrine. Rouge. Nous restâmes tous deux silencieux.

Puis ses oreilles se plaquèrent sur le haut de son crâne et il se mit à grogner.

Je ne sais ce qu’il me prit ce jour-ci ; je tendis ma paume à ce mastodonte qui aurait sans nul doute en une seule bouchée croqué mon bras jusqu’à l’épaule.  Pourtant, il la renifla à peine et, me jetant un dernier regard, recula dans l’obscurité complète d’Amaruk.

 

Le matin venu, je cherchai la piste de mon visiteur nocturne si peu commun mais ne trouvai, à mon grand étonnement, aucune trace de pattes sur les chemins de terre accessibles. J’en conclus que le loup avait sans doute choisi de remonter dans la montagne par l’itinéraire le plus court ; la ligne droite. Sans plus rien ressentir de la crainte qui m’avait obligé à stopper ma route la veille, je m’enfonçai dans les entrailles si bien protégées d’Amaruk, à la recherche d’Inuk.

Plus j’avançais et plus je me convainquais du caractère étrange de ces lieux. Aucune végétation ; aucun animal. Ces montagnes au nom étranger étaient vides de toute vie.

 

Les jours passèrent sans que le paysage se déroulant devant mes yeux ne change jamais, me procurant une certaine lassitude qui assoupissait mon esprit. C’est peut-être la raison pour laquelle je tombai dans ce piège si grossier ? Je me sentis brutalement envoyé dans les airs puis retenu par un filet finement tissé. Des loups aussi impressionnants que celui que j’avais croisé au tout début de mon entreprise me cernaient.

L’obscurité m’engloutit à la faveur d’une vague de terreur à la vue d’autant de monstre et je me noyai dans un oubli empli de la chaleur franche du sommeil qui m’avait déserté depuis une éternité.

Mon réveil fut brusque et favorable à l’entretien de la frayeur qui m’empêchait de réfléchir correctement. Les loups m’entouraient, assis comme des chiens mais ô combien infiniment plus majestueux ! On m’avait libéré du filet et je reposais sur un sol de terre brute sans la moindre entrave, sous l’œil vigilant –presque sage de mon avis !- de ces cerbères monocéphales mais  tout aussi effrayants que leur lointain cousin.

J’étais affolé comme on peut l’être à moins ! Mais aussitôt la vue d’un loup encore plus magnifique que ses semblables et d’un blanc neigeux me calma.

Et sous mes yeux un miracle se produisit.

 

Le loup laissa sa place sans que je puisse voir la transformation s’effectuer à un homme chenu mais gracieux qui prit la parole après un court temps de latence.

« Pourquoi cherches-tu le vieil Inuk ?

- J’espère de lui qu’il réponde aux questions qui me tourmentent depuis une décennie, monseigneur. », répondis-je. La déférence s’imposait à moi qui contemplais un être aussi extraordinaire et pas un instant je ne doutai de lui lorsqu’il se présenta à moi comme l’étranger qui avait baptisé ces montagnes.

 

Mais ce que l’Inuk m’apprit je devais le regretter le reste de ma vie durant.

 

Il me conduisit à travers Amaruk jusqu’à la salle principale où trônait un marteau immense qui appelait à sa simple vue à la dévotion la plus complète. Les autres ne nous suivaient pas mais je sentais le poids de leurs regards dans mon dos. Comme s’ils s’attendaient à un exploit de ma part.

J’admirais en silence le magnifique marteau sculpté posé sur une butte de pierre aussi rouge que celle qui constituait Amaruk quand l’homme sage venu d’au-delà de la mer reprit parole.

« Les légendes disent que Loki, jaloux de son demi-frère, lui vola le marteau des Dieux et le confia à la garde de son fils, Fenrir.

Afin de défendre ce qu’il pensait être le bien de son père, Fenrir enrôla des humains pour le servir et ceux-ci se métamorphosèrent peu à peu pour ressembler à leur maître.

Vint alors le temps où Thor voulu récupérer son héritage et s’en prit à Fenrir et ses suivants qui pensaient légitimement à un vol.

Ils y laissèrent pour la majorité leur vie ; Thor les punit, se vengeant de Loki qui lui était inaccessible.

Mais un jour, le roi des Dieux voulu se défaire de son arme pour lui préférer la hache sacrée ; dans le but d’éviter que de mauvais hommes s’en emparent, il décida de le confier aux descendants de la secte de Fenrir, leur trouvant néanmoins un chef de meute digne de sa confiance. Ce qu’il fait au minimum une fois tous les demi-siècles.

C’est par la main de Thor que mon kayak de pêche a dérivé le long de ces côtes pour ne plus jamais me permettre de les quitter. C’est son esprit encore qui m’a poussé à parcourir cette chaine de montagnes dont la couleur si particulière éloignait les habitants de ces contrées. Ils pensaient ces rocs maudits et ne les nommaient pas, c’est pourquoi j’ai appelé ces collines Amaruk. Ce nom s’est imposé à mon esprit dès que j’ai posé pied sur ses flancs rougeoyants comme un charbon ardent.

La première nuit, j’ai marché sans m’arrêter au milieu des rochers luisant d’un éclat que même la nuit ne parvenait pas à éteindre, sans cesse oppressé par une présence que je ne parvenais pas à saisir, une ombre mouvante qui ombrageait mes pensées. Puis je me suis écroulé de fatigue. A mon réveil, je me suis retrouvé dans cette pièce, entouré comme tu le fus par une multitude de loups d’un roux flamboyant, proche en vérité de la teinte d’Amaruk.

Et mon prédécesseur m’expliqua mon rôle futur, tout comme je suis en train de le faire à ton égard. »

Le vieil Inuk se tut et se prit à sourire malicieusement face à mon regard curieux venant de mon enfance lointaine.

« Sais-tu ce que signifie Amaruk dans ma langue ? »

Je niais de la tête, l’esprit encore chamboulé par ce rêve si réel pour pouvoir reprendre usage de ma langue.

« Loup, tout simplement. Au premier regard j’ai su quel était mon destin, bien avant que le loup gris succombe en me lançant le rituel « Je te lègue la Destinée. ». Mais toi, tu l’as découvert bien avant, le chemin que ta vie va prendre aujourd’hui, n’est-ce pas ? Sinon tu ne serais pas venu vers moi aussi vite. »

Je retrouvai rapidement le moyen de parler.

« J’avais des questions à vous poser, des questions pour lesquelles il n’existe pas de réponses, si ce n’est celles que vous pouvez me donner. »

Le sourire du loup blanc s’élargit.

« Quelles sont tes questions ? »

Je ne m’étais pas rendu compte que je conversais avec un loup auparavant, pourtant il emplissait la salle entière de sa majesté à présent. Une question me brûlait les lèvres et ce fut la seule que je pus formuler.

« Qui suis-je ? »

Le vieux loup soupira, heureux.

« Cela fait cinquante ans que je suis condamné entre ces murs rougis par le sang d’un demi-dieu… Cinquante ans que l’espoir de revoir ma famille par-delà la mort me pousse à survivre… Cinquante ans que je t’attends… »

Un sentiment étrange m’étreignit et je le pressai à nouveau de répondre à mon interrogation pleine d’importance à mon cœur.

« Qui suis-je ? »

L’Inuk blanc s’affala de tout son poids à mes pieds, haletant, ses deux visages de loup-garou se montrant alternativement à moi. Puis, dans un effort qui me parut à moi, seul spectateur, inhumain, il me souffla une réponse impossible que je ne voulais pas entendre.

« Je te lègue la Destinée. »

Il succomba sans plus aucune souffrance.

 

Les loups m’entourèrent et s’occupèrent de moi des années durant, tantôt sous leur forme naturelle, tantôt habillés de leur peau humaine. Mais bientôt, la vue d’un homme fut insupportable à mes yeux et ils cessèrent toute transformation. A force de les parcourir, les boyaux d’Amaruk me furent familiers au point que je vis en eux ma maison, la seule dont je pus me souvenir. Mon corps changea et se couvrit de poils noirs.

Les loups rouges d’Amaruk me reconnurent bientôt comme leur chef.

 

Ces évènements que je te compte datent de cinquante ans.

Aujourd’hui, nous t’avons trouvé, jeune homme.

Je te lègue la Destinée.

 

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