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Nuit d'été

J'observe attentivement le R.A. C'est moche, une arme. Celle-ci ne fait pas exception. Modèle 1950, 9mm, neuf balles dans le chargeur, neuf cents grammes. Pour moi, elle semble plus que son poids. Elle est d'un noir plastique, on pourrait se demander si ce n'est pas le pistolet à billes qui a inspiré cet automatique, plutôt que l'inverse. Mon regard glisse ensuite sur la fille qui baigne dans la mare de sang causée par la balle qui a traversé son corps. Elle a le visage crispé, les yeux fermés. Je l'imagine, encore vivante, suppliant cette arme frigide dont la gueule noire ne s'ouvre que sur la mort. On ne veut pas mourir, on veut mourir, on veut tuer, on ne veut pas, elle n'en a rien à foutre, elle crache sa dose létale. Je me rapproche, en prenant garde de ne pas saloper mes chaussures neuves. Je n'ai pas trop réfléchi, quand ils m'ont appelé ; j'ai enfilé la première paire qui me passait sous la main. Quelle main, d'ailleurs ! Je glisse sur le bras blanc et rond digne de Nausicaa pour atterrir sur une main fine, bien dessinée. On dirait la main d'un ange, mais pas du genre fragile. Une main qui, de son vivant, devait caresser les choses sans les toucher, tant elle paraît diaphane. C'est une main gauche, un peu mouchetée de résidus de tir. J'ai toujours préféré les mains gauches ; ça me démarque de tous ceux qui accordent une confiance absolue à leur main droite. Ils n'ont pas encore compris que droite ou gauche, ça revient au même. Qu'une balle, qu'elle soit droitière ou gauchère, fauche indifféremment un gosse, un violeur, une femme de ménage, un flic, un étudiant, un soldat, n'importe qui, pourvu qu'il soit vivant. C'est ça, l'unique condition. Pour tuer quelqu'un, il faut qu'il soit vivant. Et que la main qui tient l'arme ne flanche pas.

Je me redresse, éreinté par cette nuit qui débute à peine ; il faut dire que je m'étais couché tôt, et le réveil n'est pas agréable. D'un signe, j'autorise la levée du corps et réclame un café.

Ça brûle, sans réveiller. Plus rien ne peut me tirer de cet engourdissement dans lequel je me suis enfermé. Et je reprends le volant, direction mon lit et, avec un peu de malchance, le sommeil.

Dans les brumes de ma fatigue, je revois cette petite main. Elle ne veut pas me lâcher, elle s'agrippe avec ténacité à mes pensées les plus profondes, celles que l'épuisement ne parvient pas à troubler mais qui me troublent, moi. Je fais demi-tour et interromps mes collègues, juste le temps de soulever ces paupières scellées. Elle a des yeux étonnamment doux, ourlés de cils aussi translucides que le reste de sa personne. À la faveur des jeux insolites d'une lampe, je les devine très longs, fils d'araignée accrochés à une paire d'yeux tout à fait commune, rien à voir avec cette main de princesse grecque. Mes pensées sont soulagées et je laisse la mort reprendre son cours, à présent impatient de retrouver mon appartement.

— Docteur ! On a un autre corps !

Je rebrousse mentalement le chemin qui conduisait ma conscience à Morphée et m'ébroue, prêt à recommencer mon examen. Un jeune OPJ me conduit à une salle à manger où, tranquillement assis pour son bouillon de onze heures, patiente un cadavre. Au vu du trou ayant emporté son occiput, la cause de la mort est évidente – mais est-ce la même arme pour les deux ? Se sont-ils échangé leurs seringues d'overdose ? J'enfile une nouvelle paire de gants et relève la tête ; le silence tombe sur l'assemblée. Un rictus aux lèvres et un troisième œil ouvert au milieu du front, ce visage que j'évite tous les matins dans la glace salue l'ironie de cette situation fantasque.

— Docteur... Vous... vous avez un frère jumeau ?

Abasourdi, je suis incapable de laisser retomber ce masque rendu grimaçant par la mort.

— Amenez-les à l'institut.

La mort me rend malpoli.

La lumière chaude de mon cocon ne parvient à chasser le froid poignant qui cautérise mes affects comme la peur enraye mon cerveau. Allongé sur la table d'autopsie, je me fais face. La nuit n'est pas finie. Je me détourne et m'approche du corps de la jeune femme. La belle trentaine, les cheveux blonds tirant sur le roux, la peau d'une blancheur exsangue – tout le contraire de son voisin. Je cherche dans ma mémoire alourdie d'inutilités si j'ai déjà croisé ce visage, cette main ; mais mes souvenirs n'ont que la superbe d'une épave perdue dans l'océan des corps que j'ai autopsiés. Je cherche un signe distinctif, une marque de naissance, une cicatrice. Je cherche un prénom.

Le téléphone sonne, je décroche par automatisme.

— Docteur ? On a une identité pour la première victime.

C'est un nom qui me frappe avec toute la violence des réminiscences qu'il draine. C'est un nom que je connais affreusement.

Je brise les scellés sans même frissonner de la sanction qui pourrait me tomber sur le coin du nez. La maison vide hurle sa solitude. Je traverse les pièces comme un fantôme, ricanant de mon sarcasme impromptu. La nuit est chaude, mais pas étouffante. C'est une nuit d'été comme on n'en fait plus, légère et caressante tel un drap frais séché au vent et au soleil. J'ouvre une fenêtre, puis me ravise ; autant ne pas trop compliquer le travail de mon successeur. Les étoiles me sourient avec la bienveillance d'une mère, derrière le verre indifférent à mes états d'âme. Un peu apaisé, je m'assois à la table de la salle à manger et je l'attends.

Oh, guère longtemps, je le crains. Peut-être s'est-elle dit que cette histoire devait se clore avant la fin de la nuit ?

Elle rentre dans la pièce, aérienne. Sa main gauche se tend, le R.A empoigné. Cette main que j'ai si longuement admiré plus tôt – ou plus tard, qui saurait dire ? - se contracte sur la crosse de l'arme en une étreinte douloureuse : c'est qu'elle n'a plus rien à perdre, elle non plus. Se sait-elle également morte et pratiquement enterrée ?

— Vous avez les mêmes yeux qu'elle. Comme des papillons.

Sa main, cette main que je m'imaginais si forte, commence à trembler. C'est l'évocation de notre passé commun qui te met dans cet état-là, petite ? Car c'est pour la faute que j'ai commise que tu t'es lancée dans cette croisade, n'est-ce pas ? Sa main retombe, l'arme se cache dans les replis de sa robe comme un animal farouche. Elle tire une chaise et s'assied en face de moi. Ses doigts tremblants peinent à allumer une cigarette froissée et je l'aide. Elle aspire deux bouffées, souffle un nuage de fumée, semble se reprendre.

— C'est beau.

Je grimace, aussi agacé par moi-même que par cette absurde situation.

— De quoi, les papillons ? Ça dépend de la distance à laquelle vous vous placez. Je ne comprends pas que des gens puissent tirer plaisir à les épingler sur du liège. Il y a bien une raison pour laquelle les papillons fuient, non ? Vous avez déjà vu un papillon au microscope ? C'est comme les autres insectes, six pattes, des antennes, une trompe et des yeux ! Des yeux d'insectes avec plein de facettes. Tout de suite, ça casse l'illusion. Mais attention, ce sont des yeux spéciaux, des yeux particuliers, que seuls les insectes ont. Les chats ont leurs pupilles verticales, les canards leurs iris bleus et nous, et bien, nous, on a tout le reste. On a tout et rien, un mélange comme jamais la nature n'aurait osé. Les yeux, de loin, ça paraît simple, comme les papillons. Et puis plus on se rapproche, plus on se rend compte qu'en fait, c'est plus complexe et plus intéressant qu'une couleur. Parce qu'on n'a pas les yeux verts ou marron, non, ils sont emplis de nuances mais, selon les gens, les mélanges varient, une couleur s'impose, ou alors plusieurs se battent et c'est impossible, de près, d'intercepter une favorite. Oui, les papillons ont des yeux d'insectes, des yeux particuliers, et ils en ont honte, les papillons, de ces yeux qui les apparentent aux mouches, graciles mais si vulgaires. Alors ils les cachent sous de magnifiques fards chatoyants étalés en pâte épaisse sur leurs ailes, ça attire l’œil, et ils s'éloignent sans cesse de ceux qui veulent les attraper, les observer de plus près. Ils ont honte de leurs yeux d'insectes.

Le silence tombe comme un couperet. Elle tire une autre bouffée et la recrache.

— Et vous, Docteur, avez-vous honte ?

Elle étudie chacune de mes mimiques par-dessous ses longs cils transparents. Je la revois gamine, accrochée au bras de sa mère.

Oui, nous avons reçu vos résultats, Madame.

Un frisson de dégoût me secoue. Ses yeux s'illuminent.

— Vous vous souvenez ?

Et qu'est-ce que ça dit ?

Bien sûr, que je me souviens.

Je suis étudiant, Madame, je peux pas...

Je me souviens chaque matin.

Oh ! Mais vous devez bien avoir une idée, non ?

Je me souviens chaque nuit.

Et bien... ce serait en faveur d'un cancer.

Je me souviens des yeux de cette femme à qui j'ai annoncé une maladie au milieu d'un couloir. De son regard aux couleurs du désespoir. Je me souviens de sa fille aux cheveux roux, qui me regardait sans comprendre pourquoi sa mère s'était figée. De ses yeux fardés d'innocence. Je me souviens avoir attendu qu'elle revienne pour programmer la suite de sa prise en charge, rongé par l'inquiétude. Je me souviens d'avoir finalement appelé son domicile.

Elle... elle s'est tiré une balle. Elle n'est plus là.

Je me souviens de la voix blanche de l'homme qui avait décroché, comme si lui même n'y croyait pas encore, à ce suicide en milieu de nuit, dont la détonation avait transpercé le sommeil tranquille de toute la maisonnée. Je lève des yeux emplis de désolation sur cette enfant dont j'avais tué la mère, une vingtaine d'années plus tôt.

— Qu'est-ce que tu attends ?

Elle finit sa cigarette et l'écrase sans ménagement sur la table.

— Rien.

La main resurgit, toujours accrochée au revolver. Toute trace d'hésitation a disparu, sa poigne est ferme, elle vise soigneusement. Le chien aboie et le corbillard passe.

Elle s'installe sur le canapé et s'explose le crâne.

Nous attendons patiemment que quelqu'un réveille le médecin légiste, dans le calme de cette nuit d'été.

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 14/03/2020

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