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Les larmes de la Fée

Qu’est-ce qu’un véritable héros ?

C’est la dernière question qui a traversé mon esprit alors que les secondes de ma chute s’égrainaient sous mes yeux.

Qu’est-ce qu’un véritable héros ?

Je n’ai jamais subi l’injustice. Mes parents n’ont pas été assassinés par un cruel puissant ; ils sont simplement morts d’une épidémie qui a emporté la moitié du pays, le prince et sa royale mère inclus.

Je n’ai aucun grand destin à accomplir. Aucune prophétie ne parle de moi.

Pourtant, sans le vouloir, sans que rien ne m’y pousse ni ne m’y oblige, certains de mes actes pourraient me faire passer aux yeux de quelques personnes pour un héros, du fond de la fosse commune où pourrira mon cadavre. Un héros qui a mal commencé et qui cependant est parvenu à créer une étincelle de bonheur dans ce monde.

Ce monde, c’est le royaume gangréné de Sa Majesté Félidore le Fortuné, quatrième du nom. Ses terres s’étendent de la Mer des Premiers Géants aux Bois des Obscures, occupées par une petite dizaine de milliers de gens dont les pensées tendent vers un but commun : trouver de la chance.

Qu’est-ce que cette chance ?

C’est le poison d’addiction que je distribuais dans trois des grandes villes de ce royaume.

Je me présente enfin, Vultus, vendeur de chance.

Il y a quelques mois encore, je fournissais tranquillement mes petites fioles de verre teinté aux consommateurs de tout âge en échange de leur or, leur garantissant tranquillité d’esprit et réussite dans leurs entreprises privées comme professionnelles. La marchandise s’écoulait avec la régularité de l’habitude, ponctuée de temps à autre de petits extras lorsque je découvrais au sein d’un lot une fiole au contenu un peu plus pur que les autres. Bien sûr, j’avais plus d’une fois été tenté d’en dérober pour ma consommation personnelle. Mais le souvenir de la punition réservée aux revendeurs qui succombaient au pêché de curiosité envers leurs échantillons entravait mon geste, dès lors que la goutte de chance brillait au bout de mon doigt.

Fasciné, j’ai observé des années durant cette masse abrutie et ses gestes automatiques : payer le vendeur, prendre la fiole, verser l’unique goutte qu’elle contient sur le bout d’un doigt, puis l’apporter au centre de son front avec l’inquiétude du manque avant de sourire de béatitude lorsque le liquide presque translucide se tend sur la peau déjà marquée par les innombrables précédentes utilisations de cette drogue synonyme de prospérité.

J’avais donc une certaine forme de responsabilité, en tant qu’individu sain au cœur de ce royaume rongé chaque jour un peu plus par le ver de l’addiction. Je devais veiller à ce que chacun reçoive sa dose, au risque de créer des mouvements de panique face à l’affreuse réalité que constitue ce monde ; jusqu’à ce que j’ouvre les yeux.

Ce jour où le changement s’est insidieusement semé dans mon esprit,  je venais de terminer ma tournée lorsqu’une vieille femme aussi rabougrie que ses vêtements étaient élimés m’alpagua, main tendue.

— Y’t’reste pas une p’tite goutte ? Juste une p’tite…

La marque de son addiction luisait encore de la goutte du jour. Armé d’un sourire navré, je secouai la tête et continuai ma route. Elle s’accrocha de plus belle à mes jambes, au bord de l’hystérie.

— Juste une p’tite goutte !

Surpris par la force émanant de ce reliquat du passé, je tentai de me libérer de son étreinte lorsqu’un char emprunta l’étroite ruelle abritant cet étrange conflit, nous projetant sans ménagement sur les pavés. Assommé, je vis avec détachement l’étrange lueur animant les yeux de la vieille s’étioler doucement, apaisant son âme tourmentée par le manque.

Deux mains rugueuses me remirent sur pieds avec rudesse tandis qu’un homme harnaché de métal se penchait sur le cadavre. Je tentai de me défendre mollement.

— Le char… Elle a fait une mauvaise chute…

Sans me prêter attention, le soldat écrasa la main encore crispée sur ma jambe, roidie par une avidité que la mort n’avait pas su effacer. Un écœurant craquement résonna dans la petite rue et une nouvelle vague cotonneuse m’enveloppa alors que mes jambes se dérobaient.

Je me réveillai dans une vaste salle ornée de tentures dorées représentant des jours fastueux passés – ou à venir ? Mon regard erra sur une scène de chasse où je crus reconnaître le Roi Félidore le Preux, père du Fortuné, occupé à trinquer avec la Mort qui, en bon compagnon d’armes, avait cueilli cette noble âme dans la fleur de sa jeunesse pour lui faire connaître le privilège de ses bois éternels emplis de gibier ; nous précipitant dans la folie de son fils.

— Ainsi donc, te voilà devant moi, Vultus.

Je réprimai ces pensées inappropriées et me levai avec maladresse afin de rendre les hommages dus à mon souverain. Il leva une main avec majesté.

— Paix. Je suis au fait de tout, revendeur.

Un froid intense emplit le creux profond formé dans mon ventre, mes lèvres bégayant d’incompréhensibles excuses au sujet de la vieille dame que la frénésie de son manque avait menée à une félicité sans fin. Sans même tenter de m’écouter, Félidore se leva du trône et releva ma tête avec violence, ses ongles plantés dans mon menton. Alors que ses yeux d’un bleu sale scrutaient mon visage avec plus de sévérité qu’un juge du Tribunal des Âmes, je discernai chacun des poils de sa barbe rousse parfaitement taillée, encadrant une bouche aux lèvres si écarlates qu’on aurait pu les croire peintes. Enfin, sa main se détendit et son regard croisa le mien, presqu’amical.

— On ne m’a pas menti. Tu es parfaitement indemne.

Cette fois-ci, je parvins à formuler une phrase cohérente.

— Je n’ai jamais goûté à la chance, Votre Altesse. Le souvenir du châtiment de mon prédécesseur brûle encore ma mémoire comme un fer rouge.

Le Roi se fendit d’un sourire presque effrayant, déchirant le chaperon rouge de ses dents pour exposer leur virginité immaculée.

— C’est la raison même de ces démonstrations, Vultus. A présent, es-tu prêt ?

Je n’avais aucun indice sur ce à quoi j’aurais dû être préparé, cependant j’hochais la tête, sûr ainsi d’épargner ma vie, du moins pour l’instant.

Sa beauté me coupa le souffle.

— Voici le secret de la chance, Vultus.

Mon regard glissa sur ses cheveux dont la couleur n’était pas sans rappeler le poison qui faisait mon métier. Arrangés en une volumineuse tresse, ils se glissaient sur son épaule jusqu’à son ventre, frôlant les gantelets de fer retenant ses mains. Le cliquetis de ses chaînes résonna dans la cellule, accompagnant le mouvement limité de sa tête se levant vers nous. Je fus subjugué par l’éclat indéfinissable de ses iris, couleur n’existant dans aucun autre recoin de mon monde si limité, avant d’enfin voir les horribles rigoles de métal s’enfonçant dans la chair de ses pommettes. Le Fortuné s’approcha de l’affreux dispositif, caressant la joue de la délicieuse prisonnière. Son doigt récolta une larme, perle en tout point semblable à la drogue dont je tenais commerce. Sa main s’éleva, profitant de la lumière rasante éclairant faiblement la cellule pour mettre en relief le doré de cette goutte.

— Permets-moi de t’introduire auprès de la dernière fée du Royaume. De ses yeux coule, jours et nuits, l’élixir qui y maintient la paix et la prospérité.

D’un geste dédaigneux, le Roi secoua son doigt, projetant la larme translucide au sol où elle s’écrasa dans la poussière. Lasse, la jeune fille qu’il avait qualifiée de fée laissa retomber sa tête autant que ses entraves le lui concédèrent, paupières closes.

— Malheureusement, la qualité de la chance est entièrement sous la dépendance de l’humeur de la fée. Et comme tu peux le constater, ces larmes sont presque transparentes. Cela réduit considérablement leur durée d’efficacité, surtout pour les consommateurs de longue date !

Félidore me fit face, indifférent au profond soupir de douleur qui souleva la poitrine de sa délicate prisonnière.

— Ton rôle, Vultus, sera de lui faire verser des larmes de bonheur.

Sans plus daigner mésuser de son temps, le Roi réajusta l’impressionnante couronne qu’il avait héritée de son père et quitta la sombre cellule.

Qu’est-ce qu’un véritable héros ?

Je ne sais pourquoi cette question me traversa l’esprit alors que la lourde porte de la geôle se refermait, m’abandonnant en tête à tête avec ce charmant ange plus fermement tenu immobile que le plus sauvage des meurtriers. Hésitant, j’avançai ma main vers sa joue, irrésistiblement attiré par sa peau d’une pâleur presque irréelle, mais elle recula ; du moins essaya-t-elle, rappelée à l’ordre dans l’immédiat par les chaînes maintenant son cou.

— Excusez-moi, je ne voulais pas…

— Vous ne vouliez pas quoi, Vultus ?

Son regard si particulier m’observait de dessous ses cils aussi longs qu’une nuit blanche passée à se questionner sur l’amour. Dans le silence de notre échange, une larme roula dans la gouttière de métal, se précipitant vers sa destinée – le goulot de verre d’une petite fiole teintée. Avec douceur – du moins le souhaitai-je – je m’agenouillai devant elle, abaissant mon visage à hauteur du sien.

— Me ferez-vous l’honneur de me confier votre nom ?

Une lueur nouvelle fit son apparition dans ces yeux rendus amers par l’emprisonnement.

La nuit retenait dans ses griffes les bienheureux à qui la chance souriait chaque matin, sautant de son flacon sur leur front. Moi, je ne dormais pas, assailli par les images de cette journée étrange qui, sans que je ne le sache, avait marqué le tournant de ma vie ; la vieille, morte, le Roi, souriant, Lucida… Un poids s’avachit brusquement sur ma poitrine, semblant tomber sans fin à l’intérieur de mon cœur et entrainer mon âme dans sa chute. Je revis ses yeux s’adoucir au fur et à mesure que notre conversation s’étoffait, sa tête se redresser légèrement, le flux de ses larmes diminuer, jusqu’à pratiquement s’interrompre… un frisson me ramena à la réalité de cette vie ; je devais faire pleurer ma petite fée.

La faire pleurer de bonheur.

Les jours défilaient dans l’intimité de cette prison, sans que jamais je me lasse de converser avec l’étrange jouvencelle aux cheveux d’or. Un matin pareil aux précédents, elle me déstabilisa par ses réflexions, entachant mes certitudes sur ce monde et ma vie d’un doute aussi poisseux que la brume entourant le Bois des Obscures – terreau pour cette graine déjà plantée dans mon cœur.

— Vous êtes un être étrange, Vultus…

Je grimaçai un rictus d’étonnement sans vraiment être convainquant.

— Devrais-je considérer ces propos comme un compliment, de la part de la seule fée dont j’ai connaissance ?

Un faible sourire illumina – une poignée de secondes seulement mais ô combien délicieuses secondes ! – les yeux de Lucida, infime récompense dont j’avais appris à me délecter.

— Les gardiens que le Roi m’a attribués jusqu’à présent tentaient de me faire plaisir, par des présents ou des compliments. Vous, vous ne vous efforcez pas de me rendre heureuse.

— Comment réjouir une personne dont la vie se résume à quatre murs de pierres humides et couvertes de moisissures ?

Sa réponse se perdit dans le nouvel éclat des larmes s’échappant de ses yeux, semblables aux ailes d’une libellule. Je la laissai échapper aux émotions qui nous rattrapaient avant de reprendre, un ton plus bas.

— Ainsi… vous me voyez comme un geôlier ?

La phrase s’étouffa dans ma gorge serrée par une angoisse que je ne soupçonnais pas ; la poigne de cette étrange bête s’affermit, avivée par la réponse de Lucida.

— Non, Vultus. Je vous pense être mon ami.

Plus les semaines que je savourais en compagnie de ma délicate fée s’étiraient et moins cette trêve de l’esprit qu’on surnomme sommeil daignait tomber sur moi. Je ne cessais de songer à elle, à Lucida, cette fée qui avait éclairé ma réalité d’une autre vérité ; celle qui me donnait la chance en horreur.

Car la chance était responsable de sa souffrance tout comme elle m’avait garanti le confort. Ce fut au creux d’une de ces nuits interminables que la solution s’imposa à moi. Dès le lendemain, je me présentai devant le Roi, sûr de le convaincre. Mon entreprise lui procurerait ce à quoi il aspirait, les plus pures des larmes de bonheur.

Il écouta ma plaidoirie d’un air fermé, imperméable à mon enthousiasme ; et lorsqu’il se décida à me répondre, les mots semblèrent choir de sa bouche comme des pierres qu’il aurait tenté de retenir derrière ses dents.

— Soit. Que le chef de la garde soit averti. Il …

— Si je puis me permettre, votre Altesse, la plus pure des larmes ne pourra être conçue que si elle se sent en confiance…

Un sentiment nouveau étreignit mon être lorsqu’il leva sa main en guise d’assentiment, espoir mêlé de honte où crût encore un peu plus cette plante dont les aventureuses racines enserraient déjà mon âme entière.

Elle riait aux larmes et sur ses joues coulaient des rivières d’or devant lesquelles mon cœur se serrait. A chaque pas, elle se baissait avec grâce, caressant la terre qu’elle frôlait à peine de ses pieds, légère comme le vent. Le soleil se perdait dans les reflets de ses cheveux aussi libres que son corps débarrassé de ses entraves. Elle aurait pu être entièrement affranchie de sa vie passée si les gouttières n’avaient imprimé les cicatrices de son calvaire sur ses joues plus pâles encore que la cire raffinée. Son regard croisa le mien et s’assombrit aussitôt, comme si ma vue lui remémorait que cet instant n’était qu’éphémère et que bientôt, trop tôt, je la reconduirais dans cette prison qui définissait son existence. Tel le geôlier que j’étais.

Qu’est-ce qu’un véritable héros ?

L’idée me parut brutalement insoutenable. Je saisis le visage de ma fée à deux mains et plongeai dans ses yeux si merveilleux.

— Lucida… As-tu confiance en moi ?

La seule réponse que je désirais me parvint du plus profond de ses iris ensorcelants sous la forme d’un écho de mon amour. Je m’emparai de sa main et nous nous envolâmes, portés par une étrange terreur de l’inconnu et du connu.

Comme je m’y attendais, les hommes de Félidore nous surveillaient. Mais ils comprirent nos intentions plus rapidement que je ne l’espérais… Je jetai à leurs pieds les fioles de chance pure que Lucida avait emplies de son bonheur, m’efforçant ainsi de les ralentir ; seuls quelques uns s’empressèrent de les ramasser. Le Roi, en homme sage et cupide, avait pris le soin de s’entourer de gens vierges du fléau dans lequel il avait lui-même noyé son royaume.

La lisière du Bois des Obscures se rapprochait mais nous n’avions pas d’autre choix. Mue par un pressentiment, Lucida étreignit ma main avec plus de force. Je n’eus pas le cœur de la regarder avant de pénétrer sous le couvert des arbres sinistres et déformés.

L’atmosphère du Bois étouffait toute sensation, nous menant à penser qu’aucune réalité n’existait en dehors de ses frontières. Il était si dense, si pulsant d’une sombre vie que nous avions perdu le sens de notre fuite ; seuls quelques cris perçant de temps à autre la touffeur de cette étrange forêt nous pressaient de dévier notre route, nous escrimant à nous éloigner de leur origine.

Nous venions à nouveau de bifurquer, alertés par les rugissements des chiens toujours plus proches, lorsque le sol s’ouvrit sous mes pieds. Instantanément, je lâchai ma fée et me tournai vers elle, conscient de lui adresser mon dernier au revoir – mais son regard s’était égaré dans l’ombre se coulant derrière moi, agrandi par ce que j’étais incapable de discerner.

La chute se déroula devant mes yeux et, je ne sais pourquoi, raccrocha mes pensées au commencement de toute cette histoire, première branche de l’arbre puisant sa source dans mon esprit.

Qu’est ce qu’un véritable héros ?

La peur de mourir s’effaça à la vue de Lucida, penchée sur mon destin. Elle était si belle qu’elle apaisa mon esprit et que, pour la première fois de ma vie, je me sentis chanceux d’exister. Que Félidore s’étouffe avec sa drogue bon marché ! Jamais il ne pourrait me dérober cette félicité que la fée m’avait offerte, lui qui volait ses larmes.

Un détail se planta dans mon cœur comme le crochet du sort moqueur ; une larme solitaire, éclatante tels mille diamants, roula sur la joue de Lucida, se jetant hardiment hors de la prison de ses paupières.

La main de ma culpabilité broya avec une lenteur exquise mes entrailles alors que je la contemplais s’emparer délicatement de cette larme de pureté et, sans hâte, la porter à son front. Je résistai à l’envie de fermer les yeux, me forçant à la regarder avancer ses épaules au dessus du gouffre de ma fin, la goutte de chance brillant timidement tel un ornement rehaussant sa beauté naturelle.

Elle s’élança dans le vide à ma poursuite.

Le choc me coupa le souffle avec d’autant plus de force que les regrets enserraient déjà ma gorge, bloquant les hurlements dans mon thorax perclus de douleurs. Je levai les yeux sur la main translucide qui empoignait la mienne et avait de ce fait stoppé ma chute, remontant jusqu’à ces cheveux d’or que j’avais maintes fois rêvé de caresser. Je crus percevoir un frisson les parcourir, puis une vague de roux monta à l’assaut de la chevelure de Lucida. Lorsqu’enfin la goutte de chance cessa de briller, je me noyai pour la première fois dans un regard plus bleu qu’un ciel de glace.

C’est alors que la branche qui avait ralenti notre descente céda dans un grincement sarcastique.

— Vultus !

Sa voix, elle, était restée pareille à elle-même. Tournoyant entre les ombres de cet abîme, son visage frappé d’horreur m’accompagna jusqu’à la conclusion de cette interminable descente. Je laissai s’éteindre cette petite flamme qui m’avait toujours commandé de lutter et sombrai dans le confort qui s’offrait à la mémoire de mes moments heureux.

— Qu’est-ce qu’un véritable héros, Vultus ?

Je m’éveillai comme au sortir d’un doux songe, apaisé malgré le drame surplombant mon âme telle une épée. Une étrange sensation me démangeait - rêve dont le souvenir s’estompe malgré la lutte de notre esprit pour s’en souvenir. Je décidai de me redresser et fut heureux d’y parvenir, bien que je ne puisse expliquer la raison de cette allégresse.

Lorsqu’enfin mes yeux me permirent de voir, ce fut pour dévisager une grande femme qui me paraissait familière. Sa posture trahissait un rang de noblesse que ses frusques démentaient. La première pensée que j’eus à son sujet fut effectivement immense, bien qu’elle ne me dépassait guère que d’une demi-tête. Ses yeux brillaient d’un noir intense, charbons noyés dans une chevelure pareille aux nuits blanches qui avaient été mon tourment.

Ses traits, plus durs que s’ils avaient été taillés dans le marbre, lui empruntaient leur pâleur. Elle s’avança d’un pas vers moi et sa crinière me sembla alors s’éclaircir, son visage se détendit et elle parut presque humaine.

— Et bien, Vultus, ne me reconnais-tu pas ?

Incapable d’articuler un son, je secouai la tête, écrasé par la superbe que l’apparition dégageait.

— Pourtant, je me suis penchée sur toi, comme sur chacun des êtres vivants.

Son regard brillait à présent comme les étoiles illuminent le ciel en l’absence de la lune. Mon mutisme céda place à la curiosité.

— Qui êtes-vous, Madame ?

Ses fines lèvres exsangues s’étirèrent en un rictus singulier d’ambiguïté.

— Puisque tu te définis comme un vendeur de chance… considère que je suis une marchande de fortune.

A ce mot précis, ses vêtements se parèrent d’un fin liseré d’or et je m’étonnai de ne pas avoir remarqué plus tôt ses habits royaux. Devant l’incompréhension que dépeignaient mes traits, la dame de haute lignée me fit asseoir avec elle à même le sol, arrangeant les plis de sa robe afin de ne pas la froisser.

— Tu as dû avoir le temps de réfléchir à ma question, à présent. Qu’est-ce qu’un véritable héros ?

L’interrogation trouva écho dans mes réminiscences d’une vie éteinte. Elle remarqua mon trouble et sa main étreignit la mienne, m’offrant le réconfort par ce simple contact.

— Le seul moyen de repartir est de découvrir pourquoi tu es ici, Vultus.

Son regard chercha le mien et les souvenirs affleurèrent à la surface de mon esprit alors que je m’abîmais dans ces yeux qui n’existaient plus dans mon monde.

— Lucida.

 

Je repris mon souffle avec difficultés, suffoquant sous la douleur irradiant dans chaque parcelle de mon être.

— Vultus ! Tu es en vie ! L’apparition… l’apparition avait raison !

Je dévorai des yeux la nouvelle apparence de ma promise, libérée de sa destinée. Ses yeux de lumière avaient cédé leur place à deux puits abritant la clarté d’un gai ruisseau et ses cheveux, ses cheveux ! Plus roux que la fourrure d’un renard, ils auraient rendu ivres de jalousie les feuilles automnales. Mais le plus merveilleux des changements dont je pus me réjouir fut l’absolue normalité de ses pleurs, pluie salée couvrant mon visage dans le même temps que ses baisers. J’énonçai les mots de notre fin avec lenteur, freiné par la double souffrance qui régnait sur mon âme et mon corps.

— Lucida… Nous devons rentrer.

La rage froide de Félidore le Fortuné s’abattit sur nos nuques avec plus d’intensité que la hache du bourreau. Avec la majesté que ses actes passés lui refusaient, il marcha sur mon aimée et agrippa sa magnifique chevelure pour lui tordre tête.

— Ainsi, Vultus, tu as osé me défier.

Lucida le fixa de ses yeux plus limpides que l’eau pure avec défi, sans qu’il ne sourcille.

— Tu m’as fait perdre mon bien le plus précieux…

— À dire vrai, votre Altesse, vous l’avez perdue depuis bien longtemps.

Je supportai sans broncher le mauvais coup que le garde m’infligea dans les reins. Les pas se rapprochèrent sereinement de moi et deux souliers parés d’or apparurent dans mon champ de vision. La voix menaçante ne m’ôta point le courage que la mort m’avait insufflé.

— Que marmonnes-tu, misérable vendeur de chance ?

Je relevai la tête avec fierté, sombrant sans ciller dans le regard dément du Roi.

— Je dis que vous avez perdu votre fille depuis bien longtemps, votre Altesse !

Je savourai l’horreur délicieuse qui s’était peinte sur le masque de notre souverain, profitant de la surprise des soldats pour me redresser.

— Vous m’avez nommé Gardien de la dernière fée du Royaume, votre Altesse. Vous m’avez donné ordre de lui soutirer des larmes de joie. Comment aurais-je pu accomplir mon travail si je ne savais rien d’elle ?

Mais rapidement déjà, Félidore retrouva son assurance.

— Ce que tu avance n’a aucun sens. Comment pourrais-je être le père d’une fée ?

— Laissez-moi vous conter une histoire, votre Altesse. L’histoire d’une dame accablée par son incapacité à donner un enfant à son époux. La tristesse de ce couple était telle que tout semblait dépérir autour d’eux ; cette détresse alla jusqu’à effleurer une puissante amie du père de l’homme, qui s’étonna de ressentir pareil malheur dans un royaume qu’elle avait toujours connu prospère. Intriguée, elle rendit visite à la dame, un soir sans lune où seules les étoiles veillaient sur le monde. Personne ne saura jamais ce qui fut dit cette nuit là, mais lorsque l’aube peignit le ciel de ses doigts de lumière, la reine annonça sa grossesse au Roi Félidore et l’enfant naquit, ô oui votre Altesse, l’enfant naquit avec des cheveux plus lumineux que l’or du Soleil ! L’enfant naquit et lorsque ses yeux s’ouvrirent pour la première fois sur le monde, ils n’étaient pas bleus, ni verts et encore moins marron ! Ils étaient uniques et vous avez alors entraperçut l’œuvre de la discrète amie de votre père. Vous avez fait annoncer l’enfant mort-né et l’avez enfermé dans une des pièces les plus reculées du château, assuré de pouvoir un jour tirer bénéfice du prodige qui vous avait été offert. Sot, bien sot êtes-vous… Cette naissance n’était-elle pas en elle-même un miracle ? La seule visite que l’enfant recevait était celle de sa mère, sa mère éplorée qui dès qu’elle franchissait le seuil de cette maudite cellule éprouvait la plus franche des plénitudes ; bientôt, elle fut enceinte à nouveau et vous fûtes doté d’un fils. Un jour, vous avez prêté attention à votre épouse délaissée et vous avez constaté les marques constellant son visage ; les stigmates de la chance. Aucun des médecins du Royaume ne parvint à identifier la maladie qui la tourmentait. C’est alors qu’une servante vint vous avouer que, chaque jour, au sortir de la pièce où la Reine passait ses journées enfermée, de nouvelles plaies étaient apparues. Vous mîtes très peu de temps à découvrir l’origine de ces cicatrices ainsi que les vertus des larmes de l’enfant que vous aviez renié. Et pendant que vous expérimentiez de nouveaux procédés pour recueillir ce que vous considériez comme un cadeau du Destin pour asservir ce peuple qui refusait votre autorité et relancer l’économie d’un royaume appauvri par les festins de votre père, votre épouse s’étiolait, condamnée par l’interdiction que vous aviez posée de pénétrer à nouveau dans la cellule de son enfant. Bien sûr, vous avez tenté de combler le manque qu’elle ressentait avec les larmes que vous récoltiez ; mais, vous me l’avez vous-même confié, la qualité de la chance dépend de l’humeur de la fée… et vous la torturiez, incapable de voir en elle votre chair et votre sang. La Reine dépérissait et un incroyable manque de chance s’installa autour d’elle, juste retour des choses. Vous n’en tîntes pas compte, jusqu’à ce triste, triste jour où l’accident eut lieu ; le bébé glissa hors de ses bras. De rage, vous étranglâtes de vos propres mains votre épouse et les Juges de l’Âme accompagnèrent votre fils et sa mère dans les Bois Eternels, tandis que vous profitiez d’une vague de peste pour dissimuler votre forfait. Et vous avez poursuivi vos sombres desseins, incapable de ressentir un soupçon de piété paternelle pour cet enfant tant désiré qu’il en avait été béni par la Fortune elle-même…

Un éclat de rire déchira le silence qui s’était appesanti à la fin de mon histoire. D’un geste se voulant nonchalant, le Roi redressa sa couronne et fit signe aux gardes de sortir leur épée. Il se pencha à nouveau vers moi accompagné par le crissement interminable des lames sur leur fourreau.

— Joli conte, petit vendeur. Dis-moi qui te l’a confié et je le ferai pendre pour mensonge.

Sans pouvoir m’empêcher de sourire, je plongeai une dernière fois dans ces yeux aussi sales que l’âme qu’ils trahissaient et bousculai le Roi Félidore le Fortuné, projetant sa couronne au sol où elle se brisa en mille éclats.

— Qui d’autre qu’une marchande de fortune aurait la verve de raconter de si réelles histoires ?!

Le cri de rage du Roi fut couvert par un hurlement terrible.

— FELIDOOOORE !

Elle était à nouveau là, fruit de la rencontre entre mes cauchemars et la réalité. Ses atours éclatants tournoyèrent un instant dans la brume de son apparition avant qu’elle ne parvienne à les contrôler, majestueuse dame aux cheveux flottant sur ses épaules comme une capeline de lumière ; son regard se posa sur le roi misérable et alors son apparence changea de nouveau, trésor de l’ombre qui recouvrit l’esprit de chacun des êtres présents.

Le Roi tenta avec maladresse de réunir les fragments de sa couronne, mais déjà elle était sur lui, se tenant devant la tenture que j’avais déjà observée et qui la reflétait comme un miroir ; Félidore quant à lui posait pour son père, mais avec si peu de superbe qu’on l’aurait pu croire déjà damné. La dame se contenta de pointer un doigt vers lui.

— L’amitié qui me liait à ton père t’a protégé de la sanction que tu mérites pour le plus affreux des crimes. Mais le présent est morcelé et le charme qui me prévenait d’agir est rompu. Renonce à ta vie passée : ton futur est entre mes mains comme toujours il l’aurait dû être !

Le sang délaissait le visage du monarque au fur et à mesure de la diatribe de la dame. Lorsqu’elle baissa son bras menaçant, Félidore le Fortuné, quatrième du nom, n’était plus. Sans plus porter attention au roi cruel, la dame se retourna vers nous, vêtue à nouveau de son apparence de lumière et nous offrit la bénédiction de son sourire. Il me sembla entrapercevoir deux silhouettes translucides dans son sillage, une mère et son fils nous gratifiant de lointains saluts. La dame perçut leur présence et s’écarta afin de leur permettre de s’approcher de Lucida. Doucement, le fantôme de la reine emprisonna les mains de ma petite fée entre les siennes, tandis que le petit prince s’élevait pour déposer une fleur des plus éphémères dans sa magnifique chevelure. Elle nous embrassa de son souffle plus léger que le battement des ailes de milliers de papillons, Lucida et moi, avant de s’éclipser à la faveur d’un rayon de lumière. Oscillant sur des jambes qui avaient aussi peu de consistance que le reste de son corps, le petit prince paraissait attendre une réponse à son offrande ; Lucida s’agenouilla et cueillit avec délicatesse une minuscule perle salée glissant paresseusement hors de l’étreinte de ses cils pour se poser sur son doigt.  Avec le plus magnifique des sourires que je ne verrai jamais, elle déposa cette larme sur le front de son petit frère ; un arc-en-ciel parut rayonner dans la salle baignée par l’obscurité de cette nuit sans lune.

D’un geste presque maternel, l’impressionnante dame rappela à elle l’enfant qui se précipita, mi-flottant, mi-courant, avant de s’évaporer à son tour dans les brumes du Bois des Obscures qui louvoyait en sombres volutes autour des gardes abasourdis.

La dame s’entoura de son manteau d’ombre et nous adressa un clin d’œil, étincelle de malice noyée dans l’obscurité dans laquelle elle se fondait déjà.

Assommés par la scène, les soldats ne savaient quoi faire, la seule source d’ordres qu’ils reconnaissaient étant ramassée sur elle-même au sol, triste pantin ayant tenté de s’affranchir de son marionnettiste qui, pour le châtier, avait fauché ses fils. Enfin, le chef de la garde s’approcha avec hésitation de nous, oscillant entre indécision et déférence.

— Princesse… ?

Une douce résolution imprégna les traits de mon aimée. Ses magnifiques yeux de glace se fermèrent et elle secoua la tête avec lenteur, refusant de supporter une nouvelle vie de contraintes.

— J’ai déjà été suffisamment spéciale, pour cette vie comme pour toutes celles à venir.

Elle glissa sa main dans la mienne et m’entraina vers la nuit qui régnait sur le cœur du Royaume, laissant les hommes s’entre-déchirer pour la place du Mort.

Nous traversâmes la ville sans nous retourner, jusqu’à trouver une prairie tranquille où ma fée s’installa, tandis que cette voix si familière qui veille sur chacun de nous sourdait à travers les feuilles de l’arbre de rébellion que mon amour avait nourri.

Qu’est-ce qu’un véritable héros ?

— Je n’en sais rien !

J’hurlai enfin ma réponse à la face de la Lune, sous le regard amusé de Lucida.

Et dans le ciel, les étoiles dessinèrent le sourire de Dame Fortune.

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 17/11/2018

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