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La relativité de l'ascenseur

Boum. C’est le bruit de son cœur ébranlant son corps entier.

Boum. Il cogne contre ses côtes, petit oiseau en cage qui se remémore brutalement le goût de la liberté.

Boum. Les chiffres dégringolent avec une lenteur exquise.

 

Boum. Ivresse infinie des sens saturés qui se noient dans un tourbillon de vie plus déraisonné que la folie.

Boum. Leurs regards se croisent, s’accrochent, dérapent puis reviennent s’agripper dans un crissement silencieux intolérable.

Boum. La lumière s’éteint et se rallume sans cesse, stroboscopie qui découpe leurs mouvements au rythme secret de leur cœur, véritable aimant ne cessant d’osciller. Ils s’attirent, se repoussent.

Boum. Ils s’embrassent.

 

Boum. Leur impatience n’atteint pas la majestueuse cage de métal, éléphant de la ville qui a connu plus d’histoires que ces deux jeunes étourneaux piaillant leur amour à coups de becs langoureux.

Boum. Lentement, il s’ouvre à eux et les accueille en son sein alors même qu’ils n’ont d’yeux que pour eux.

Boum. Ses portes se referment sur les secrets protégés par son acier et la cage élève ces deux tourterelles sans aile.

 

Boum. Elle ne sait pas quoi faire. Elle ne peut s’empêcher de disséquer cette photo, de chercher une explication rationnelle.

Boum. Mais l’oiseau affolé logé dans son ventre sait bien que la vérité aime à être cruelle.

 

Boum. Tout s’enchaîne. L’ascenseur monte, descend, revient un nombre incalculable de fois. Le temps s’arrête lorsqu’elle est dans ses bras puis accélère quand les portes de métal écrasent leur amour de leur impassibilité, laissant filer les chiffres jusqu’au rez-de-chaussée de ses humeurs. Elle a envie de hurler, poussée par ces ailes qu’elle a empruntées au fameux dieu. Il ferait mieux d’apprendre à viser.

Il fait nuit et il devait venir la chercher.

Peut-être qu’il a oublié.

Peut-être qu’il s’est lassé.

Elle chasse d’un geste impatient cet oiseau-mouche importunant.

Pourquoi s’inquiéter ?

 

Boum. Chaque battement répercute la douleur de son cœur. C’est bien lui, c’est bien son visage, ses yeux, ses mains. C’est bien sa façon de se tenir, nonchalamment penché vers ce monde. C’est ce qu’elle a aimé.

Boum. Le tremblement a atteint ses mains. La photo se brouille, floutée par les larmes, par ses mains qui ne veulent plus croire.

Boum. Elle pleure.

 

Boum. Il n’a pas répondu à ses messages. Il ne décroche pas son téléphone. Il est introuvable. Elle se désespère. Elle craint tout et rien, son imagination vagabonde dans les champs fertiles de l’horreur qu’on s’invente, elle déraille.

Que lui est-il arrivé ?

Elle épluche les journaux, internet, réseaux sociaux. Elle envoie des messages à son répertoire entier. La plupart l’ignore.

Les autres lui disent de se calmer un peu, ma vieille.

C’est qu’un mec.

Comment ça, c’est qu’un mec ?

Plus de réponse. Plus rien ne va, il lui semble que son âme lui a été arrachée.

Enfin, quelqu’un a pitié.

Boum. Elle reçoit une photo.

 

Le bruit de l’imprimante couvre celui de son cœur incompréhensif. La photo paraît avec une lenteur insolente. Regarde-moi, parait-elle hurler. Regarde-moi et meurs, souffre, exprime-toi. Dans l’ordre que tu veux, ça m’est égal.

Puisque je suis la vérité.

 

Boum. Les miettes de la photo s’étalent à ses pieds, triste vengeance contre cette image mesquine. Ses larmes se sont taries il y a bien longtemps, enfuies en emportant le sommeil et les morceaux restants de son cœur.

Boum. Le temps est figé. Il fait nuit et elle ne peut dormir. Chaque seconde est plus longue qu’une éternité, plus longue encore que la mort. Elle est vide, pas une pensée ne trouble ce silence que l’insomnie lui offre. Elle ne bouge pas, craignant de faire fuir le temps, ce temps explosé par la triste révélation que la photo lui a faite, oiseau moqueur aux ailes brisées sur la moquette. Et les secondes continuent à ne pas s’écouler, et elle continue à faire semblant d’avoir cessé de vivre. Chaque respiration est plus ténue que le piaulement d’un oisillon chétif perdu dans la neige. Chaque souffle ravive la douleur infinie, la cruauté si magnifique de la vérité. Enfin, elle lève le nez. La soif la ramène au mouvement. Il s’est à peine passé une heure et elle est toute seule, perdue dans le noir.

Boum. Ses yeux fixent sans aucune amertume l’éclat de papier d’où il lui sourit, le regard perdu dans une blague continuelle que lui seul pouvait percevoir. Une larme solitaire se fraye un chemin au creux de son visage, roulant sans aucune honte sur ses pommettes déjà rougies par les sanglots. Une main étrangle sa gorge. Elle voudrait lui parler. Lui expliquer qu’elle n’est pas d’accord. Qu’il n’a pas le droit.

Mais elle sait pertinemment qu’il s’en fout. Il a déjà pris sa décision et ce qu’elle dira, ce qu’elle fera ne changera rien.

Et les mots restent pelotonnés au fond de sa bouche, la laissant suffoquer par leur lâcheté.

Le silence lui pèse soudainement, il lui est insupportable de rester dans le silence. Elle chausse son casque et s’assourdit.

Boum. Elle pense à l’ascenseur. Elle pense à tout ce qu’il a pu laisser échapper dans cet ascenseur. Tous ces mots secrets, chargés de promesses, protégés par le silence obtus de ces murs de métal froid. Toutes ces caresses conjuguées au futur plus-que-parfait. La brûlure dans sa gorge s’amplifie, coule dans ses épaules, dévaste son ventre, elle n’en peut plus d’être assise, au sol, à ne rien faire mais en même temps esquisser ne serait-ce que le plus simple des mouvements lui semble pareil à gravir le plus haut des volcans pour s’y précipiter. Une longue seconde passe, suivie de sa cousine, jumelle d’éternité. Enfin elle n’y tient plus et jaillit hors de son cocon de marasme. Son réveil l’insulte avec insolence ; non, le matin n’est pas encore là. Il n’est pas près d’être là, petite. Elle l’ignore et se dirige vers son bureau, saisit un crayon de mine, son calepin. Elle feuillette un instant ce carnet à dessin qu’il avait maintes fois fait mine d’admirer, résistant à l’envie de réduire en cendres ces croquis témoins d’un temps révolu. Elle parvient à retrouver la dernière page, la page blanche, vierge de son bonheur comme du malheur qui l’accable à présent.

Boum. Elle laisse la mine guider sa main, apaisée par le contact du papier contre sa paume, par ce petit réflexe qu’elle a d’estomper le trait avec son pouce, par le fait même de dessiner et de ne penser qu’à cela. Les lignes s’enchevêtrent, deviennent une silhouette. Le temps ne se mêle plus de sa tristesse et lorsqu’elle lève la tête de son ouvrage, il est pratiquement trois heures. Elle parvient enfin à respirer sans souffrance et ses yeux cessent de séquestrer les perles de sel qui s’élancent enfin sur ses joues, rosée absorbée par la feuille de papier d’où lui sourit une danseuse cambrée. Bien sûr, ses paupières la brûlent ; mais c’est une sensation libératrice. Elle sait qu’elle n’est pas guérie, loin de là. Il lui faudra du temps. Du temps, toujours plus de temps. Plus longtemps qu’une nuit blanche, en tout cas.

Boum. Sa danseuse persiste à lui sourire depuis son support plan, petit cœur de papier qu’il serait facile de déchirer. Avec délicatesse, elle efface du bout de sa gomme une légère ride de contrariété sur le front de cet être si fragile et referme le carnet, prête à dormir un peu.

 

Boum. Calmement, elle ordonne ses pensées alors que l’eau mord sa peau, nettoyant les cicatrices avivées par les larmes de ce naufrage.

Boum. L’imprimante crache ses couleurs avec un peu plus de douceur, compréhensive du malheur en cours de déroulement. L’insolente photo paraît de nouveau. Elle est sur le point de resombrer, mais elle se contrôle, se concentre sur qu’elle a à dire, à faire.

Boum. Elle achève de boutonner son manteau en attendant l’ascenseur qui, sans se presser, s’offre à elle par habitude, aucunement touché par les émotions qui tournoient en elle avec plus de violence que les oiseaux d’Hitchcock.

 

Boum. Ce n’est pas elle qui lui explique ce qu’elle a découvert. Il n’y a pratiquement pas besoin d’expliquer d’ailleurs. Elle ne peut empêcher sa main de se crisper un peu sur son ventre tandis qu’elle lui tend la photographie où il étale son bonheur nonchalant au bras d’une autre. Il ne dit rien. Du moins pas tout de suite. Il prend la photo, la regarde puis la jette avec toujours cette nonchalance qui, maintenant, l’horripile. Il s’avance vers elle mais elle se dérobe. Il baisse la main et les yeux, sans paraître autant perturbé que la décence le souhaiterait.

Elle se refuse à pleurer. Pas devant lui. Plus pour lui.

Il lui dit au revoir.

Elle lui lance adieu.

 

Boum. C’est le bruit de son cœur ébranlant son corps entier.

Boum. Il cogne contre ses côtes, petit oiseau en cage qui se remémore brutalement le goût de la liberté.

Boum. Les chiffres dégringolent avec une lenteur exquise.

Boum. Sous ses doigts, sous le secret de sa peau, lui répond un autre petit boum, ténu.

Rez-de-chaussée. Elle laisse sa bonne humeur déguiser son visage d’une guirlande souriante.

Et elle quitte l’ascenseur.

 

~Bezuth