Le Jeu du Banc

Il se laissa tomber pesamment sur le banc où Gontran l’attendait déjà, comme chacun des jours interminables de cette éternité infidèle qu’on appelait vie.

Gontran… C’était le grand frère que sa mère n’avait pas voulu lui donner. La seule chose qu’elle lui ait jamais refusée.

Il se demandait souvent ce qu’il se passerait le jour où il déciderait de ne pas rentrer ; sans doute pas grand-chose. Sa mère pleurerait, jusqu’à n’être plus qu’un corps desséché de tristesse. Peut-être devait-il partir.

Aujourd’hui ?

Gontran le tira de son envie de fuir la vie en tapant sur son épaule, une manière de le ramener à la réalité, d’enfouir ses idées débiles au plus profond d’un océan de raison illogique, de dire « Hé, gamin, fais pas ça. Venge-toi sur une fille plutôt que sur ta mère. ». Car c’était le plus important des petits trucs et astuces que Gontran lui avait jamais appris.

Venge-toi sur une fille, pas sur ta mère. Il existe des milliards de filles dans le monde entier et une vie ne suffirait pas à te faire détester de toutes. Mais il n’existe que deux mères dans l’univers : la tienne et celle de tes enfants, gamin.

Voilà que ses pensées volaient les accents de Gontran, des accents traînants qui lui donnaient l’air de ne rien avoir à foutre de la vie. C’était peut-être ça, son secret. La soluce ultime pour passer à travers la houle sans faire une vague.

Jamais se mouiller.

 

C’était ainsi qu’avait commencé le jeu du banc.

Gontran voulait lui apprendre à respecter sa mère et il s’était prêté au jeu, humiliant des filles qu’il ne connaissait pas à longueur de temps libre. Cela le rendait étrangement serein.

Et toujours, à chaque fois qu’il se retournait vers Gontran, celui-ci lui lâchait un conseil du bout de ses lèvres goguenardes et désabusées.

Gontran tapa une nouvelle fois, plus sèchement.

« Aujourd’hui gamin, tu passes aux choses sérieuses. »

Gontran scruta ses yeux à la recherche d’une quelconque trace d’angoisse, voire même d’excitation. Mais il connaissait le piège et fit bien attention à ne ressentir aucune émotion, plus stoïque même que ce foutu banc.

« Bien. Tu vois la fille, là-bas ? Rends-la amoureuse. »

Il profita de la pause théâtrale de Gontran pour suivre son regard vers une clampine posée seule, trois bancs plus loin.

En train de lire.

Il avait toujours eu horreur de lire, surtout quand sa mère l’y obligeait. Au bout d’un moment, elle se mettait toujours à pleurer.

« Détruis-la. Simple, non ? »

Il se contenta d’hocher la tête. Aimer. Haïr. C’était la base de l’enseignement ; aimer les mères, haïr les autres. Faire souffrir une inconnue pour toute cette haine qu’on n’a pas le droit de ressentir envers celle qui donne la vie.

Aussi insipide soit-elle.

 

Il se leva avec moins de souplesse qu’il ne l’aurait voulu et se composa un masque avenant. Sa mère n’arrêtait pas de dire qu’il était beau garçon et qu’il devait faire tourner bien des têtes. Si elle savait à quelles fins il utilisait ce visage…

« Bonjour. Je peux m’assoir sur ce banc ? »

Elle avait levé les yeux de son livre, attirée par cette voix chaude et amicale, pour aussitôt les écarquiller.

Sa mère ne mentait pas et il le savait.

 

Il se laissa tomber pesamment sur le banc et Gontran cru face à son silence qu’il était dans une impasse.

« T’as déjà fait griller des guimauves ? »

Il n’eut pas la force de répondre autrement qu’en acquiesçant, rongé par la honte de ressentir cet étrange magma siégeant dans son ventre.

« Avec une bougie ? »

Il leva les yeux vers Gontran, sourcils froncés.

« Non… C’est stupide. »

Gontran lui offrit le plus heureux de ses sourires en guise de bon point pour cette réponse.

« Exact. Avec une bougie, tu parviens pas à l’enflammer, alors que si tu utilises un grand feu, il va cramer. Et ça te glissera des mains. C’est comme le cœur d’une fille : pas assez d’amour, il reste froid ; trop de lyrisme, ça dégouline puis ça durcit rapidement, elle en veut toujours plus et tu suis plus. »

Pour ponctuer sa tirade, Gontran se renversa sur le banc, bras croisés derrière sa tête.

« Crois-moi, gamin, un « je t’aime » de temps en temps, c’est suffisant. »

Il n’avait rien rajouté.

Il n’avait pas osé.

 

Il lui suffit de trois semaines pour qu’elle lui appartienne. Mais le malaise l’étreignait, le rendait malade, il n’en dormait plus. Ses nuits étaient étouffantes et elle était sans cesse lovée contre lui, heureuse de l’importance qu’il lui avait offerte, de ce relief dont sa vie antérieure était cruellement dépourvue.

Il manquait d’air et le vide pesait sur lui comme le silence d’une mort esseulée. Il se leva brutalement, faisant voler ces couvertures qui l’enserraient et sursauter Eva.

Eva. Il ne savait même pas ce que ça voulait dire, comme prénom.

« Qu’est-ce qu’il y a ? »

Sa voix endormie le poignarda, rendant sa souffrance plus palpable encore.

Il appuya son front contre la vitre glacée sans lui répondre. La fièvre ne voulait pas le quitter et il ne pensait qu’à une seule chose.

Il haïssait le jeu du banc.

 

Il claqua la porte, courut, lacets défaits, sans veste, s’enfuit, loin du visage calme d’Eva. Sans réfléchir, il se réfugia dans le parc, sur le banc. Sans Gontran, ça n’avait pas la même valeur.

Il s’assit et resta sans rien faire ; après un long moment, il se pencha avec lenteur et noua convenablement ses lacets, coinçant les boucles dans le bord interne de sa chaussure, comme sa mère le faisait lorsqu’il était enfant.

Puis il se leva et hurla sa honte d’avoir fait entrer des sentiments dans le jeu du banc.

 

Règle essentielle, base du jeu.

C’était simple, c’était inné : aucune émotion dans le jeu du banc.

« Je vais partir. »

Il retourna chez sa mère en respirant profondément, tentant de faire le tri dans sa tête.

« Je vais partir. »

Il laissa claquer la porte sans faire exprès.

« C’est toi, mon chéri ? Eva vient manger avec nous ce midi ? »

Il n’entendit rien et traversa l’appartement jusqu’à la salle de bain.

« Viens avec moi. »

Debout, tout habillé dans la douche, il sentit ses yeux le brûler alors que l’eau froide ruisselait sur son visage. Il ne pleurait pas, il prenait une douche. Il ne l’aimait pas, sinon il l’aurait suivie.

« Tu ne peux pas partir. »

Mais si, elle le pouvait. Elle ne lui appartenait pas.

Il existe deux types de filles, gamin.

« Tu ne viendras pas avec moi. »

Elle avait cessé de poser des questions et il n’avait pas eu à y répondre. Il avait quitté sa chambre étudiante pour rejoindre le banc où il aurait aimé dire à Gontran qu’il s’était trompé sur la vie.

Il n’y a pas que les inconnues qui trinquent et les mères qu’on aime.

Il y a aussi les femmes qui gagnent au jeu du banc.

 

~Bezuth