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Le Vernis des Choses

Il s’écaille.

Partout.

Il s’écaille.

 

Le pinceau glisse avec précaution, il épouse la forme de l’ongle, dérape et ne remplit qu’à moitié sa tâche.

Je réprime un geste de colère, rebouche doucement le flacon et m’empare du dissolvant.

J’avais presque fini cette fois-ci.

 

Une voiture qui s’arrête, maman qui arrive, sûrement.

Je range mon bazar et je fais semblant de bosser ma physique. Je comprends rien à la physique.

« Ça va ? »

Je grommelle une réponse vaguement positive et me repenche sur les forces que Newton a montré à la face du monde – il aurait pu s’abstenir.

 

La soirée passe dans le silence, comme d’habitude. Puis maman va peindre et moi je reste là, à table, à observer son premier tableau, comme je le fais tous les soirs. C’est un portrait de moi. Le vernis est de mauvaise qualité et s’écaille.

 

Je me traîne dans ma chambre. La porte ne se ferme pas, mais maman n’oserait jamais entrer. Pour voir quoi, de toute façon ?

Je ne lui dis rien et elle ne veut rien savoir. Je sors le flacon de vernis rose de ma poche et le remets à sa place, sur l’étagère, bien visible à côté de tous les autres.

 

Ce n’est pas que le matin soit une difficulté pour moi. Non, je déteste juste le lycée. Je déteste les autres. Toujours à se moquer de moi, à critiquer mes cheveux, dire que j’ai pris du poids… Ils ne me laissent jamais tranquille. Alors moi, pour ne pas les entendre, je fixe le mur mal peint en face et je compte les fissures du vernis qui part en écailles.

 

J’ai acheté un nouveau flacon aujourd’hui. La vendeuse m’a fait un grand sourire et a proposé une carte de fidélité.

J’ai refusé.

Pas encore, pas maintenant.

Je n’ai encore pas réussi à poser correctement une couche de lilas sur mes dix ongles.

 

Les flacons s’accumulent sur l’étagère, à l’abandon dès que j’échoue au test pourtant simple que mes ongles leur font subir. Ils ressemblent aux cadavres de bouteilles qu’un alcoolique garderait comme trophées.

Suis-je alcoolique ?

 

Chaque jour est identique au suivant, comme les allers-retours d’un pinceau sur un mur. Aller à l’école, aller en ville, aller au magasin. Retour à la maison. Retour à la case départ.

L’échec.

La boucle est bouclée et le pinceau lisse son vernis transparent de normalité.

 

J’ai réussi, aujourd’hui. Un vernis tout simple, transparent. Je l’ai étalé correctement sur mes ongles et je l’ai laissé sécher, sans bouger. Puis au bout de dix minutes j’ai tout enlevé.

 

J’en ai acheté trois d’un coup, cette fois-ci. Un noir, un blanc, un rouge. J’ai pris la carte de fidélité.

 

Maman rentrera tard, elle a un vernissage.

Je me pose sur la table de la cuisine, j’étale mon matériel. Une première couche de noir, sans dépasser, parfait. J’attends en regardant mes ongles, je ne les quitte pas des yeux. Puis un grand rond blanc.des petites taches noires à nouveau, deux ronds blancs, deux points noirs.

Un trait noir et une tache rouge. Mes ongles sont des pandas plus souriants que moi.

 

J’hésite.

 

J’efface.

 

Je recommence.

 

Encore et encore.

 

Tous les soirs c’est la même chose maintenant. Je dessine sur mes ongles pendant des heures et j’efface. Et j’adore ça.

 

Mes ongles s’écaillent, ils partent en lambeaux. Je les coupe aussi court que possible sans douleur et je mets mes vernis au placard.

 

Je passe des heures à me fixer dans le miroir. Et à chaque fois, c’est la même chose.

Mon reflet se craquèle.

 

J’espère qu’un jour, je réussirai à leur montrer qu’un garçon peut étaler correctement du vernis à ongles.

 

~Bezuth

Date de dernière mise à jour : 11/09/2016