rêves

Son téléphone vibra.

« Pourquoi Camille a cru que tu avais besoin de moi ? »

Il envoya la réponse invariable qu'il utilisait depuis une paire de semaines.

« Pourquoi pas ? »

« Ce n'est pas drôle, Christophe. J'ai besoin de savoir »

Il laissa retomber son téléphone sur le lit, conscient de la suite. Le portable se mit à vibrer, vingt-septième tentative d'appel.

Il l'ignora.

Le repas se déroula dans l'insouciance, jusqu'à ce que le téléphone de Camille sonne et l'oblige à quitter la table. Christophe posa ses couverts sous le regard affolé d'Anaïs.

— Depuis combien de temps ?

Elle se mura dans le silence, poussant de la pointe de son couteau un petit pois abandonné.

— Anaïs !

Elle sursauta, envoyant sans le vouloir le petit pois au sol. Après un long silence, les yeux rivés sur son assiette vide, elle murmura.

— Tu t'es déjà senti étranger à toi-même, Christophe ?

— Bien sûr.

Elle leva ses yeux noisette sur lui.

— Ne te moques pas de moi.

Elle plaça ses mains bien à plat sur la table, à distance de ses couverts. Son regard se fit prière et sa voix soupir.

— Je parle de ce moment où tu ne ressens même plus ton corps. Où tu as l'impression que ces mains ne sont pas les tiennes. Et que cette vie est un emprunt.

Sans réfléchir, Christophe se dressa et posa ses mains sur les siennes par-dessus la table.

— À chaque fois que j'éteins la lumière. À chaque battement de paupière. À chaque expiration... tu ne sais donc pas pourquoi Camille t'a demandé de faire quelque chose pour moi ?

— Bien ! Papa et maman vous embrassent ! C'est quoi le dessert ?

— C'est vraiment sympa de m'avoir filé un coup de main avec les révisions, vieux. Grâce à toi, je l'ai eu ce semestre !

— Tu sais, Camille, il va vraiment falloir optimiser ta façon de travailler... Et tu n'as pas à m'offrir un repas pour ça.

— T'inquiètes ! C'est Nana qui fait la cuisine ce soir.

Christophe se figea sur place mais Camille avait déjà la main sur la clenche.

— Yo la p'tite ! On est là !

— Ça tombe bien ! Épluche les patates.

— Mais t'as dit que c'était toi qui gérais !

— J'ai dit que je faisais à manger, pas que je faisais tout toute seule.

Nullement impressionnée par les râles de Camille, Anaïs se lava les mains et les essuya sur son tablier à l'effigie d'un écureuil, s'appliquant à regarder ses pieds.

— Bonjour, Christophe.

— Tu es là depuis combien de temps ?

— À peine quelques heures. Quand Camille m'a dit ses notes...

C'est quand elle replaça une mèche de ses cheveux derrière son oreille qu'il les vit. Vif, il saisit son poignet et remonta la manche de son pull.

— Qu'est-ce que c'est ?

Elle se dégagea et repoussa sa manche sur les marques. Mais il n'avait pas besoin d'une réponse. Furieux, il l'attrapa par les épaules et la força à le regarder dans les yeux.

— Il n'a pas à te faire ça. Tu m'entends ? Il n'a pas le droit.

Anaïs s'obstina à garder le regard baissé.

— Pas à faire quoi ?

Camille réapparut dans la cuisine, une caisse de pommes de terre dans les bras. Aussitôt, Anaïs se para d'un sourire éclatant.

— Ma coiffeuse voudrait me faire des reflets roux, tu imagines ?

Camille lâcha la caisse et se précipita sur sa sœur.

— Oh oui ! Comme ça, tu seras Anna et moi...

— Olaf !

« Tout le monde a un peu de retard, on se retrouve où ? »

« Je suis désolée, je ne viens pas »

« Il ne veut pas, c'est ça ? »

« Non, ce n'est pas lui »

« Bien sûr. Comme ce n'est pas lui qui t'interdit de jouer. Ça fait quasi un mois que tu t'es pas connectée »

« C'est pour me concentrer sur mes études. Tout le monde ne réussit pas sans rien glander. »

Énervé, il rengaina son smartphone et se dirigea vers l'arrêt de bus le plus proche. À deux pas de son appartement, il reçut un SMS de Sandra.

« Christophe ? On est tous là, qu'est-ce que tu fous ? »

« Malade »

« Ok. Repose-toi bien »

« Félicitation ! Quand Camille m'a dit que tu avais besoin d'aide, je pensais que tu étais en train de foutre ta vie en l'air »

Christophe grinça des dents. Camille et sa grande gueule...

« Il n'y a pas que la fac dans la vie »

« Quand même ! Majorer toutes ses matières ! Je ne connais que le cas Camille, qui peine à valider à chaque semestre »

Il laissa échapper un grognement mesquin.

« Mes amis organisent une soirée pour fêter ça. Tu viendrais ? »

« Camille sera là ? »

« Révisions pour les rattrapages »

« Je n'ai aucune excuse valable alors »

« Même pas celle d'être mon amie ? »

Il attendit sa réponse patiemment, le cœur battant.

« On verra. Je te dis quoi »

« Quoi »

« Très drôle. »

« J'ai une réputation à défendre ! »

« Moi aussi, je suis tombée amoureuse. »

Habitué à ses messages abscons, il se laissa tomber sur le vieux clic-clac, ses cheveux encore trempés par la douche.

« Je ne me trompe jamais »

« Personne ne m'avait dit que ce serait aussi douloureux. »

« Des caries ? Mince »

« Dans les romans jeunesse, il n'y a plus de princes charmants. Mais maintenant, il y a le héros, le parfait, qui s'amourache d'une fille lambda et qui la fait rêver d'être une princesse. »

Prenant conscience de son erreur, Christophe se redressa. Il hésita, mais le dernier SMS le décida.

« Moi aussi, j'ai rêvé d'être elles. Une fille lambda, sortie du lot par un être exceptionnel. J'aurais rêvé. »

Une petite voix mouillée de larmes décrocha.

— Allô ?

— Qu'est-ce qu'il a fait ?

Seul le tintement de sa cuillère remuant son café rompait le silence entre eux. Il l'observait à la dérobée ; appliquée à la lecture du menu, elle fronçait ses yeux en amande, incapable de choisir. Il découvrit quelques taches de rousseur dissimulées sous un fond de teint pas suffisamment couvrant et descendit la courbe de son visage jusqu'à ses lèvres un peu fades, couleur rose fanée, qu'elle mordillait à coup de toutes petites incisives blanches.

— Éclair ou tiramisu ?

— Pardon ?

Christophe leva les yeux vers elle, abasourdi.

— Tu me conseilles plutôt l'éclair ou le tiramisu ?

Il s'ébroua pour rassembler ses esprits.

— Et bien... J'adore leur tiramisu et leurs éclairs sont fabuleux mais... je suis tombé amoureux de leur tarte au citron.

Elle plissa les yeux, inquisitrice.

— Tu as intérêt à avoir raison !

Sa main se dressa, impérieuse, et un serveur vint aussitôt prendre leur commande, là où il avait fallu dix minutes à Christophe pour obtenir un simple café.

— Salut, vieux ! À la prochaine !

Il assista impuissant à la fuite d'Anaïs, entraînée par Camille qui, apparemment, avait prévu ce jour de lui faire visiter la ville. Ce qui allait sûrement être grandiose avec sa gueule de bois. Un peu assommé par cette rencontre impromptue, il s'affala sur son canapé salement secoué par cette nuit mouvementé.

Son téléphone vibra.

« Ne crois pas t'en tirer comme ça »

La menace lui arracha un sourire.

« Quand tu veux, princesse »

« Depuis quand on est passés de sorcière à princesse ? »

L'air devint brutalement glacé. Il avait écrit sans réfléchir...

« J'aime ça. Les sorcières ont quand même mauvais caractère »

Il reprit son souffle, soulagé. Cette fille avait le merveilleux pouvoir de se désamorcer elle-même.

Dieu que c'était reposant.

Occupé à tenter de se noyer sous la douche, Christophe pestait intérieurement. Mais quel con ! C'est pas vrai ! De discrets coups retentirent.

— Ça va, là-dedans ? Tu t'en sors ?

Il grogna affirmativement.

Sa voix... Elle était vraiment différente de celle qu'il s'était imaginée. Il l'aurait pensée plus sarcastique, voire un brin plus autoritaire. Mais elle était si délicate...

— Dépêche-toi, je n'arrive plus à retenir Camille ! Le paquet n'est pas assez bien fermé...

Il jura à voix haute et s'enroua dans une serviette. Pas question que l'ogre avale tout ! Pour une fois qu'on lui ramenait des croissants après une cuite !

Anaïs piqua un fard, assise à califourchon sur Camille qui ricana.

— Bravo monsieur l'exhibitionniste ! Devant ma petite sœur, en plus !

Furieux, il fusilla Camille du regard.

— Toi, tu ne t'approches pas de ce paquet.

Puis ses yeux se posèrent sur Anaïs, appliquée à observer le plafond.

— Je... je vais m'habiller. Désolé.

— Pas de problème.

Il crut apercevoir ses yeux dévier un peu du plafond alors qu'il retournait dans sa chambre. Mais peut-être n'était-ce qu'une impression ?

Il ouvrit la porte à une petite brunette aux yeux quelconques, le visage fin et les cheveux au vent, engoncée dans un manteau qui laissait révéler un pull bien épais et des collants de laine, le tout dans un camaïeu noisette. Ses mains gantées de cuir tenaient un sac de viennoiseries dont l'odeur de prime abord alléchante lui nouait à présent l'estomac. Elle replaça nerveusement une mèche de cheveux derrière son oreille.

— Bonjour, Christophe.

Camille le poussa, accentuant son malaise.

— Anaïs ? Qu'est-ce que tu fous là ?

Il vomit l'intégralité de sa soirée sur ses bottines vernies.

"Désolée. J'avais des examens et j'ai toujours du mal à me concentrer pendant ces périodes... Je déconnecte un peu tout"

"T'es qu'une pute. Tu fais croire des trucs alors que t'es en couple. Tu me dégoûtes. Retourne voir ton blaireau et laisse-moi tranquille !"

Blême, il relisait les messages sans comprendre comment il avait pu envoyer de tels propos la veille. Sa gueule de bois – plutôt magistrale – le rappela à l'ordre. Pas question de trop réfléchir aujourd'hui... Mais s'excuser ? Un grognement lui indiqua que Camille tentait de s'extirper du canapé.

— Mec, ça tournait trop cette nuit... T'as l'air vraiment pâle, tu vas gerber ?

D'un geste doux de la tête, il lui montra l'écran de son ordinateur, allumé sur le chat et le message de haine. Camille gloussa, avec un petit hoquet nauséeux.

— Ça c'est moi. T'avais l'air tellement mal hier soir... J'me suis dit que ça pouvait être qu'elle. West Witch, sérieux ? C'est plutôt marrant parce que le magicien d'Oz, c'était notre histoire préférée avec ma petite sœur mais en vrai, qui... ?

Une nausée plus forte que les précédentes lui coupa la parole.

— T'aurais pas dû te mêler de ça...

Il se leva pour préparer du café.

— Franchement pas dû.

La sonnette leur vrilla la tête.

C'est une vocation qui m'a attrapé, comme ça. Je ne l'ai pas vraiment choisie ; elle a frappé à ma porte un beau matin, sous la forme d'un petit nuage bourré de pluie et mon coeur délaissé s'est entiché de cette boule de coton mouillé.

— Salut, m'a-t-elle dit, ça te dérange de m'héberger ?

J'ai secoué la tête, un peu sidéré par ce mirage, et mon salon s'est transformé en champ de nuages.

Cher journal,

aujourd'hui, j'ai coupé la barbe d'un nain.

Cher journal,

aujourd'hui, Peau m'a expliqué leur histoire.

Cher journal,

aujourd'hui, j'ai rencontré le Prince Charmant.

Cher journal,

t'est-il déjà arrivé de tomber sans fin ? Je veux dire, tomber dans un rêve... et ne pas te réveiller.

Un loup roussi en guise de renard dont les rubans, lâches, m'enserraient d'autant plus le crâne. Les yeux du masque n'étaient pas en face des trous, battements de paupières impromptus au rythme des pas de danse qui occultaient mon âme comme deux volets rendus fous par le vent.

"Connaissez-vous le conte du Chat Botté ?

- Sans doute.

- Alors appelez-moi Marquis.

- Très bien, mais Marquis de quoi ? Carabasse ?"

Je me penchais en avant avec un sourire.

"Pourquoi pas le Marquis de vos Nuits ?"

Sottement, j'ai laissé échapper mon dernier mot.

"Pourquoi ?"

Il résume tout.

C'est tout ce qu'il me manque pour comprendre.

Le livre luisait faiblement dans le clair-obscur. Sur sa couverture se découpaient des volutes qui s'entremêlaient dans un dessin entêtant. Il semblait que l'encre qui avait servi à leur esquisse était de l'argent liquide. Elle posa sa main sur le livre et celui-ci se mit à chanter. Après un instant, elle osa à nouveau toucher le livre et l'ouvrit. Les volutes couraient là aussi sur toutes les pages dans un entrelacs délicieux. Des éclats de lumière parcouraient les traits orangés et des choeurs chantaient en sourdine.